Ce 21 décembre, la Tunisie élira au suffrage universel son premier président depuis la révolution de 2010-2011. Elle choisira entre les deux gagnants du premier tour, le président sortant Moncef Marzouki qui a été élu à titre provisoire, en 2011, par les membres de l'Assemblée constituante, et Béji Caïd Sebsi, vieux routier de la politique, vétéran bourguibiste et président du parti Nidaa Tounes.
A la veille de ce second tour où, malgré des estimations serrées, Sebsi est donné favori, la Tunisie est incontestablement divisée en deux camps. Chacun a ses enjeux propres et ses appréhensions. D'une part, les islamistes et les partisans de l'ex-troïka rangés derrière Marzouki, qui, redoutant ce qu'ils appellent le taghaouel(1) de Nidaa Tounes vainqueur aux législatives du 26 octobre dernier, espèrent conjurer ce risque en s'adjugeant la première tête de l'exécutif. De l'autre, le camp opposé à ladite troïka où diverses sensibilités allant de la droite libérale à l'extrême-gauche sont réunies, qui, craignant les retombées d'un éventuel bicéphalisme de l'exécutif, appellent de tous leurs vœux la défaite de Marzouki.
Avant d'analyser ces enjeux et ces craintes, il faut d'abord souligner que même si la magistrature suprême en Tunisie n'a plus, constitutionnellement parlant, les compétences qui étaient les siennes sous Bourguiba ou son successeur Ben Ali, le prochain président tunisien aura un poids inestimable dans la réussite ou l'échec de la politique gouvernementale. Sachant que les orientations générales de la défense, les affaires étrangères, la ratification des traités internationaux, l'assurance de la sécurité intérieure de la République, la nomination de Gouverneur de la Banque Centrale et de mufti de la République, la grâce(2), entre autres compétences, font partie des droits régaliens du président. Sachant que celui-ci peut renvoyer des projets de lois adoptés par le Parlement pour une deuxième délibération, soumettre au référendum populaire les projets de lois sensibles liées aux droits et libertés, au statut personnel ou tout projet de révision de la Constitution, sachant enfin que ce président peut assister au conseil des ministres et le présider, on peut deviner ce qui suscite les craintes des uns et des autres en cas d'élection qui mette à la tête du pays le candidat du camp adverse.
En cas de victoire de Béji Caïd Sebsi, la Tunisie ne risque pas de vivre des crises politiques opposant le gouvernement au président de la république. L'entente garantie de facto par l'appartenance des deux têtes de l'exécutif à la majorité épargnera au pays les dissidences du pouvoir, et non des moindres, à redouter d'un éventuel bicéphalisme où la cohabitation se profile difficile, voire impossible. Par contre, si Marzouki est élu, le dualisme installé à la tête du pouvoir ne pourra que contrarier les décisions du gouvernement, avec les risques majeurs que ce dernier aurait à se voir brider, bloquer, voire dissoudre en cas de conflits ou de bras de fer entre les deux têtes de l'exécutif. Le président lui-même ne s'en trouvera pas dans une situation enviable, qui risque d'être condamné à l'isolement s'il se met sur le dos un gouvernement qu'il contrarie de façon abusive et systématique. Et dans un tel cas de figure, il va sans dire que le pays ne pourra que trinquer à son tour.
Cependant, pour les partisans de Marzouki le vrai péril à craindre serait plutôt dans l'accaparement de tous les pouvoirs par la partie adverse. D'autant que celle-ci incarne, à leurs yeux, un avatar de la dictature déchue. Derrière Béji Caïd Sebsi et son parti Nidaa Tounes, les inconditionnels de Marzouki ne voient que les anciens militants ou adhérents du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), les azlams(3) de Ben Ali recyclés sous les oripeaux du social-libéralisme bourguibiste. Par conséquent, seule une victoire de Marzouki à la présidentielle pourra dresser un rempart contre le retour de la dictature. C'est en tout cas le cheval de bataille des marzoukistes et de leur candidat depuis le début de la campagne électorale.
En vérité, ce spectre de la dictature revenante qu'agitent inlassablement Marzouki et ses partisans n'a aucun fondement concret. C'est un vieil épouvantail électoraliste qui a déjà servi aux islamistes dans la campagne électorale de 2011. Et l'anathème de taghaoual(1) et d'azlams(3) lancé contre Béji Caïd Sebsi et son parti ne peut duper que les simples d'esprit. Car la réalité de Nidaa Tounes est tout autre que l'image caricaturale et ridicule que tentent de lui coller Moncef Marzouki et ses partisans. Fondé et autorisé en 2012 sous la gouvernance de la Troïka et avec la bénédiction du ministre de l'intérieur islamiste Ali Larayedh qui en a signé le visa d'autorisation, ce parti a pu rassembler en deux ans les diverses sensibilités opposées au régime de la Troïka. Que ce parti compte aujourd'hui parmi ses adhérents beaucoup d'anciens destouriens et rcdistes, cela est indiscutable. Mais la grande majorité de ses dirigeants, et il n'est que de voir ses comités constitutif et exécutif pour s'en rendre compte, sont d'authentiques opposants à Ben Ali, dont beaucoup sont issus de la mouvance progressiste et des divers courants de la gauche. Ainsi le numéro 2 de ce parti,Taïeb Baccouche, n'est autre que le secrétaire général et l'idéologue de l'UGTT (Union générale tunisienne du travail) entre 1981 et 1985. Ce même leader syndical était, de 1998 à 2011, président de l'Institut arabe des droits de l'homme. A côté de Taïeb Baccouche, on trouve Boujemâa Remili, militant du Parti communiste tunisien (devenu mouvement Ettajdid puis Pôle démocratique moderniste). On trouve aussi Mohsen Marzouk qui a milité au sein du Travailleur Tunisien (mouvement marxiste-léniniste) puis au sein de la LTDH (Ligue tunisienne des droits de l'homme). Sans oublier le doyen des défenseurs de droits de l'homme Ali Ben Salem ou le militant et leader syndical Abdelmajid Saharaoui. Quel crédit donner alors aux jeteurs d'anathèmes quand on sait que la plupart de ces militants ont subi la persécution et la prison, soit sous Ben Ali soit sous son prédécesseur, soit sous l'un et l'autre et même sous l'occupant français auparavant?
Mais il faut souligner aussi que ceux qui, malgré ces considérations, accusent Nidaa Tounes d'être l'officine des RCD oublient que le premier parti à avoir recyclé en masse les anciens RCD au lendemain des élections de 2011 n'est autre que le mouvement Ennahdha, ce même mouvement qui soutient aujourd'hui, directement ou à travers son électorat, la candidature de Marzouki. Quant au dénigrement du même ordre ciblant la personne de Béji Caïd Sebsi, il n'en est pas moins dénué de tout fondement. En 1980, Béji Caïd Sebsi a été le premier proche de Bourguiba à avoir eu le courage de prôner le multipartisme. Et il a appelé à la mise en place d'une démocratie qui mette fin à l'hégémonie du parti unique. Sous Ben Ali, le seul reproche qu'on puisse lui faire c'est d'avoir été président de la Chambre des députés pour un an et demi. Béji Caïd Sebsi s'est retiré de lui-même de la scène politique en 1991 et n'y est revenu que 20 ans plus tard, après la révolution du 14 janvier 2011. Et les Tunisiens n'oublient pas que c'est sous la gouvernance de cet homme nommé Premier ministre entre le 27 février et le 24 décembre 2011, sous la présidence intérimaire de Fouad Mebazaa, que leur pays a pu faire ses premières élections libres et démocratiques en octobre 2011.
Par conséquent, le spectre de la dictature revenante à conjurer à travers la réélection de Moncef Marzouki n'est qu'un vulgaire alibi qui ne peut tromper les Tunisiens avertis. Ceux-ci savent que la véritable bataille pour la présidentielle ne se joue pas entre Marzouki et Sebsi, mais entre ce dernier et Ghannouchi. Entre le camp séculier et le camp islamiste. Marzouki dont le parti CPR (Congrès pour la république) n'a remporté que 4 sièges aux législatives récentes, avec 2.4% des voix (contre 86 sièges et 37.86% des voix pour Nidaa Tounès) ne sert que de prête-nom circonstanciel au mouvement Ennahdha. Sans le report de voix islamistes qui lui a permis de remonter la pente, Marzouki n'aurait pas franchi le premier tour des présidentielles. Et il n'aurait même pas distancé son associé de l'ex-troïka Mustapha Ben Jaafar, classé dixième, qui n'a obtenu que 0.67% des voix.
Avant d'analyser ces enjeux et ces craintes, il faut d'abord souligner que même si la magistrature suprême en Tunisie n'a plus, constitutionnellement parlant, les compétences qui étaient les siennes sous Bourguiba ou son successeur Ben Ali, le prochain président tunisien aura un poids inestimable dans la réussite ou l'échec de la politique gouvernementale. Sachant que les orientations générales de la défense, les affaires étrangères, la ratification des traités internationaux, l'assurance de la sécurité intérieure de la République, la nomination de Gouverneur de la Banque Centrale et de mufti de la République, la grâce(2), entre autres compétences, font partie des droits régaliens du président. Sachant que celui-ci peut renvoyer des projets de lois adoptés par le Parlement pour une deuxième délibération, soumettre au référendum populaire les projets de lois sensibles liées aux droits et libertés, au statut personnel ou tout projet de révision de la Constitution, sachant enfin que ce président peut assister au conseil des ministres et le présider, on peut deviner ce qui suscite les craintes des uns et des autres en cas d'élection qui mette à la tête du pays le candidat du camp adverse.
En cas de victoire de Béji Caïd Sebsi, la Tunisie ne risque pas de vivre des crises politiques opposant le gouvernement au président de la république. L'entente garantie de facto par l'appartenance des deux têtes de l'exécutif à la majorité épargnera au pays les dissidences du pouvoir, et non des moindres, à redouter d'un éventuel bicéphalisme où la cohabitation se profile difficile, voire impossible. Par contre, si Marzouki est élu, le dualisme installé à la tête du pouvoir ne pourra que contrarier les décisions du gouvernement, avec les risques majeurs que ce dernier aurait à se voir brider, bloquer, voire dissoudre en cas de conflits ou de bras de fer entre les deux têtes de l'exécutif. Le président lui-même ne s'en trouvera pas dans une situation enviable, qui risque d'être condamné à l'isolement s'il se met sur le dos un gouvernement qu'il contrarie de façon abusive et systématique. Et dans un tel cas de figure, il va sans dire que le pays ne pourra que trinquer à son tour.
Cependant, pour les partisans de Marzouki le vrai péril à craindre serait plutôt dans l'accaparement de tous les pouvoirs par la partie adverse. D'autant que celle-ci incarne, à leurs yeux, un avatar de la dictature déchue. Derrière Béji Caïd Sebsi et son parti Nidaa Tounes, les inconditionnels de Marzouki ne voient que les anciens militants ou adhérents du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), les azlams(3) de Ben Ali recyclés sous les oripeaux du social-libéralisme bourguibiste. Par conséquent, seule une victoire de Marzouki à la présidentielle pourra dresser un rempart contre le retour de la dictature. C'est en tout cas le cheval de bataille des marzoukistes et de leur candidat depuis le début de la campagne électorale.
En vérité, ce spectre de la dictature revenante qu'agitent inlassablement Marzouki et ses partisans n'a aucun fondement concret. C'est un vieil épouvantail électoraliste qui a déjà servi aux islamistes dans la campagne électorale de 2011. Et l'anathème de taghaoual(1) et d'azlams(3) lancé contre Béji Caïd Sebsi et son parti ne peut duper que les simples d'esprit. Car la réalité de Nidaa Tounes est tout autre que l'image caricaturale et ridicule que tentent de lui coller Moncef Marzouki et ses partisans. Fondé et autorisé en 2012 sous la gouvernance de la Troïka et avec la bénédiction du ministre de l'intérieur islamiste Ali Larayedh qui en a signé le visa d'autorisation, ce parti a pu rassembler en deux ans les diverses sensibilités opposées au régime de la Troïka. Que ce parti compte aujourd'hui parmi ses adhérents beaucoup d'anciens destouriens et rcdistes, cela est indiscutable. Mais la grande majorité de ses dirigeants, et il n'est que de voir ses comités constitutif et exécutif pour s'en rendre compte, sont d'authentiques opposants à Ben Ali, dont beaucoup sont issus de la mouvance progressiste et des divers courants de la gauche. Ainsi le numéro 2 de ce parti,Taïeb Baccouche, n'est autre que le secrétaire général et l'idéologue de l'UGTT (Union générale tunisienne du travail) entre 1981 et 1985. Ce même leader syndical était, de 1998 à 2011, président de l'Institut arabe des droits de l'homme. A côté de Taïeb Baccouche, on trouve Boujemâa Remili, militant du Parti communiste tunisien (devenu mouvement Ettajdid puis Pôle démocratique moderniste). On trouve aussi Mohsen Marzouk qui a milité au sein du Travailleur Tunisien (mouvement marxiste-léniniste) puis au sein de la LTDH (Ligue tunisienne des droits de l'homme). Sans oublier le doyen des défenseurs de droits de l'homme Ali Ben Salem ou le militant et leader syndical Abdelmajid Saharaoui. Quel crédit donner alors aux jeteurs d'anathèmes quand on sait que la plupart de ces militants ont subi la persécution et la prison, soit sous Ben Ali soit sous son prédécesseur, soit sous l'un et l'autre et même sous l'occupant français auparavant?
Mais il faut souligner aussi que ceux qui, malgré ces considérations, accusent Nidaa Tounes d'être l'officine des RCD oublient que le premier parti à avoir recyclé en masse les anciens RCD au lendemain des élections de 2011 n'est autre que le mouvement Ennahdha, ce même mouvement qui soutient aujourd'hui, directement ou à travers son électorat, la candidature de Marzouki. Quant au dénigrement du même ordre ciblant la personne de Béji Caïd Sebsi, il n'en est pas moins dénué de tout fondement. En 1980, Béji Caïd Sebsi a été le premier proche de Bourguiba à avoir eu le courage de prôner le multipartisme. Et il a appelé à la mise en place d'une démocratie qui mette fin à l'hégémonie du parti unique. Sous Ben Ali, le seul reproche qu'on puisse lui faire c'est d'avoir été président de la Chambre des députés pour un an et demi. Béji Caïd Sebsi s'est retiré de lui-même de la scène politique en 1991 et n'y est revenu que 20 ans plus tard, après la révolution du 14 janvier 2011. Et les Tunisiens n'oublient pas que c'est sous la gouvernance de cet homme nommé Premier ministre entre le 27 février et le 24 décembre 2011, sous la présidence intérimaire de Fouad Mebazaa, que leur pays a pu faire ses premières élections libres et démocratiques en octobre 2011.
Par conséquent, le spectre de la dictature revenante à conjurer à travers la réélection de Moncef Marzouki n'est qu'un vulgaire alibi qui ne peut tromper les Tunisiens avertis. Ceux-ci savent que la véritable bataille pour la présidentielle ne se joue pas entre Marzouki et Sebsi, mais entre ce dernier et Ghannouchi. Entre le camp séculier et le camp islamiste. Marzouki dont le parti CPR (Congrès pour la république) n'a remporté que 4 sièges aux législatives récentes, avec 2.4% des voix (contre 86 sièges et 37.86% des voix pour Nidaa Tounès) ne sert que de prête-nom circonstanciel au mouvement Ennahdha. Sans le report de voix islamistes qui lui a permis de remonter la pente, Marzouki n'aurait pas franchi le premier tour des présidentielles. Et il n'aurait même pas distancé son associé de l'ex-troïka Mustapha Ben Jaafar, classé dixième, qui n'a obtenu que 0.67% des voix.
Les Tunisiens avertis savent que ce qui inquiète Marzouki et ses amis n'est pas le retour de la dictature, celle-ci ayant déjà contre elle un rempart infranchissable, en l'occurrence la nouvelle constitution adoptée le 26 janvier 2014 et promulguée le 10 février de la même année. Les Tunisiens avertis savent que ce qui inquiète Marzouki et ses amis c'est d'avoir à rendre compte des abus de pouvoir et les crimes politiques (dont les assassinats de Belaïd et Brahmi) qui ont marqué la gouvernance de la Troîka de décembre 2011 à janvier 2014.
A. Amri
7.12.14
A. Amri
7.12.14
Notes:
1- Mot arabe dérivé de goule et signifiant prendre une stature ogresque, vampirique.
2- Il convient de noter ici que sous les trois ans du mandat provisoire de Moncef Marzouki, les assassinats politiques ou les actes terroristes visant l'armée et la police ont été en partie l’œuvre d'anciens prisonniers graciés. Et beaucoup de ces graciés ont traversé les frontières pour grossir les rangs des jihadistes soit en Irak et en Syrie, soit en Libye.
3- Terme péjoratif qui désigne les taupes, les auxiliaires de l'ancien régime.
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