dimanche 20 mars 2016

Constantin Afer: fugitif ou captif de bonne guerre ? - II

                                                         
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Les extraits traduits du latin que nous allons reproduire ici sont tirés de trois sources différentes. Et si nous avons choisi ces extraits de seconde main, ce n'est pas seulement pour les commodités linguistiques qu'elles nous offrent. C’est aussi et surtout pour leur valeur illustrative, laquelle apparaitra au fur et à mesure des citations.

Hagiographie et assimilation

"Constantin l’Africain, moine du monastère du Mont-Cassin, formé à toutes les études philosophiques, professeur de l’Orient et de l’Occident, nouveau et éclatant Hippocrate..."14 Ainsi commence le récit de Pierre Diacre. Cette portion de texte qui, grammaticalement parlant, correspond au sujet d'une phrase, est éloquente de par la quantité de mots qui composent ce sujet. C'est d'ailleurs au nombre et au poids de ces premiers mots que tout semble être dit sur l'homme admis au panthéon de De viris illustribus. La longue chaine anaphorique qui décline l'identité du personnage est placée sous le signe de l'exaltation. Celle-ci va montant,  dans une gradation qui suggère une sorte d'apothéose. Si le premier composant du nom est en soi valorisant, très chrétien et très latin, le surnom Africanus qui le suit est susceptible de réduire l’auréole posée sur cette tête, par le biais du prénom. Africanus n'est pas un patronyme, au sens littéral du terme, car il se substitue au nom de famille gommé. D'autre part, il n'a rien de comparable à ce qu'on appelle agnomen, titre qui honore certains personnages, comme c'est le cas, par exemple, pour Scipion: Publius Cornelius Scipio Africanus. Pour celui qui n'a pas de nom authentique de famille, ni à charnières ni sans, Africanus se distingue à peine de "il", pronom de la 3e personne, pronom de l'Absent dans la grammaire arabe. Africain tient lieu ici de surnom, un cognomen, lequel éclaire incontestablement l'origine, mais pas l'homme lui-même. Toutefois rattaché immédiatement au segment qui suit (moine du monastère du Mont-Cassin), immergé dans ce bain spirituel qui le restaure en quelque sorte dans sa pureté baptismale, le personnage est d'ores et déjà transfiguré. Chrétien et moine, il peut entamer dans les meilleures conditions ce qui ressemble à une lévitation. Pour s’ancrer en fin de compte au rang élevé qui est le sien : nouveau et éclatant Hippocrate
                      
Ainsi énoncée, l’identité de Constantin l’Africain semble de prime abord amplement servie, claire, assez développée, voire hypertrophiée. N'empêche que l'Africanus n'y est nulle part perceptible, tant cette identité, de bout en bout marquée du sceau assimilateur, ne lui laisse que le chiffre en relief de son incognito: l'Africain. Le très chrétien prénom qu'il porte, à le méditer plus attentivement, n'est rien de plus qu'un identifiant d'archivage. Et cet identifiant n'est pas qu'une simple métaphore. Pour comprendre le sens exact de ces mots, il n'est que de comparer Constantin à Léon l'Africain. Malgré les similitudes de parcours, Léon a conservé son visage grâce au nom d'origine que l'histoire n'a pu gommer. Cet élément, et non des moindres, que les moines de l'abbaye du Mont-Cassin n'ont pas daigné nous transmettre au sujet de Constantin, ce nom sarrasin ainsi confisqué et sans doute irrémédiablement perdu justifie ce que nous appelons identifiant d'archivage. S'il y a quand même quelque honneur à tirer du prénom Constantin, c'est assurément pour l'empereur Constantin Ier dont on honore ainsi la mémoire, et pas pour l'Africain ainsi aliéné à jamais.

A ce premier poinçonnage assimilateur s'ajoute immédiatement le statut deux fois négateur des origines sarrasines: chrétien et monacal. L'Africain peut aisément se glorifier de l'envergure professorale, penduler comme un fanal au vent ou un soleil resplendissant entre l’Orient et l’Occident, ledit soleil ou fanal reste dans tous les cas tributaire de sa lumière au foyer chrétien du Mont-Cassin. S’il peut de surcroît se flatter d'être le nouveau et éclatant Hippocrate15, c’est encore une fois sous un autre coup de tampon, pas moins aliénant. A l’honorable prénom latin qui marque l’incipit, répond à l’excipit de cette portion du texte le non moins honorable prénom grec. Et l'identité ainsi verrouillée de bout en bout dans ce cercle assimilateur, le légendaire personnage de Constantin l’Africain ne peut se lire que dans les limites socioculturelles définies par une telle circularité.      
                  
Comment s'étonner dès lors qu'en 2008 Sylvain Gouguenheim aille plus loin que la simple défense de la chrétienté originelle de Constantin: la quasi totalité des auteurs traduits par Constantin sont également, à ses yeux, chrétiens ?

Monument de savoir ou poudre aux yeux ?
                       
Venons-en maintenant au mystère, au parcours initiatique ou du combattant, qui a permis au personnage d'être ce qu'il fut, ou ce que l'histoire nous présente comme tel. Constantin, nous dit-on, "quitta Carthage, où il était né, pour Babylone, où il s’instruisit totalement en grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, arithmétique, mathématique, astronomie, nécromancie, musique et physique des Chaldéens, des Arabes, des Perses et des Sarrasins. De là, il se rendit en Inde et se consacra au savoir des Indiens. Ensuite, afin de parfaire sa connaissance de ces arts, il se rendit en Éthiopie, où il se pénétra là aussi des disciplines éthiopiennes. Une fois imprégné de ces sciences, il partit pour l’Égypte, où il s’instruisit entièrement dans tous les arts égyptiens. Après avoir consacré de cette façon trente-neuf années à l’étude, il retourna en Afrique... "16                             
Deux points essentiels nous semblent dignes d’intérêt ici. Et nous allons les commenter successivement, en donnant néanmoins la belle part au second. Le premier concerne ce savoir hors commun, encyclopédique, attribué au personnage, et le temps démesuré encadrant ce savoir. Que le monument d’érudition nous laisse pantois à ce niveau précis du récit, ce qui n’aurait rien de surprenant, ne signifie pas que nous puissions aisément mettre en doute l’omniscience prêtée à Constantin. Même si Pierre Diacre n’est pas jugé fiable par nombre d’historiens17, et que l’écrit hagiographique est en soi sujet à caution, nous devons admettre que la vieille école, en Orient comme en Occident, produisait surtout des philosophes, au sens multidisciplinaire du terme, dont le savoir et la compétence embrassaient un grand nombre de domaines. Par conséquent, s’il faut relativiser le supposé savoir de notre personnage, et il le faut, compte tenu de ce qui a été de longue date acquis à ce sujet, c’est exclusivement en vertu de la vérité historique établie dès le début du 12e siècle18, et non pas parce que la source biographique est mise en doute. Ceci pour le premier point.  
                            
Pour le second, il n’est pas besoin d’être un lecteur particulièrement averti pour constater ce qui saute également aux yeux dans ce deuxième fragment du récit, à savoir le passage, inopiné, de la naissance à la vie studieuse, de Carthage en Babylone. Ce saut titanesque entre deux moments et deux espaces aussi éloignés, s'il peut bien se défendre par quelque souci de concision que légitiment, d’une part, le genre d’écrit, d’autre part l’éventuelle insuffisance d’informations chez le biographe19, n'en constitue pas moins une ellipse. En tant que telle, celle-ci devient porteuse de sens. Elle parle, interpelle, suggère. D’autant que d’autres indices jalonnant la suite du texte, et nous y reviendrons, paraissent corroborer ce qui est sous-entendu. Et c'est alors que le saut peut se révéler insidieux, à bon ou mauvais escient pervers. Voici, parmi les échos que certains écrivains ont fait à ce récit, trois petits exemples qui rendent perceptible cela. En 1770, Charles-Hugues Lefébvre écrit: "le maître de l'Orient et de l'Occident, et brillant comme un nouvel Hippocrate, quitta Carthage, sa ville natale, pour aller à Babylone apprendre à fond [souligné par nous] la Grammaire..."20 et tout le reste. En 1846, Malgaigne écrit à son tour: "né à Carthage, en Afrique, et épris d'un ardent désir de s'instruire dans toutes les sciences, il s'en alla en Babylone..."21 Une vingtaine d'années plus tard, nous lisons sous la plume de Louis Figuier: « ne trouvant point apparemment, que dans son pays natal, les maîtres fussent assez instruits, il quitta l’Afrique, et se rendit en Asie...»22

Incompétence des maîtres ou des historiens ?

Chacun de ces auteurs n'a pu rester indifférent à la concision, trop sèche et pas à sa place, par laquelle Pierre Diacre a commencé son récit. Et chacun a jugé nécessaire de suppléer, en vertu du sens qu'elle suggère, à l'ellipse (situationnelle) qui intrigue. Mais si le premier nous suggère que l'apprentissage à fond en Babylone a dû se faire précéder par un apprentissage en quelque sorte primaire au pays natal, ce qui nous autorise déjà à penser que l'école locale n'était pas en mesure d'assurer l'apprentissage à fond, et si le deuxième, à travers la motivation dont il excipe, a mis en avant la qualité de l’apprenant sans pour autant juger nécessaire d’expliciter pour nous ce qu’il faudrait en déduire (touchant l’école locale),  le dernier, malgré un faux-fuyant de nuance, est davantage clair: c’est apparemment, nous dit-il, l’incompétence pédagogique des enseignants africains qui aurait contraint Constantin à faire son saut de titan.


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 Ahmed Amri
20 mars 2016



==== Notes =====


14-  Pour les latinistes, voir Herbert Bloch: Monte Cassino in the Middle Ages, vol. I, Rome, 1986; p. 127-134. Pour la présente traduction, elle est tirée de l'article de Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux).

15- Grâce à cet "éclatant Hippocrate", la ville de Salerne a acquis une renommée telle en Europe que, pour deux siècles au moins (du 11e au 13e), on ne l'appelait que par le titre "Ville d'Hippocrate" (Hippocratica Civitas ou Hippocratica Urbs).

16- Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux).

17- A propos de ce moine qui était bibliothécaire de l'abbaye du Mont-Cassin, Ferdinand Chalandon écrit: « Pierre Diacre a plus d'une fois travesti la vérité. [...] Il ne mérite souvent qu'une créance médiocre » (Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile. Paris, Picard, 1907); p.36

18- En 1127, un Pisan qui s'appelle Stéphane d'Antioche traduit un livre qu'il croit inédit, du médecin Ali ibn Abbas al-Majusi:
le Kitab al-Maliki ou Livre de l'art médical (en latin Liber Regalis ou Regalis Dispositio). Et c'est alors qu'on découvre qu'un bon nombre de morceaux composant le Liber Pantegni que Constantin l'Africain s'était attribué sont tirés du Kitab al-Maliki. Au fur et à mesure des nouvelles traductions, on découvrira que la totalité du Pantegni n'est qu'un larcin.

19- Pierre Diacre étant entré au Mont-Cassin près de 50 ans après la mort de Constantin l'Africain, il ne peut assurément pas tout connaître sur son personnage; néanmoins on peut supposer que, dans un monastère comme partout ailleurs, il doive y avoir une tradition orale par laquelle les cadets apprennent beaucoup de choses sur leurs aînés. Et dans le cas précis de Constantin l'Africain, il semblerait improbable que dans l'espace de 50 ans, on oublie tout ce qui se rapporte à son passé arabe et tunisien.

20- Abrégé chronologique de l'Histoire générale d'Italie, vol.6 (Paris, 1770), p.109


21- Œuvres complètes d'Ambroise Paré, Introduction (Paris, 1840); p. 20

22- Vies des savants illustres du Moyen Âge (Paris, 1867); p.103









Constantin Afer: fugitif ou captif de bonne guerre ? - I


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Il y a près de mille ans, un Ifriqien que l'on suppose médecin, et des plus érudits, a quitté Carthage pour la Sicile. Une première fois comme commerçant. Puis une seconde fois comme philanthrope. Le philanthrope, Carthage ne le reverra plus jamais. Et le plus investigateur des historiens serait incapable d'élucider le mystère de ce dernier "aller simple". L'homme se serait converti au christianisme, s'il n'était pas chrétien de naissance, et il aurait troqué sa médecine, son commerce, son pays et les
Portrait de C. l'Africain
biens de ce monde pour la plus douce des retraites, devenu moine de l'abbaye Mont Cassin. On peut être dubitatif et sceptique à propos de tout ce qui se raconte sur le "transfuge de l'Ifriqia", mais ce dont personne ne peut douter, c'est que l'Ifriqien fut à l'Occident chrétien médiéval ce que le mythique Prométhée aux mortels: un donneur
de feu !
Sans Constantin l'Africain et la flamme scientifique qu'il a tirée des universités de la Zitouna et de Kairouan pour en faire don aux Salernitains, il serait difficile d'imaginer ce qu'aurait été la renaissance européenne.

Les Tunisiens dont beaucoup ne soupçonnent pas ce que leur pays a donné depuis Magon et Augustin à l'humanité, et davantage au moment où la civilisation arabo-musulmane était à son apogée, doivent exhumer de l'oubli immérité ce compatriote de grande stature. Et même si le personnage semble avoir emporté son secret avec lui à plus d'un niveau biographique, il n'en reste pas moins perméable, abordable et attrayant à d'autres niveaux. Ce donneur de feu fut aussi donneur de mots. Pour n'en citer qu'un exemple, c'est à lui que le latin doit
ancha, de l'arabe أنقاء qui a donné le français hanche. Un mot parmi tant d'autres arabes dont la plupart sont indument attribués par la "mythémologie" savante à des mères putatives indo-européennes.

Salerne,  autrefois devenue Ville d'Hippocrate (
Urbs Hippocratici) grâce à cet illustre Tunisien, ne rendra pas à Carthage son dû. C'est aux Tunisiens de le réclamer.  En dépistant leur "transfuge" et en le "rapatriant" pour lui donner la place qu'il mérite dans les patrimoines national, maghrébin et arabe.  A. Amri - 20 mars 2016



L'énigme Afer
"Son nom brille à l'un des premiers rangs parmi ces pieux enfants du cloître, qui du fond de leur solitude enrichirent le monde des fruits patients de leurs veilles, et pour lesquels notre reconnaissance sera toujours inférieure à leurs bienfaits1 ».

L'homme dont parlait ainsi, en 1852, Maxime de Montrond est Constantin l'Africain.

En dépit de l'œuvre historique qui l'a élevé en son temps au dessus de la stature commune des hommes, le personnage de Constantin l'Africain reste pour l'essentiel de sa vie un grand mystère. Celui qui a transmis à l'Occident chrétien les textes fondateurs de sa renaissance scientifique2 n'a pas livré à l'histoire les clés de son action. A quelque mille ans de ce moment-charnière du passé médiéval, le personnage aux multiples zones d'ombre, irréductibles, ne cesse d'intriguer.

Quel mobile précis a pu motiver chez cet homme,  arabe ou berbère arabisé, et de confession originellement musulmane, une action aussi singulière que la sienne ? Qu'était-il au juste pour basculer du camp sarrasin au camp chrétien ? Un transfuge de la persécution ? Un mystique de la philanthropie ? Un génie hors de son temps dévoué à une œuvre prométhéenne ? Ou bien rien de tout cela,  mais seulement un captif de bonne guerre dont l’œuvre n'aurait été que la monnaie d'échange de sa survie ?

Ces questions, nous allons tenter d'y répondre à travers deux articles, dont le premier ici publié, est une reconstitution de ce que l'on peut appeler la
dimension ifriqienne du personnage, sa face  éclipsée de Tunisien, d'Arabe et de musulman. Nous verrons que si l'histoire du personnage d'après les récits de ses biographes commence au Mont-Cassin et s'y termine, si elle boude le passé africain et enfume le monde sarrasin, c'est pour des raisons qui ne sont pas sans rapport avec la vieille fierté sénatoriale romaine. Loi doxique en vertu de quoi les barbares, bien que civilisateurs de la Rome païenne, n'avaient droit qu'au dédain. Dans le deuxième article qui sera publié prochainement, nous tenterons de percer les murs historiques de l'abbaye du Mont-Cassin pour y explorer le mystère du moine qui nous intéresse. Même semée d'embûches et sans véritable impact pour l'histoire, cette enquête virtuelle, nous l'espérons, contribuera à réhabiliter aux yeux de ceux qui le jugent comme tel un présumé traître et apostat.

Biographie émaillée de trous

Constantin l'Africain est mort en 1087, alors qu'il devait avoir 70 ans, à l'abbaye du Mont-Cassin. On ignore la durée exacte de sa vie monacale. Onze ans pour les uns. Pour d'autres, juste sept ans. Le récit biographique que lui a consacré Pierre Diacre3(1054- 1153), l'un de ses condisciples monacaux,  fait le flou sur ce point, autant que sur des pans précis de son passé. Les moments cruciaux, ainsi que les lieux qui nous paraissent nécessaires à l’intelligence de la biographie font défaut. Et les historiographes qui ont tenté parfois de combler ces lacunes, loin de débrouiller le mystère l'ont épaissi, quand ils ne l’ont pas infléchi, à bon ou mauvais escient, à des fins servant la contre-vérité historique. En fait de récit biographique, il convient de préciser qu'il ne s'agit que d'un exposé sommaire, une sorte d’hommage dans le style des éloges académiques, mais pour le moins laconique. L’éloge est inséré dans une historiographie de vieille tradition, De viris illustribus, dédiée par ses auteurs à une sélection d’hommes célèbres. Si le texte porte, évidentes, les marques d'une hagiographie où il serait difficile de démêler la part de la réalité et celle de l'affabulation, il ne nous fournit rien par contre sur les détails susceptibles d'éclairer le passé ifriqien de l'homme. Quels étaient son nom d'origine, sa famille, son enfance, ses premiers rapports avec les hommes de son pays ? Et quel mérite, surtout, ce pays peut s'attribuer dans les connaissances (scientifiques ou sapientiales) prêtées au "professeur de l'Orient et de l'Occident" ?  Là-dessus, c'est le black-out total.

Les nourritures halal


De toute évidence, si le texte ne nous donne à voir de l'homme que le monument d'érudition, ce n'est pas à la seule stature dudit monument ni à la seule envergure de son œuvre chrétienne  qu'il faudrait imputer l'éclipse du monde d'où il vient. L'arbre ne cache pas la forêt. Ni l'Africain l'Afrique, nous semble-t-il. Or si la règle s'inverse dans l'esprit des légataires directs de Constantin l'Africain, c'est que, à notre sens, il y a de bonnes raisons à cela. Il fallait traiter l'image du personnage, dont l’entrée en scène a quelque chose de providentiel, avant de la transmettre à l'histoire. Moins soucieux des détails nécessaires à l’éclairage historique que de l’auréole devant nimber et la tête du personnage et la main de la Providence, les moines de l'abbaye du Mont-Cassin ont dégrossi en conséquence Constantin l'Africain. Et pour ce faire l'ont émondé de ses racines, en l’occurrence infidèles, autant que des ramifications pouvant le rattacher à ce milieu d’origine sarrasin. La raison de tout cela ? En bons chrétiens et serviteurs intègres de leurs ouailles, les moines devaient édifier avant tout, neutraliser les traits barbares de l’Africanus. En somme cuisiner à son sujet une histoire chrétiennement halal. 

Chrétien ou pas, la question est ailleurs


C’est à cette histoire expurgée et très édifiante que nous devons, entre autres idées bien assises, la chrétienté originelle de Constantin l’Africain. « Constantin surnommé l'Africain, naquit à Carthage, dans le christianisme", lit-on sous une plume franco-belge4 du 18e. En 2008,  sous la plume de l’historien médiéviste français Gouguenheim, on lit que « l’homme est un chrétien originaire d’Afrique du Nord5 ». Pour l'Allemande Raphaela Veit, sans donner le moindre indice soutenant son assertion: «tous les facteurs indiquent que Constantin l'Africain naquit dans la communauté chrétienne de Carthage»6. Et même les sources censées s’inscrire à contre-courant d'une certaine historiographie partisane ne s'écartent pas de cette thèse. Pour Nasr Eddine Boutammina qui se réclame du "rétablisme", le personnage se profile avant tout comme « un Nord-africain chrétien7  ».

Nous voudrions préciser ici que notre propos n'est pas d'être partie dans une bataille interconfessionnelle.  Laquelle serait forcément manichéenne à ce niveau précis. S'il importe de montrer les rouages intérieurs de cette bataille, pourquoi la polémique perdure autour de ce point alors que la lumière semble de longue date faite là-dessus, la véritable bataille d'idées, à notre sens, n'a rien à voir avec la croyance religieuse de Constantin l'Africain. La partie qui soutient l’inlassable circumambulation soufie autour de ce faux-problème, essentiellement des plumes de ce qu'on a convenu d'appeler l'islamophobie savante, pense en tirer certains dividendes, un lot de consolation, quelque chose qui lui permette de jeter la poudre aux yeux d'un public pas assez prévenu, et gagné, ou à gagner à sa cause. En réalité,  quelle que fût la réelle confession originelle de l'homme, cet alibi ne peut éclipser ni le fait que le personnage est d'origine et de culture arabes ni le fait que les 13 livres8 compilés ou traduits par lui le sont aussi. Il ne peut éclipser  non plus le fait que l'édifice des traductions latines de textes arabes s'est élevé sur la pierre inaugurale posée, à travers ces 13 livres, par Constantin l'Africain. C'est de la flamme sarrasine partie de Tunis et transmise au Mont-Cassin que le flambeau a pris naissance, a traversé l'Italie méridionale d'abord, puis franchissant les frontières italiennes vers Montpellier, et la France vers le reste de l'Europe, il a fini par devenir un soleil. Et l'ouvrage écrit à ce propos par Sigrid Hunke dans les années 19609, l'Histoire des Arabes de Louis Amélie SédillotLa Cité d'Isis de Pierre Rossi, entre autres références, peuvent bien éclairer ceux qui ont des doutes à ce propos. Aussi l'argument de l'origine chrétienne dont se servent certains historiens, par le passé comme de nos jours, pour tenter de minimiser ou rayer d'un trait l'impact de la civilisation arabo-musulmane dans la renaissance scientifique et littéraire de l'Occident, n'est-il en l'occurrence qu'un faux-fuyant, un expédient pour dévier de son véritable objet l'essence de la réflexion et du débat. Par ailleurs, le soin que prennent certains historiens à relativiser à tout propos ce qui vient du monde arabo-musulman, en rappelant incessamment, et judicieusement -bien entendu,  que tel auteur est soit juif soit chrétien, et non musulman,  et tel auteur est soit perse soit berbère, et non arabe, puis, par dessus cette judicieuse considération, arabes ou pas, ce sont les copieurs des Grecs ! cette manie obsessionnelle de judaïser, christianiser, persaniser, berbériser, et quelquefois même latiniser et gréciser10 des auteurs dont la langue maternelle, l'école, les écrits, la pensée, etc., sont arabes, ne peuvent qu'être corrélés avec le même expédient ici évoqué.  En même temps, de par son caractère chronique et persistant qui frise le pathologique, cette relativisation systématique du mérite arabe n'a qu'une signification, à notre sens: elle dévoile un complexe latent, douloureux, une blessure narcissique  que l'Occident hautain refuse de s'infliger.

C'est à partir de 1160, c'est-à-dire soixante-dix ans après la mort de Constantin l'Africain que l'histoire nous fournit le premier document éclairant l'originelle confession constantinienne. Le texte de Matthaeus Ferrarius, médecin salernitain selon toute vraisemblance11 , précise en toutes lettres que "Constantin était un Sarrasin"12. Tout au long du Moyen-âge, les termes musulman et islamique, aujourd'hui à l'honneur dans les médias comme dans les glossaires, et pour cause ! n'étaient pas encore en usage dans le latin ni dans l'ensemble des idiomes de l'Occident chrétien. Depuis la conquête de l'Espagne, et peut-être même avant, Sarrasin s'employait comme synonyme de mahométan, ismaélite, infidèle, maure. Souvent pas moins connoté que les mots qui précèdent, Sarrasin désignait aussi bien le musulman de la péninsule ibérique que celui de la Sicile et d'outre-Méditerranée. Et quand bien-même l'on pourrait arguer, en se fondant sur l'étymologie dérivant ce mot de l'arabe sharki [oriental], d'un sens géographique neutre susceptible de réconforter les irréductibles batailleurs à ce propos, force est d'admettre que tel sens reste intimement rattaché au musulman. Dans les textes latins et romans du Moyen-Age, il n'est nulle part fait mention de Sarrasin pour désigner un chrétien arabe, ou un juif, que ceux-ci fussent maghrébins ou orientaux.

A cette vieille attestation historique fournie par Matthaeus Ferrarius dès 1160, s'ajoutent les documents trouvés au début du XXe siècle à Trinita della Cava, dans la province de Salerne. Ces pièces, puisées dans les archives médiévales de l'abbaye bénédictine, aujourd'hui plus connue sous le nom  Bahia de Cava, et publiées vers 1910 sur les pages d'une revue italienne, apportent une nouvelle confirmation au fait attesté par Ferrarius. Constantin l'Africain était bel et bien un musulman, un musulman «converti au christianisme». Quelques années après la publication de ces documents, l'enquête menée sur le lieu par l'orientaliste et historien de la médecine allemand Karl Sudhoff, a consolidé davantage ce qui semble de nos jours hors de doute: Constantin n'est pas né chrétien. Le seul élément mis en cause par ce chercheur, lequel pouvant donner encore quelque os à ronger à nos irréductibles batailleurs de l'alibi confessionnel, concerne l'arabité du personnage. Karl Sudhoff est persuadé que  Constantin l'Africain serait d'origine berbère13. Mais en quoi cette précieuse nuance apportée à l'identité du personnage puisse-t-elle constituer une révélation ? C'est tout le Maghreb, ou presque, qui serait d'origine berbère. Et si révélation il y a quand même, en quoi peut-elle entacher ou couvrir le flambeau qui a traversé du sud au nord la Méditerranée ?14


En réalité, si la bataille de l'originelle chrétienté constantinienne mobilise incessamment ses plumes pour la défendre, c'est que la même doxa qui, autrefois, a œuvré pour débarrasser de leurs impuretés sarrasines Constantin l'Africain et ses traductions, poursuit, de nos jours, son travail de maintenance et de suivi, sa noble tache d'hygiène publique.

Nous  allons voir sans plus tarder comment le récit de Pierre Diacre (Petrus Diaconus), près de mille ans avant Gouguenheim et les plumes du même bord, donnait à la postérité le bel exemple à suivre.

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Ahmed Amri
20 mars 2016

==== Notes ====

1- Les Médecins les plus célèbres, Lille, 1852); p.37

2- Lucien Leclerc lui attribue "l’honneur d'avoir provoqué en Europe un commencement de renaissance médicale", et juge que l'homme "à ce titre occupera toujours une place importante dans l'histoire de la médecine du moyen âge" (Histoire de la médecine arabe , Paris, 1876), p.541. Pour Joseph-François Malgaigne (1806-1865), Constantin fut "l'auteur de la réforme , et en quelque sorte le restaurateur des sciences médicales en Occident." Et l'auteur souligne que l’œuvre de Constantin "fut à peu de frais". (Introduction des Œuvres complètes d'Ambroise Paré, Paris 184), p.20


3- Cet auteur n'aurait fait que compléter l’œuvre commencée par Léo d'Ostie (moine de la même abbaye) que la mort avait empêché d'achever. 




4- Charles Van Hulthem, Bibliotheca Hulthemiana (Bruxelles, 1837); p.33

5- Aristote au mont Saint-Michel, Paris, 2008.


6- Acteurs des transferts culturels en Méditerranée médiévale (DIPIHA, Oldenbourg, Verlag, München, 2012); p.148

7- Les fondateurs de la Médecine (Œuvres universelles de l'Islam, 2011)

8- Les principaux titres sont le Kitab al-Maliki ou Livre de l'art médical (Ali ibn Abbas),
Zād al mussāfir wa tuhfatu elqādim ou Viatique du voyageur (Ibn Al Jazzar), Kitab al-Malikhûliya ou De melancholia (Ishâq ibn Imrân), Kitab al-Baul ou Traité de l'urine, et  Kitab al-Ḥummayat ou Traité des fièvres (Abu Yaqub Ishaḳ ibn Sulayman).

9- Le titre Le Soleil d'Allah brille sur l'Occident : notre héritage arabe Jabir Ibn Hayyan) est très significatif à ce propos.
Sur Wiképédia, on  nous dit que ce médecin et psychologue est persan. Et c'est déjà une faveur de l'histoire (mise à jour et actualisée) qu'elle ramène ce personnage arabe et de souche yéménite (voir Lionel et Patricia Fanthorpe, co-auteurs de Mysteries and Secrets of Numerology (Dundern Toronto, 2013), Richard Russell, The Works of Geber (London, 1686 - London & Toronto, 1928), Eric John Holmyard, Makers of Chemistry (Clarendon Press, 1931) au monde musulman !
Au 16e siècle, Geber était donné indien par l'abbé Jean Trithème (1462-1516). Au 17e, le bibliographe espagnol Nicolás Antonio (1617-1684) le donnait espagnol et sévillais. Selon une version attribuée à Léon l'Africain, Geber est grec et chrétien converti à l'islam. François-Xavier de Feller (17035-1802), polémiste et écrivain belge du 19e, allait jusqu'à prêter au personnage un sympathique prénom judéo-chrétien: Jean Geber. Quant à Berthelot, citant le Kitab-al-Fihrist, lequel cite à son tour des historiens arabes, nous rappelle qu'il y avait même eu des doutes sur l'existence de ce Geber (Revue des Deux Mondes tome 119, 1893, p.548 )

Autre exemle:Ali ibn Abbas al-Majusi.
La plupart des sources bien informées et non moins bien formées en Occident font de ce médecin un Perse et un non musulman. Perse parce que né à Ahvaz, et non musulman parce que surnommé Al-Majoussi [le mage]. En vérité, le nom complet de ce médecin est Abou Al-Hassen Ali ben Abbas Al-Ahwazi Al-Majoussi. Arrêtons-nous un peu sur la locomotive de ce nom à charnières: Abou Al-Hassen (littéralement le père de Hassen) est doublement significatif quant à la foi religieuse du personnage. Dans les pays musulmans, orientaux surtout, "Abou Tel" est un agnomen donné au père de Tel, un titre de fierté qui honore autant le père que le fils. Jamais "Abou Tel" ne peut être donné à un célibataire, ni à un marié n'ayant pas de garçon. Or ce fils Hassen est non seulement porteur de prénom arabe, non seulement porteur de prénom musulman, mais ce prénom n'est pas n'importe lequel: c'est celui du fils d'Ali, cousin et gendre du Prophète. Voyons maintenant comment s'appelle le père de ce médecin: Abbas. Et c'est encore un indice révélateur du même poids que le précédent. Abbas est doublement rattaché à la famille du Prophète. L'oncle de celui-ci s'appelle Abbas. Et Abbas est aussi un autre fils d'Ali, demi-frère de Hassen. Voyons enfin le prénom du médecin: Ali. Ali cousin et gendre du Prophète. Comment soutenir alors l'imposture qui fait d'un chiite signé un non-musulman? Et d'un petit-fils d'Arabe né dans le canton arabe d'
Ahvaz un non-arabe ?

Troisième et dernier exemple: par quelle magie Ibn Sina puisse devenir Avicenne, Ibn Rochd
Averroès, Ibn Azhar Avenzoar, Ali Hally, Ibrahim ibn Daoud Avendauth, Arrazi Rhazes, Alfarabi Alpharabus, Aboulkacem Abulcacis, Ibn Baja Avempace, Al Haythem Al-Hassen Alhazen, Sahl ibn Bishr Ascalu, Zael, Zahel, Cehel ? 
Et ce ne sont que quelques exemples d'une latinisation qui, somme toute, n'a épargné aucun auteur traduit.
11- Selon une note de Herbert Bloch (Monte Cassino in the Middle Ages, vol. I, Rome 1986); p.1497), Magister Mathaeus Ferrarius de Salerne est un auteur médical. Le titre "Maître" permet de supposer qu'il ait pu être médecin et professeur de médecine à l'Ecole de Salerne.
 
12- Herbert Bloch: Monte Cassino in the Middle Ages, vol. I, Rome, 1986 (cité par Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux).


13- Nous savons combien les susceptibilités doivent être ménagées à ce propos précis. Nous savons combien la pomme de discorde qui nous a été jetée par bien des Eris entretient ce venin identitaire qui dresse Berbères contre Arabes, et vice versa. Mais les sages diraient aux uns et aux autres: Arabe ou Berbère, c'est kifkif bourricot ! Et d'ailleurs si les dernières révélations paléogénéticiennes, se confirment, les sages vous diront un jour: Arabes et Aryens, c'est du kifkif au même ! 

14- Le Liber pantegni compilé par Constantin l'Africain à partir de textes arabes a été l'étincelle catalytique d'un vaste mouvement de transfert de la culture arabo-musulmane vers l'Occident chrétien. La course contre la montre pour rattraper les Arabes a engagé des traducteurs, des institutions religieuses, des universités, qui ont reconduit, durant plusieurs générations, ce qui a été initié par C. l'Africain à la fin du 11e .




lundi 22 février 2016

Mohamed Al-Siqilli, pionnier tunisien de la médecine médiévale


Al-Siqilli que l'on traduit par le Sicilien est un surnom commun à de nombreux personnages historiques, tous associés à la période médiévale et ayant chacun plus ou moins contribué à l'âge d'or de la civilisation arabe. Jawhar al-Siqilli, le général fatimide fondateur du Caire, est assurément assez célèbre et se passe bien de présentation. Ibn Hamdis (1056-1133), le poète marqué par la plaie de la Sicile perdue, n'a pas la même notoriété mais il est bien plus vivant dans la mémoire culturelle. D'autres sont très peu connus, tant les références à leur sujet sont rares ou, quand elles existent, avares d'informations. C'est le cas pour Ibn Zafar al-Siqilli (1104 – 1170 ), philosophe et politologue de l'époque normande, Ibn al-Qattaâ al-Siqilli (1041-1121), littérateur et linguiste de la famille des Aghlabides, Ibn al-Birr al-Siqilli (11e), lexicographe et philosophe de la période kalbite, entre autres Siciliens arabes cités dans quelques ouvrages mais très peu documentés sur le web.

Parmi ces oubliés des éditions nationales ou arabes De viris illustribus (hommes célèbres), figure un médecin tunisien du XVe siècle qui mérite une réparation, à notre sens, non seulement pour l'injuste méconnaissance de l'histoire à son égard, mais aussi et surtout pour un outil de diagnostic et une thérapie relevant de son génie médical de pionnier. Et indument attribués à d'autres médecins. Il s'agit de Mohamed al-Siqilli.
On sait très peu de choses sur la vie de l'homme, en raison, notamment, de l'incendie qui a détruit la bibliothèque de la Zitouna en 1535. Toutefois, comme l'indique son patronyme, al-Siqilli descend d'une famille de souche sicilienne. C'est un fait notoire qu'à la fin de l'émirat de Sicile, des milliers de musulmans ont été contraints d'émigrer, les uns à l'intérieur de la Sicile, les autres, beaucoup plus nombreux, vers des pays arabes. Et c'est probablement dans l'une des vagues successives d'exil marquant cette période, peut-être bien au début des années 11601, que s'insère l'implantation en Tunisie des al-Siqilli.

Mohamed al-Siqilli est né à Tunis à la fin du XIVe siècle. D'après Ahmed Ben Miled, auteur de trois livres sur la médecine tunisienne de la période médiévale2, la médecine était une tradition dans la famille des al-Siqilli. Mohamed et son frère Brahim appartenaient à une illustre lignée de médecins dite dynastie des Esseqilly3 . C'est d'ailleurs à cette dynastie que l'école de médecine de Tunis est redevable de l'apport qui lui a permis  d'assurer la relève, quand, à la fin du XIIIe siècle, l'école de médecine kairouanaise a consommé son déclin. Rappelons que la Tunisie, jadis entrée dans l'histoire par la grande porte, est pionnière dans l'enseignement universitaire. Augustin, Apulée, Tertullien, pour ne citer que ces trois noms,  sont sortis de la vieille université de Carthage. De même que plusieurs médecins illustres et auteurs de traités  comme Théodore Priscien, Cassius Felix, Caelius Aurelianus, Vindicianus Afer, Muscio. En 670, alors que la conquête arabe de la Tunisie n'est pas encore terminée, le premier édifice construit à Kairouan, la Grande Mosquée, était à la fois un lieu de culte et une médersa (collège), laquelle deviendra -un siècle plus tard- la deuxième université tunisienne,  après la Zitouna -la plus vieille au monde. Avec Bayt al-Hikma (la Maison de Sagesse) qui forme dès 772 les futurs médecins, astronomes, mathématiciens, pharmaciens, botanistes, l'université de Kairouan acquiert aussi le statut de première université laïque du pays et du monde, bien longtemps avant la Bayt al-Hikma égyptienne. Rappelons enfin que si la Schola Medica Salernitana a acquis, entre le IXe siècle et le XIVe siècle, la notoriété qui valut à Salerne le titre Hippocratica Urbs (Ville d'Hippocrate), c'est avant tout grâce aux sommités médicales de l'école kairouanaise, dont Constantin l'Africain a traduit les traités entre 1070 et 1078. Ce même Constantin que les sources latines des XIe et XIIe ( Léo d'Ostie et Pierre Diacre) présentent comme redevable de son savoir uniquement à l'Orient, en médecine comme dans le reste des sciences qui lui sont attribuées, ne serait que le produit exclusif de l'école ifriqienne.

C'est à la Zitouna, fondée à Tunis en 737, que Mohamed al-Siqilli a fait ses études. Devenu médecin, il a travaillé à l'hôpital hafside Al-Muristan, premier hôpital tunisien fondé dans la capitale, sous le règne du sultan Abû Fâris `Abd al-`Azîz al-Mutawakkil (1393-1434).

En tant qu'auteur, Mohamed al-Siqilli aurait écrit plusieurs traités, dont Prévention des épidémies ( الوقاية من الأوبئة) et Manuel Persique (المختصر الفارسي). Ben Miled cite un troisième traité, à l'état manuscrit, dont le titre translittéré est Mokhtar el Ferissi. S'il ressort de ces traités que la tuberculose et la conjonctivite constituaient le centre d'intérêt de l'auteur, les connaissances et la pratique du médecin, quant à elles, s'étendaient à d'autres pathologies comme les maladies des nerfs et de la tête, l'insomnie et la paralysie hystérique.

En octobre 2010, le médecin tunisien Ridha Limam, qui partcipait au 22e congrès de la Société Internationale d'Histoire de la Médecine (SIHM) tenu au Caire,  a surpris les participants, et ce en soutenant que l'invention du stéthoscope que l'on attribue au médecin français René Laennec ne serait que l’œuvre de Mohamed Al-Siqilli.4
En vérité, dans les cercles universitaires et médicaux tunisiens, cette thèse est connue depuis près de 50 ans, si ce n'est plus. En 1980, Ahmed Ben Miled soulignait qu'« en lisant attentivement le manuscrit d'El Mokhtar el Ferissi de Mohamed Es-Siqilli, on constate que ce médecin diagnostiquait les lésions tuberculeuses par l'auscultation et classait les symptômes du trachome en quatre stades... »5. Mais comment se fait-il que cette présumée connaissance de diagnostic par consultation (c'est-à-dire par ce que nous appelons aujourd'hui stéthoscope) ait pu rester inconnue durant près de 7 siècles ? Ridha Limam impute cette méconnaissance aux destructions subies par les archives tunisiennes et la bibliothèque universitaire de la Zitouna, lors des saccages perpétrés à Tunis par l'armée de Charles Quint en 1535. L'incendie perpétré par les Espagnols est un épisode tristement connu, de même que ses implications scientifiques et culturelles. On ne saurait évaluer au juste ce que la science et le savoir en général ont perdu dans cet acte de vandalisme qui ne s'oublie pas, néanmoins il est certain que les manuscrits irrémédiablement perdus sont nombreux. Les ravages ayant affecté la bibliothèque de la Zitouna furent tels que ce centre culturel, aujourd'hui devenue Bibliothèque Nationale, n'a pu être restauré que trois siècles plus tard. Par ailleurs, d'autres bibliothèques ont été saccagées à Tunis, et divers monuments à Bab El Bhar et Bab Bnet furent également endommagés par cette même armée de Charles Quint. 

Mais malgré les pertes occasionnées par cet incendie, ce sur quoi on peut  s’appuyer pour étayer l'attribution du stéthoscope à Mohamed al-Siqilli ce sont les traités conservés de ce médecin. En particulier le Mokhtar el Ferissi, mais aussi les indices qu'une bonne relecture dynamique de Prévention des épidémies ( الوقاية من الأوبئة) est susceptible de mettre en relief.


Stéthoscope du 19e
Al-Siqilli fut le premier à s'être aperçu que le bacille de la tuberculose peut produire des "grottes" (blessures) aux poumons. Or pour que le diagnostic permette de constater de telles blessures, de l'avis des spécialistes il faut que le médecin dispose soit d'une radiologie (ce qui est impensable ici) soit d'un instrument d'auscultation médiate, c'est-à-dire un stéthoscope. Un archétype médiéval conçu par Al-Siqilli parait assez vraisemblable, l'instrument le plus moderne n'étant somme toute pas assez sophistiqué pour rendre plausible cette thèse. Il n'est que de voir en quoi consiste au juste le premier modèle attribué à René Laennec.



Torpédo
Mohamed Al-Siqilli serait également pionnier dans le traitement par sismothérapie de certaines affectations neurologiques. Cela peut nous surprendre si nous associons ce mot à un appareillage électrique auquel le contexte historique précis de ce médecin ne se prête pas. Al-Siqilli vivait, certes, à une époque où l'électricité n'était pas encore née, mais non sans ignorer pour autant que l'énergie électrique existe, en l'occurrence dans le corps d'un poisson: la torpille. Selon Ahmed Ben Miled, Essikilli traitait " les paralysies hystériques par le torpillage électrique, c'est-à-dire par le poisson torpille bien connu sur les côtes tunisiennes."6 Les mosaïques du musée du Bardo attestent même d'une connaissance qui remonte à l'Ifriqia romaine. Par conséquent, ce que le jargon médical moderne appelle électroconvulsivothérapie, neurosciences, sismothérapie, ne serait pas l'exclusive invention des temps modernes.

Praticien et auteur, Mohamed Al-Siqilli était aussi enseignant. Et en tant que tel, quand il s'adressait à l'apprenant il n'oubliait pas de rappeler au futur jeune médecin les principes déontologiques de base à observer.

« Sache, O mon enfant, écrit-il, qu’il n’y a pas de crime plus abominable que d’abuser des gens, de prendre frauduleusement leurs biens, surtout les malheureux qui souffrent et qui sont sans esprit et sans force. Un pauvre être se sent perdu, il fait appel à ta science pour soulager ses maux, tu l’examines et lui rédiges une ordonnance, des lors il met tout son espoir dans ce morceau de papier et croit que son contenu avec l’aide divine va le guérir ; le pharmacien s’en rapporte aussi à toi et à Dieu et délivre les remèdes. Or, combien ton acte serait criminel si tu agissais à la légère et combien ta responsabilité serait grande !
« A la place du malade, vaudrais-tu qu’on agisse ainsi envers toi, qu’on se joue de ta santé et qu’on escroque ton argent ? Mon enfant, sois scrupuleux et avisé car tes fautes sont les plus graves devant Dieu. Ces paroles sont suffisantes à l’homme de cœur et je n’en dirai pas plus. Qu’elles soient présentes dans ton esprit chaque jour, matin comme soir ne les oublie jamais.»7


A. Amri
22.02.2016


==== Notes  ====
  1. Cette date qui correspond au milieu du règne de Guillaume le Mauvais a été marquée par le début d'un pogrom anti-musulman.
  2. L'école médicale de Kairouan aux Xe et XIe siècles, éd. Jouve et Cie, Paris, 1933
    Ibn Al Jazzar. Médecin à Kairouan, éd. Al Maktaba Al Tounisia, Tunis, 1936
    Histoire de la médecine arabe en Tunisie, éd. Déméter, Tunis, 1980
  3.  « John Libbey Eurotext - L'Information Psychiatrique - La psychiatrie en Tunisie : une discipline en devenir »
  4.  باحث تونسي يؤكد: المكتشف الحقيقي للسماعة الطبية هو الطبيب التونسي محمد الصقلي  Sur Turess
  5. Histoire de la médecine arabe en Tunisie, éd. Déméter, Tunis, 1980; p.17
  6. La psychiatrie en Tunisie : une discipline en devenir
      7. Jean Fontaine, Histoire de la littérature tunisienne par les textes, Volume 2, Tunis, Sahar,‎

Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

Visant à médiatiser son refus d'être « complice d'un génocide » et son soutien à une « Palestine libre », l'immolation d'Aar...