lundi 8 novembre 2021

Hassan ar-Rammah, père de la poudre à canon, des armes à feu et de la fusée

A son entrée à Damas en juillet 1920, le général français Henri Gouraud est allé visiter le mausolée de Saladin. Non pour s'y recueillir et déposer un bouquet de fleurs sur le tombeau, mais pour fanfaronner au mort la revanche des Croisés :  « Réveille-toi Saladin, dit-il, nous sommes de retour. Ma présence ici consacre la victoire de la croix sur le croissant. » Si l’histoire parle beaucoup de Saladin et de Baybars à qui Gouraud devait incontestablement une grande part de la blessure entretenant sa rancune, cette histoire ne semble pas assez diserte au sujet d’une famille de lanciers damascènes qui, entre les 12e et 13e siècle, a contribué énormément non seulement aux victoires des musulmans sur les Croisés, mais aussi et surtout, à long terme, à la puissance militaire occidentale qui a permis à Gouraud de profaner le tombeau de Saladin.

 

« Avec beaucoup de chroniqueurs, écrit Romuald Brunet en 1886, je puis affirmer que l'Espagne, la première, s'est servie de l'artillerie, introduite par les Arabes, le peuple le plus civilisé alors de l'univers. »[1] Les chroniqueurs évoqués sont, entre autres, Louis Viardot[2], Joseph Toussain Reinaud et Idelphonse Favé[3], trois auteurs français à avoir reconnu, le premier dès 1833, et les deux suivants en 1850, que la poudre à canon et l’artillerie sont des inventions arabes. Au 20e siècle, c’est probablement l’auteur américain d’origine allemande, Willy Ley[4], qui fut le premier à attribuer aux Arabes, en 1958, l’invention d’autres engins militaires plus sophistiqués :  la torpille et la roquette.

     Dans le livre choc de Sigrid Hunke, paru à Stuttgart en 1960 et publié, trois ans après en français à Paris, on lit : « Tandis que nous assistons aujourd'hui avec stupéfaction aux progrès ahurissants de la technique moderne en matière de fusées, c'est à peine si nous songeons à ceux qui nous ont gratifiés de cette invention, et encore moins au fait que nous, Occidentaux, sommes fort probablement et sans nous en douter à son origine. »[5]

Torpille ar-Rammah, volant et flottant au dessus de l'eau (autopropulsion à poudre)

      Le passage cité de Hunke s’insère dans un hommage rendu au génie précurseur du chimiste et ingénieur syrien Hassan ar-Rammah, père de la poudre à canon et inventeur de 70 engins explosifs[6], dont le boulet de canon, la fusées, la torpille, ainsi que les premières armes à feu comme l’arquebuse... L’essentiel de ces technologies, jamais jusque-là connues en Europe chrétienne, a été transmis plus tard à l’Occident, grâce à des traductions latines publiées dans le fameux Liber Ignum, ouvrage prétendument écrit par un certain Marcus Graecus[7]. Comme l’histoire de l’artillerie en Espagne est liée à celle des Arabes, le transfert de la poudre à canon et des armes à feu vers l’Europe s’est probablement effectué depuis l’Espagne musulmane, passant d’abord en Italie, puis en France et enfin en Allemagne.

     Si l’on ne sait pas à quelle année au juste naquit Hassan ar-Rammah, on présume que sa venue au monde se situe entre 1220 et 1226. Petit-fils et fils d’armuriers, Hassan s’est engoué, dès sa prime enfance, de la fabrication de substances explosives, et selon ses dires c’était à son grand-père puis à son père qu’il devait l’initiation à cet art[8]. Ayant étudié la chimie, il a voulu investir son savoir scientifique dans le métier qui a donné à sa famille son nom, «رماح rammah» voulant dire en arabe fabricant de lances, et aussi lancier. Ce choix, de même que celui de ses ascendants, semblent obéir surtout à des impératifs stratégiques nationaux dictés par le contexte politique dans lequel se trouvaient la Syrie et le reste du monde arabo-musulman. De l’Ouest, les Croisés ne cessaient de mener leurs campagnes contre ce monde, et de l’Est les Mongols menaçaient de rajouter bientôt à ces périls. Il fallait donc développer, voire révolutionner le génie militaire de l’époque afin de permettre aux armées musulmanes d’assurer la défense de leurs pays contre l’ennemi conquérant, d’une part, et d’autre part la puissance dissuasive qui empêcherait cet ennemi, une fois repoussé, de songer à de nouvelles incursions.

     Hassan ar-Rammah a dû probablement développer à un âge précoce des recettes chimiques sur la « puissance du tir », déjà formulées depuis le 10e siècle par des polymathes arabes comme Jabir Ibn Hayyan ou Abou Mohamed al-Hamadani[9]. Et sans doute bien avant la bataille de la Forbie (17 et 18 octobre 1244)[10], après avoir sophistiqué ses premiers projectiles incendiaires, il a mis au point la fameuse roquette appelée « œuf auto-mobile et brûlant », utilisée entre autres dans la bataille égyptienne de Damiette en 1249[11]. Plus tard, il a fabriqué à partir du bois le premier canon portatif, sans doute celui utilisé en 1260 dans la célèbre bataille d'Aïn-Galout contre les Mongols[12]. Et pour abréger, c’est au génie de ce Syrien mort en 1295, aux profits qu’il a su tirer de ses ascendants pour purifier le nitrate de potassium et inventer la poudre à canon ainsi que les premières armes à feu, que les Arabes devaient les moyens propices à leurs luttes contre les Croisés et les Mongols. La résistance des musulmans au cours du siège d’Âcre (1189-1191), grâce notamment à la pulvérisation des trébuchets, ou tours mobiles, des Croisés, par des boulets incendiaires[13], la bataille de Mansourah et les 21 défaites que le fameux Baybars avait infligées aux Croisés francs[14], la destruction des galères de la flotte franque en Egypte, ainsi que la bataille d'Aïn Djalout qui mit fin à la fois aux ambitions mongoles de dominer le Moyen-Orient et à la présence franque au Levant, sont des moments historiques qui témoignent de l’apport technologique des ar-Rammah père et fils aux armées de Saladin et de Baybars.  Quant à la dette de l’Occident envers cet Arabe, je crois que le passage cité de Sigrid Hunke en dit quelque chose, et non des moindre.

      Lors de sa croisade contre l’Egypte dont le véritable objectif était de convertir au christianisme les « infidèles » [musulmans] de ce pays, après les carnages perpétrés à Damiette et la prise de cette ville, demeurée occupée pendant 11 mois et 7 jours, Saint-Louis fut capturé avec les survivants de son armée, écrasée le 5 avril 1250 à al-Mansourah, grâce au génie inventif dont je parlais depuis peu. Jean de Joinville nous rappelle la part de l’« œuf auto-mobile et brûlant » (assimilé par les Francs,  faute d’en connaître au préalable la nature, au « feu grégeois »[15], dans l’éclatante défaite subie par les croisés : « Un soir où nous faisions le guet de nuit près des chats-châteaux, il advint qu’ils nous amenèrent un engin qu’on appelle pierrière, ce qu’ils n’avaient pas encore fait, et qu’ils mirent le feu grégeois dans la fronde de l’engin. […] La nature du feu grégeois était telle qu'il venait bien par devant aussi gros qu’un tonneau de verjus, et la queue du feu qui en sortait était bien aussi grande qu’une grande lance. Il faisait un tel bruit en venant, qu’il semblait que ce fût la foudre du ciel ; il semblait un dragon qui volât dans les airs. Il jetait une si grande clarté que l’on voyait parmi le camp comme s'il eût été jour, pour la grande foison du feu qui jetait la grande clarté. […] Toutes les fois que notre saint roi entendait qu’ils nous jetaient le feu grégeois, il se revêtait sur son lit, et tendait ses mains vers Notre-Seigneur et disait en pleurant : « Beau sire Dieu, gardez-moi mes gens!»[16]

     Malgré la ferveur de cette pieuse invocation, l'armée ayyoubide commandée par Tûrân Châh (arrière-neveu de Saladin) a écrasé l'armée franque et détruit sa flotte. Louis IX et 1200 survivants des Croisés furent capturés, et ne durent leur salut qu'au paiement d'une lourde rançon de 200 000 livres et l'évacuation de Damiette.  S'il semble certain que le roi franc fut bien traité lors de sa détention (logé à Al-Mansourah dans la villa de Fakhreddine ibn Loqman, cadi et lettré soufi, et soigné par un médecin arabe qui l'a guéri d'une dysenterie[17]), voici comment Ibn Matrouh (1196-1252), poète et homme de lettres égyptien qui fut témoin des péripéties de la 7e croisade, nous relate sa capture, en interpellant à la fois l’« imprudent Prudhomme » et son armée :

 

                    « Tu es venu, rêvant de conquérir l'Egypte

Croyant souffle de vent le son d'anafin[18]

La mauvaise fortune au carcan t'a conduit

Et réduit à tes yeux l'infini horizon

Tandis que tes amis furent tous déposés

Grâce à ta bonne gouverne au caveau tombal

Cinquante mille personnes dont plus on ne vit

Que des trépassés, des captifs ou des blessés

Qu'Allah te pousse à rééditer cet exploit

Pour que Jésus de vous puisse à jamais guérir

Si le Pape de vos hauts faits peut se flatter

C'est que maints leurres découlent de bons conseils

Ne faites pas de ce bouvier votre pasteur

Comme sage instigateur il bat Chaq et Satih[19]

Et dites-vous bien si vous comptez revenir

Pour racheter par une vile action vos revers

Que la maison de Loqman[20] demeure en l'état

                      De même que les chaînes et l'eunuque Sabih. »[21] 

 

     Aux lendemains de sa propagation en Egypte, ce poème s’est tellement popularisé dans le monde arabe qu’il inspira à un autre poète, tunisien cette fois, un quatrain rapporté par Makrizi. L’auteur, qui s’appelle Ahmed Ibn Ismaïl ez-Zayyat[22], dédiait à son tour ses vers au même Louis IX débarquant, au mois de juillet 1270, à la Goulette :  

 

« Ô le Franc, Tounès est la frangine d'Egypte

Alors prends garde à ce que t'y attend

Sa maison de Loqman est une tombe

Et tes eunuques Monker et Nakir. »[23]

 

 

 

Ahmed Amri
08. 11. 2021 
 

 

 

 L'inventeur de la torpille

     Reconstitution de la torpille syrienne d'après le texte et les schémas de Hassan ar-Rammah

 

[1] Histoire militaire de l'Espagne, Paris, 1886, p. 69.

[2] L'Europe doit aux arabes le papier, la boussole et la poudre à canon, E. Brière, 1833.

[3] Reinaud et Favé, Du feu grégeois, des feux de guerre et des origines de la poudre à canon, Paris, 1850, p. 53.

[4] Willey Ley, Rockets, Missiles and Space, Travel The Viking Press, 1958.

[5] Le Soleil d'Allah brille sur l'Occident, Albin Michel, 1963, p. 34.

[6] Nadjm al-din al-Hasan al-Rammâh, Kitāb al-Furusīya wal munasab al-harbiya (Traité de l'art de combattre à cheval et des machines de guerre), 1285-1295.

[7] Cf. Aldo Mieli, La Science Arabe, Leiden, 1938, p. 156. La filiation de Liber Ignum à des sources arabes est confirmée par des arabismes qui émaillent, à maints passages, la traduction latine.

[8] الفروسية والمناصب الحربية - Al-furusiyya wa al-manasib al-harbiyya [Traité de l'art militaire et des machines de guerre]، Manuscrit, Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits. Arabe 2825 .

[9] Mohamed Mansour, Muslim Rocket Technology, 22 mars 2002 sur : https://muslimheritage.com/muslim-rocket-technology/

[10] Selon Daniel Mikelsten, « le monde musulman a acquis la connaissance de la poudre quelque temps après 1240, mais avant 1280, date à laquelle Hasan al-Rammah avait écrit, en arabe, des recettes de poudres à canon, des instructions pour la purification du salpêtre et des descriptions d'incendiaires de poudre à canon. » (Histoire de la technologie militaire et de la poudre à canon, Cambridge Stanford Books, 2021, n. p.).

     Mais il convient de rappeler ici que Hassan al-Rammah n’a pas écrit que le livre indiqué, d’une part, et d’autre part, cet armurier avait participé lui-même à des opérations de guerre au bilâd as-Châm, et il serait invraisemblable qu’il n’eût pas transmis les secrets de ses inventions aussi bien aux Ayyoubides en Syrie qu’aux Baharites en Egypte avant la rédaction de ses livres. D’ailleurs la fameuse bataille d’al-Mansourah illustre bien cette vérité.

[11] A. Bowdoin Van Riper, Rockets and Missiles : The Life Story of a Technology, JHU Press, 2007, p. 10.

[12] Mohamed Mansour, opt. cit.

[13] Le dinandier damascène dont parle à ce propos Bohadin dans sa Biographie de Saladin est probablement le père de Hassan ar-Rammah. « Un jeune cuivrier damascène s'est présenté au Sultan [Saladin] et assuré à celui-ci qu'il maîtrisait l'art de brûler ces trébuchets. Si l'on permettait de le faire entrer à Âkka (Acre), dit-il, et le mettre en possession des ingrédients nécessaires, ces machines de guerre seraient détruites. Il obtint ce qu'il voulut et fut introduit à Âkka. Là, il fit préparer tous les ingrédients dans une marmite remplie de naphte, jusqu'à ce que le mélange devînt semblable à du charbon ardent. Le jour d'arrivée du roi az-Zâhir [Baybars], il lança une marmite contre l'un des trébuchets. Sitôt atteint, celui-ci s'embrasa en moins de rien, devenant semblable à un immense djebel de feu dont les brandons s'élevaient vers le ciel. Les acclamations des musulmans s'élevèrent alors et leur joie fut telle qu'ils faillirent en devenir fous. Et alors même que les gens ne cessaient de regarder la première machine incendiée, une deuxième tour fut atteinte d'une autre marmite. [...] Puis une troisième... »  (بهاء الدين بن شداد، سيرة صلاح الدين الأيوبي، هنداوي، 2012، ص. 81).

James Riddick Partington cite également ce passage, quoique mal traduit, dans A History of Greek Fire and Gunpowder, JHU Press, 1960, p. 24

[14] Balthazar Gibiat, Baybars Ier, un esclave sur le trône, in Géo histoire, n° 50, avril-mai 2020, p.53-59.

[15] Le feu grégeois qui n’a de grec que l’adjectif dont il fut affublé n’est autre que les bombes au naphte arabes connues dans le monde musulman, comme l’atteste Ibn al-Amid (Elmacin, 1205-1273), depuis le siège de la Mecque de 690 (Voir Louis Viardot, Histoire des Arabes et des Mores d'Espagne, V. 2, Paris, 1851, p. 152). Et d’ailleurs, J. R. Partington l’a bien démontré en répondant à Charles Lebeau selon qui il était improbable que les Arabes eussent inventé le feu grégeois (James Riddick Partington, opy. Cit. pp. 22-32.

[16] Histoire de Saint-Louis, [1309], (Texte rapproché du français moderne), Paris, 1880, p. 92.

[17] Pierre Prier, Saint Louis, un roi prisonnier des clichés, sur ce lien :

[18] Cor de guerre arabe.

[19] Devins préislamiques renommés pour avoir interprété un rêve de Rabiâ ibn Nasr, roi yéménite qui les avait consultés là-dessus. D’après les historiens arabes, ces devis auraient prédit l’avènement du Prophète.

[20] Cette maison est devenue musée commémoratif de cet épisode de l'histoire égyptienne. L’expression « La maison de Loqman est demeurée en l’état / دار لقمان على حالها » est devenue proverbiale chez les Arabes pour signifier que rien n’a changé.

[21] Ggeôlier de Saint-Louis.

[22] Makrizi, opt. cit.

[23] Dans l'eschatologie musulmane, sitôt le mort est enterré, il subit un interrogatoire par ces deux anges, lequel peut se solder par de sérieux ennuis si, de son vivant, le concerné n’était pas un bon musulman.

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