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mardi 29 mars 2022

Lettre de Ahmed Manai au Président Kais Saied à propos de la Syrie (Traduction)

 

 Ouardanine, le 15 mars 2022

Monsieur le Président de la République Tunisienne,

Je vous adresse d’abord, dignes de votre rang, mes salutations.

Il y a trois ans, plus exactement le 9 février 2019, le hasard nous a réunis dans le hall d’accueil d’une
chaîne de télévision en cours de création, tous deux invités par la journaliste Mme Laila Attia Allah. Mon audience avait été enregistrée, quoiqu’à ce jour pas encore diffusée, et j’attendais d’être ramené chez moi, tandis que vous, vous venez à peine d’arriver et votre audience n’a pas encore débuté. Nous nous sommes assis pendant plus d’une heure ensemble et nous n’avons pas beaucoup parlé. Vous étiez si réservé, non sans un certain air altier comme si vous vouliez prévenir ainsi tout échange avec moi. Toutefois, si j’avais imaginé que vous deviendriez un jour Président de la République tunisienne, je vous aurais parlé de ce dont je traite par la présente, car c’est ma préoccupation depuis onze ans.

Kaïs Saïed

La question concerne les relations diplomatiques tuniso-syriennes, qui ont été rompues il y a dix ans, et la nécessité de les rétablir, car je pense que le peuple le souhaite, même si je ne l’ai pas consulté à ce sujet.   

J’ai déjà écrit à ce propos à messieurs l’ex-président provisoire et le ministre des Affaires extérieures dans le gouvernement provisoire de l’époque, quand bien même cette dernière correspondance était implicitement adressée au beau-père de tel ministre, Ghannouchi, dont la main mise sur le pays avait atteint un degré tel qu’il déclarait, immédiatement au lendemain des élections législatives de 2011, que la Tunisie allait renvoyer les ambassadeurs de Syrie et du Yémen et délivrer les locaux de leurs ambassades respectives  à   l’opposition des deux pays concernés. Ghannouchi n’était alors que chef d’un parti qui a remporté la majorité électorale.   

J’ai écrit également au chef de parlement et aux députés. Puis en co-auteur avec la militante Hend Yahia, j’ai encore écrit au défunt président Béji Caïd Essebsi, à son ministre des Affaires extérieures ainsi que, par trois fois, au président turc Recep Tayyip Erdoğan. Ce dernier était ce que l’on peut appeler une vieille connaissance, lui ayant rendu visite à Istanbul à la tête d’une délégation internationale en date du 18 mai 1998. C’était à la fois pour le soutenir alors qu’il faisait face à un procès martial, et pour lui faire part de mon désaccord car il a impliqué son pays dans une guerre d’agression contre la Syrie.

Il est donc tout à fait naturel que je vous écrive à votre tour, votre Excellence étant le Président de la république tunisienne, même si je constate qu’actuellement, vous êtes bien plus préoccupé par les soucis de semoule, de farine, d’huile subventionnée, que des problèmes internationaux. Cependant, ces soucis d’ordre intérieur, si importants soient-ils, ne sauraient s’accaparer en exclusivité l’attention d’un président de la république. Quoiqu’il en soit, le devoir me somme de vous écrire, d’autant que je suis d’ores et déjà certain que vous serez le dernier président tunisien que j’aurais interpellé à ce sujet.

Prémices [de la tragédie syrienne]

À la mi-mars 2011, des manifestations, des émeutes et des violences ont éclaté dans la ville de Deraa, dans le sud de la Syrie, à la frontière jordanienne. Cela a commencé à l’instar de ce que connurent de nombreux pays arabes, à commencer par la Tunisie ; puis la contagion s’est rapidement étendue aux villes, villages, zones rurales et de nombreuses bourgades de Syrie. La violence s’est accrue et ses victimes allaient croissant, déplorées aussi bien du côté des civils, des universitaires, des étudiants et autres catégories, que du côté des forces de l’ordre gouvernementales, avec, notamment, de nombreux assassinats ciblant des soldats et des policiers. Puis les violences ont atteint leur paroxysme lorsque, au mois de juin, un attentat à la bombe, le tristement célèbre massacre de Jisr al-Choghour, a ciblé une caserne, tuant pas moins de cent vingt membres de la sécurité.

Mission d’observation arabe

A travers une démarche unique dans l’histoire de la Ligue arabe, le Conseil des ministres arabes des Affaires étrangères a approuvé une initiative concernant la Syrie, et ce dans le but d’aider ce pays frère à résoudre au plus tôt sa crise politique. Cela a été fait, et les observateurs arabes ont accompli ce qui leur avait été confié, puis ils ont rendu un rapport à la fois objectif, professionnel, honnête, complet et équilibré, lequel a été soumis par le chef de mission au Conseil de la Ligue le 17 janvier 2012. Le rapport conclut entre autres que les autorités policières et militaires syriennes n’ont eu recours au tir que pour riposter en légitime défense à des éléments armés. C’est probablement ce constat qui a dû enrager certains pays, lesquels avaient hâte de mettre en œuvre la destruction de la Syrie, ce qui les a incités à enterrer le rapport d’une part, et d’autre part accélérer le renvoi de l’affaire devant Conseil de sécurité, espérant que ce dernier légifèrerait dans le sens qu’il avait suivi auparavant au sujet de la Libye. Mais cette tentative a lamentablement échoué, comme vous le savez, à cause de l’utilisation par la Chine et la Russie du véto.     


J’étais l’un des membres de la mission, je suis Ahmed Manaï   

J’étais l’un des cent soixante membres de l’expédition, et le rapport que la Ligue arabe a dissimulé m’a été envoyé par e-mail par mon regretté ami, Dr Qais Al-Azzaoui, à l’époque représentant de l’Irak à la Ligue arabe. Je l’ai découpé en trois séquences [en vue de le faire traduire], envoyant l’une à mon ami Safouane Grira à Paris -personnage que vous connaissez bien puisque vous avez assisté à sa cérémonie de son mariage, une autre à l’ami algérien Omar-Al-Mazri à Aix-en-Provence. Et j’ai conservé la dernière séquence pour moi. Au bout de deux jours, la traduction française était prête ; et le site de l’Institut tunisien des relations internationales l’a publiée, puis à partir de la version française, le texte a été traduit en diverses autres langues.

Le 5 février, la Tunisie a rompu ses relations avec la Syrie, expulsé la délégation syrienne de Tunisie et invité notre ambassadeur à Damas à revenir au pays, laissant notre diaspora en Syrie à découvert, sans protection consulaire. Le 24 février 2012, la Tunisie accueillait le symposium de ce que l’on a convenu d’appeler « les Amis de la Syrie ». Or ce dont personne ne doute, c’est que pas un Etat, un seul de toute cette clique internationale d’imposteurs, ne pourrait soutenir la grotesque usurpation d’identité. Ces tristes saltimbanques réunis audit symposium -est-il besoin de le rappeler ? ont été tour à tour racoleurs et commanditaires -en Orient comme en Occident- de légions de terroristes, instructeurs militaires de ces légions, bailleurs de fonds les entretenant sur un grand pied, pondeurs de fatwas sanctifiant pour leur « noble cause » même l’insensé [prostitution jihadiste], et propagandistes dévoués -officiels et leurs médias- de telles hordes du chaos. Tous se sont ligués pour détruire la Syrie, tous ont œuvré à démanteler son Etat. J’en veux pour exemple l’aveu de l’ex-chef de gouvernement qatari que son pays a dépensé cent trente-cinq milliards dans les basses manœuvres visant à faire tomber la Syrie. Mais…

Dix ans de guerre planétaire contre un peuple magnanime

 Cent trente pays enthousiasmés, des plus grands aux plus nains, tous égaux et se valant en criminalité, ainsi que les ignobles organisations terroristes wahhabites et fréristes, se sont réunis en Tunisie pour ourdir le plan d’attaque contre la Syrie. Et c’était à dessein de renverser son État, profaner sa terre, disperser son peuple et s’emparer de ses ressources. S’ensuivirent dix ans de guerre des plus sale où tout fut permis : les tueries, les destructions d’infrastructures et de tout, le boycott économique et financier, les « pactes » implicites de famine, le pillage de pétrole national, le vol d’usines, la destruction par le feu de récoltes agricoles, et par-dessus cela encore, les mensonges systématiques, les calomnies, les tartufferies instrumentalisant la religion… Un bon nombre de Tunisiens ont contribué dans une large mesure à ces crimes, qui par le racolage de recrues destinées à l’Holocauste syrien, comme les cheikhs apôtres de terrorisme formant la coterie des soi-disant oulémas musulmans (dont Ghannouchi, Al-Khadmi, Al-Najjar et d’autres), qui par l’action directe sur le terrain, soit en tant que zélote, tueur, sicaire, exécuteur de hautes besognes, soit tout simplement en tant que ravisseur [entre autres de femmes et d’enfants destinés à la traite d’humains dont raffolait le tristement célèbre calife al-Baghdadi].

Un des cas humains, sans doute l’unique dont les faits ne cessent de m’impressionner, est Ghannouchi. Je l’ai connu en octobre 1968 à la mosquée de Paris. Il venait alors de Syrie et m’a raconté que c’était à Damas qu’il a connu sa « seconde naissance ». Là, il avait pu faire ses études et loger gratuitement. C’était là aussi qu’il avait prétendu avoir porté les armes pour défendre Damas qui, pendant la guerre de 1967, était menacé de conquête sioniste.

Cette même terre de « seconde naissance », en l’an 1999, a accueilli 17 personnes, tous hommes de main militaires ou civils de ce même Ghannouchi, qui avaient été extradés du Soudan vers lequel ils avaient fui au lendemain de l’échec de leur tentative de coup d’Etat en Tunisie. Ces personnes ont joui pleinement de l’hospitalité syrienne jusqu’en 2002, lorsque les Nations Unies leur ont trouvé ailleurs d’autres pays d’asile.  

Il n’y a pas que ces faits paradoxaux dans les hauts faits et gestes de Monsieur Ghannouchi. En 2015, quand il s’est avéré que les terroristes qu’il avait envoyés en Syrie ont échoué dans leur mission et commençaient à revenir en Tunisie, dans sa phraséologie les survivants de ses légions de recrues devenaient « chair putride » !  « Chair putride » alors qu’ils étaient jusque-là « Conquérants du sein d’Allah [paradis] pour leur propre salut aussi bien que pour le salut de leurs proches » !  Et comble du délire, en 2018 Ghannouchi saluait encore les frappes aériennes américaines contre la Syrie.

Monsieur le Président,

En toute sincérité, je ne vous demanderais pas de rétablir les relations avec la Syrie, car je sais que ce serait une entreprise difficile pour vous. Néanmoins, n’oubliez pas que le monde change rapidement autour de nous.  Et la victoire de la Syrie contre ses agresseurs constitue l’un des nombreux facteurs motivant ce changement. Tout au long des dix dernières années, les Syriens, en tant que peuple, armée, instances dirigeantes et président, ont résisté, combattu, persévéré, fait preuve de pugnacité, eux et leurs alliés, et fini par remporter -ce qui dans les annales humaines sera cité ainsi, la première victoire d’un Etat, d’un pays et d’un peuple contre une conjuration planétaire où l’Occident colonial, ses valets locaux, les messianismes judéo-chrétien et islamiste, n’ont tiré que l’avanie et le déshonneur.

 Vous, Monsieur le Président, au lieu d’adopter cet attentisme que plus rien n’est censé motiver, vous pouvez faire quelque chose en direction de la communauté tunisienne vivant en Syrie.  Cette communauté n’a que trop enduré l’incurie, l’indifférence, le mépris des gouvernements successifs de son pays. Vous pouvez également faire quelque chose en direction des Syriens réfugiés en Tunisie. Car -est-il besoin de le rappeler ? au moment où la plupart de ces Syriens végètent dans l’indigence en Tunisie, survivant à la faveur de la mendicité et exclus de tout cadre législatif pouvant leur assurer un semblant de vie décente, il en va tout autrement pour les Tunisiens qui vivent en Syrie. Ceux-là, outre la protection dont ils bénéficient au niveau des lois syriennes, ne sont pas condamnés à mendier. Beaucoup, sans nul besoin de demander la nationalité, sont des fonctionnaires employés sans discrimination aucune dans les services gouvernementaux. Ils sont traités comme les citoyens syriens, et jamais je n’ai entendu dire que les autorités syriennes ou d’autres services aient puni tel ou tel Tunisien pour les crimes infâmes commis par des terroristes de notre pays à l’encontre des Syriens.    

Si je devais vous indiquer quelque urgence à ce propos, je vous dirais : fournir aux Tunisiens résidant en Syrie les services permettant de faciliter l’octroi de passeports dont les demandeurs attendent plus d’une année avant de les obtenir. Octroi de bourses également, entre autres moyens de soutien matériel, aussi bien aux étudiants tunisiens en Syrie qu’aux étudiants syriens en Tunisie, ce qui permettrait surtout à ces derniers d’avoir des conditions plus propices au séjour et à l’étude.

Je vous écris parce que je crois, compte tenu de mon âge et de mon état de santé, que vous serez la dernière plus haute instance à laquelle j’aurais écrit sans en attendre en contrepartie quelque chose de notable.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, mes sincères salutations.

Ahmed Al Manaï

Président de l’Institut Tunisien des Relations Internationales et membre de l’ancienne mission arabe en Syrie

Traduction A. Amri
28. 03. 2022


 

jeudi 24 mars 2022

La Syrie et le « printemps arabe »

 

Début novembre 2004, alors qu'il était reçu par la conseillère à la Sécurité nationale sous le premier mandat de George W. Bush, l’ancien dissident soviétique et sioniste Natan Sharansky a constaté que son livre The Case For Democracy était sur le bureau de Condoleezza Rice. « Savez-vous pourquoi je le lis ? » lui demanda celle-ci. Et sans lui laisser le temps de parler, elle enchaîna : « Parce que le Président a consacré tout le week-end à le lire, et m'a demandé de le lire aussi. Ma fonction veut que j'applique la volonté du Président et que je sache aussi comment le Président pense. »[1]

     En tant que l’une des « Dix têtes du mal » auxquelles l’auteur égyptien Majdi Hussein Kamel a consacré le livre ainsi intitulé[2], Natan Sharansky est l’auteur de prédilection que choyaient Georges W. Bush, ses amis et son administration. C’est à cet apôtre de la démocratie dans le monde arabe que les USA doivent les principes directeurs de ce qu’ils appellent « instabilité constructive ». « Si vous voulez une idée de ma conception de la politique étrangère, disait Busch à ses collaborateurs ainsi qu’à ses intervieweurs, lisez le livre de Nathan Sharansky. Il vous aidera à comprendre beaucoup de décisions qui seront prises ou qui l’ont été. »[3]

     Mais en quoi cet ancien refuznik soviétique devenu « héros juif » en Israël[4] serait-il concerné, et si intéressé, par la démocratisation du monde arabe ? Parce que ce moyen est la « condition indispensable à la signature d’une paix globale au Proche-Orient et à la sécurité du monde »[5]. Après Nicolas Ier, le Tsar russe qui qualifiait au 19e siècle l’empire ottoman d’« homme malade », d’où le coup de grâce qui a achevé cet empire sous la main de la Triple-Entente, l’Occident atlantiste s’est tourné dès le début de ce siècle vers le monde arabe, « homme malade » du 21e, pour l’achever à son tour. L’invasion de l’Irak en 2003 et l’exécution de Saddam Hussein en 2006 étaient le préambule du « wilsonisme botté » marquant les deux premières décennies de ce siècle, lequel wilsonisme n’est que le produit de l’influence néo-conservatrice dont s’inspirent les « Dix têtes du mal » évoquées.       

     L’on pourrait se demander à bon droit pourquoi la Tunisie fut le foyer de ce fameux printemps dont, jusqu’à présent, les seuls bénéficiaires sont Israël, la nébuleuse islamiste transnationale et les pétromonarchies réactionnaires arabes. Les peuples, quant à eux, de l’Euphrate à l’Océan, n’en ont tiré que des déboires.

     En vérité, Ben Ali aurait été dans le collimateur de l’administration américaine depuis 2001, si ce n’est avant. En 1991, quand il a refusé de se faire enrôler dans la coalition dirigée par les USA pour libérer le Koweït, Ben Ali n’était plus déjà dans les bonnes grâces de Bush père. Sous Bush fils, Ben Ali a tendu la main à Bachar el-Assad au moment précis où le Pentagone, en 2001, plaçait au « couloir de la mort » sept Etats arabo-musulmans, dont l’Etat syrien figurant en deuxième position, condamnés à disparaître dans les cinq ans à venir[6]. C’est précisément à partir de cette même année que les relations syro-tunisiennes connurent une relance qui leur donnera jusqu’en 2010 une consolidation sans précédent. En janvier 2001, le Comité supérieur paritaire présidé par Mohamed Ghannouchi et Mohamed Moustapha Mero, chefs de gouvernements tunisien et syrien, avait signé 15 accords bilatéraux et un programme de coopération dans de multiples domaines économiques et sociaux. Les deux parties ont également décidé de booster l'échange commercial pour le faire atteindre le niveau septuplé de 73 millions de dollars au lieu de 11 millions au cours de l'année précédente[7]. Trois mois plus tard, en avril, Bachar el-Assad et la première dame syrienne entament une visite officielle, la première, de deux jours en Tunisie. Elle sera suivie de deux autres au cours de la même décennie, l’une en mai 2004 et l’autre en juillet 2010. Et c’est à partir de la deuxième invitation adressée au couple présidentiel syrien que Ben Ali commença à agacer véritablement les Américains. Pour en comprendre le pourquoi, il suffit de rappeler que cette invitation intervenait dans un contexte historique marqué par de vives tensions entre la Syrie et les USA. Le 3 mai 2003, Colin Powell s’est rendu à Damas pour enjoindre à Bachar de suspendre tout soutien au Hezbollah, de rompre son alliance avec l’Iran et de retirer les troupes syriennes du Liban. Mais le nouveau Lion de Damas, pas moins intransigeant que son père, ne pouvait pas se soumettre à un tel diktat.  Raimbaud souligne à ce propos que « Le refus coupant du président syrien ayant été reçu comme une déclaration de guerre, la contre-attaque américaine survenait en décembre 2003 avec le « Syrian Accountability and Lebanese Sovereignty Recovery Act » marquant l’ouverture des hostilités, un feu vert pour le lancement de « plans » contre la Syrie et le Liban. »[8]

     C’est dire combien, aux yeux de l’administration américaine, l’invitation de Bachar par Ben Ali en 2004 faisait du président tunisien un « allié de l’axe du mal », axe dont la construction conceptuelle, comme tout un chacun le sait, est issue du choc des attentats du 11 septembre 2001. « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », disait Bush. Et dans cette logique, Ben Ali allait conforter encore cette perception négative en invitant une 3e fois, en 2010, le président syrien. Cette fois, Ben Ali se permettait même d’humilier sans ménagement les USA, puisqu’il refusa de recevoir l’ambassadeur américain en Tunisie, Gordon Gray, qui voulait lui enjoindre d’annuler cette invitation[9]. Et c’est probablement la goutte qui a fait déborder le vase. Même si la révolte des Tunisiens, déclenchée quelques mois plus tard, semble revêtir un caractère populaire et spontané, la fuite de Ben Ali vers l’Arabie saoudite n’aurait été que la conséquence d’une destitution préparée de longue date par les Américains[10]. 

     Mais la chute de Ben Ali ne marque pas, comme le veut l’opinion communément admise, le début de ce « printemps arabe ». Celui-ci était déjà initié, à mon sens, huit ans plus tôt, par l’exportation vers Bagdad, sur des bombardiers et des chars américains, d’un premier modèle de démocratie « printanière ». Le 5 février 2003, alors que les USA étaient déjà engagés dans la guerre d’Afghanistan, Colin Powell dressa son fameux réquisitoire contre le régime de Saddam. Pendant près d’une heure, il a soutenu à la tribune des Nations-Unies que l’Irak était lié à al-Qaïda et qu’il détenait des armes de destruction massive. Et afin de persuader le monde que ce pays appartenait au même « axe du mal » que les Talibans, le secrétaire d’Etat américain a brandi une fiole supposée contenir de l’anthrax. On devine aisément, à un moment où le syndrome du 11 septembre et des attaques à l’aide de courrier contaminé au bacille de charbon marquait encore les USA, quel effet persuasif était dévolu à cette rhétorique illustrée. Le flacon d’anthrax, c’est un peu le fameux argument de la figue carthaginoise, encore toute fraîche, brandie par Caton l’Ancien pour convaincre le sénat romain de la proximité de l’ennemi, et partant de l’impérieuse nécessité d’engager contre lui la 3e guerre punique[11]. Autant par la virulence des mots que par le recours à cet avatar de figue et figure emblématiques, ce dont Powell voulait persuader l’ONU, et à travers elle la communauté internationale, c’était la justesse d’un casus belli justifiant : « Irak delenda est ! »[12] 

     En juillet 2004, une fois le régime baasiste irakien détruit et alors même que Saddam Hussein était encore en vie, le monde entier apprend, non sans stupéfaction, que l’argument des armes de destruction massive soutenu par l’administration Bush n’était qu’un mensonge inventé de toutes pièces à seule fin de se débarrasser du « dictateur irakien »[13]. Il n’y avait en Irak ni armes chimiques ni armes bactériologiques ni accointance quelconque entre le régime de Saddam et al-Qaïda[14]. Et tout le réquisitoire de Powell contre Saddam, condamné en la circonstance sans appel sur des présomptions, était fondé sur une belle blague, c’est le cas de le dire, brodée par l’un des opposants au régime baasiste. Lorsque l’auteur de ce mensonge, un transfuge ou soi-disant ex-ingénieur chimiste irakien qui s’appelle Rafid Ahmed Alwan al-Janabi, apprendra plus tard que sa fable a fourni aux faucons américains l’épine dorsale du casus belli qu’ils cherchaient, il n’en reviendra pas. Interrogé par le Guardian sur les raisons qui l’avaient incité à inventer cette fable, il dira : « J’avais un problème avec le régime de Saddam. Je voulais qu’on s’en débarrasse et j’avais soudain cette opportunité. »[15]

     Sans doute faut-il souligner ici que le mensonge de Colin Powell n’est ni le premier ni le dernier à avoir servi une guerre impérialiste. Un excellent article d’Ignacio Ramonet, publié au Monde diplomatique de juillet 2003[16], rappelle un nombre indéfini de mensonges d’Etat que les Américains et leurs alliés atlantistes, en parfaits intrigants machiavéliques et mythomanes invétérés, avaient inventés et propagés à des fins bellicistes, soit contre l’Irak, soit ailleurs.  Avant d’évoquer quelques fables du même ordre tissées en vue de faire rééditer le scénario irakien en Syrie, il convient de rappeler qu’à ce propos précis, il y a beaucoup à apprendre dans les ouvrages de Raimbaud, de Guigue, d’Izambert, de Belliot[17], entre autres. Rappelons aussi ce que Roland Dumas révélait en 2013[18] : un plan préparé à Londres dès 2007 et dévoilé quelques mois avant le début de la guerre en Syrie, visant à renverser le régime de Bachar el-Assad. Ci-dessous un extrait de cette révélation : « … des Anglais authentiques, un jour m’ont demandé si j’acceptais de rencontrer des Syriens. J’ai trouvé la question un peu insolite et j’ai voulu en savoir davantage. Je leur ai demandé qui étaient ces Syriens. C’est alors qu’ils m’ont révélé tout de go, sans précautions, qu’il se préparait une action en Syrie, à partir de l’Angleterre, avec des Syriens, des gens du Proche Orient, ils ne m’ont pas dit lesquels, et que cela avait pour but de renverser le régime […]. C’est du reste ce qui s’est produit par la suite. D’autres éléments se sont agrégés à cela, notamment les pays arabes, mais l’objectif était de partir d’un petit groupe, ils avaient tout organisé, y compris le remplacement du président : il y avait là dans la réunion, je n’en ai pas parlé, le remplaçant de Bachar el Assad. C’était un vieux général. Il n’a peut-être pas gardé cette fonction, mais il était présenté comme celui qui devait succéder à Bachar el Assad. Donc c’est parti de ce moment-là, à peu près 6 mois avant le déclenchement des hostilités. »[19]




Ahmed Amri
Extrait de ma postface à Décennie avec le Lion de Damais de Bouthaïna Chaaban, Ed° ITRI, 2022
24. 03. 2022





[1]  مجدي كامل، رؤوس الشر العشرة، دار الكتاب العربي للنشر والتوزيع، 2014، ص. 41-42

[2] Je cite dans l’ordre de leur classement par l’auteur : Zbigniew Brzezinski, Bernard Lewis, Natan Sharansky, Gene Elmer Sharp, Georges Soros, Peter Ackerman, Bernard-Henri Lévy, Robert Stephen Ford, John Negroponte et Anne Woods Patterson. (Opt. cit. pp. 5-6).

[3] Walid Charara, « Instabilité constructive », Le Monde diplomatique, juillet 2005.

[4] Times of Israel Staff, Le « héros juif » Natan Sharansly lauréat du prix Genesis 2020, 10. 12. 2019.

[5] Walid Charara, opt. cit.

[6] Cet arrêt de politicide a été révélé, le 3 octobre 2007, par Wesly Clark, ancien Commandant en chef des forces de l’OTAN en Yougoslavie, qui en fut informé au Pentagone, quelques jours après les attaques du 11 septembre 2001.

https://www.youtube.com/watch?v=vE4DgsCqP8U

[7] صلاح الدين الجورشي، سوريا تعزز علاقاتها مع المغرب العربي، 13 ابريل 2001، https://www.swissinfo.ch/ara/

[8] Plutôt une guerre sans fin qu’une fin de la guerre [Visioconférence], 26 mars 2021, sur www.institutschiller.org

[9] « La visite de Bachar en Tunisie avait précipité la chute de Ben Ali ? », 11 mars 2016, sur ce lien : https://www.tunisie-secret.com/La-visite-de-Bachar-en-Tunisie-avait-precipite-la-chute-de-Ben-Ali_a1556.html

[10] Pauline Tissot, Les Etats-Unis ont-ils joué un rôle dans le départ de Ben Ali?, L'Express, 24. 01. 2011.

[11] « Répondez [dit-il aux sénateurs romains] : depuis quand cette figue vous paraît-elle cueillie ? Tous s'accordèrent à dire qu'elle était fraîche. - Eh bien ! reprit-il, sachez qu'il y a trois jours elle était encore sur l'arbre à Carthage : tant nous avons l'ennemi près de nos murs ! » (Pline l'Ancien, Morceaux choisis extraits de l'histoire naturelle, Vol. 1, Paris, 1809, pp. 439-441)

[12] Le 6 février 2005, soit le lendemain de ce réquisitoire contre Saddam, Dominique Jung, rédacteur en chef des Dernières Nouvelles d'Alsace, écrit : « … l'objectif des Etats-Unis était-il vraiment d'apporter la preuve recherchée en vain, sur le terrain, par des équipes d'experts qui ne cessent de s'étoffer ? N'était-ce pas plutôt de redire - images et sons à l'appui - que l'Oncle Sam est décidé à régler son compte à Saddam ? Colin Powell était hier dans la robe d'un procureur qui, fort de son intime conviction, met toute son éloquence au service de son réquisitoire, afin d'obtenir la peine maximum contre l'accusé. »   

https://www.nouvelobs.com/monde/20030206.OBS6416/revue-de-presse.html

[14] Est-il besoin de rappeler que cette organisation est sortie des entrailles de la CIA, financée, armée et entraînée pour servir d’abord les fins géopolitiques étasuniennes dans la guerre froide contre l’URSS ? Al-Qaïda n’est en l’occurrence qu’un « monstre de Frankenstein » qui s’est retourné contre son créateur. 

[15] L'Irakien dont le mensonge a déclenché la guerre en Irak, Slate.fr, 15 février 2011.

[16] Mensonges d’État, Le Monde diplomatique, juillet 2003.

https://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/RAMONET/10193

[17] Pour Raimbaud:  Les Guerres de Syrie : Essai historique, Glyphe, 2020 ; حروب سورية، وزارة الثقافة السورية، 2020 ; « Tempête sur le Grand Moyen-Orient », Ellipses, 2015-2017. Pour Guigue : Chroniques de l'impérialisme et de ceux qui lui résistent (2013-2017), Éditions Delga, 2017 ; وقائع الإمبريالية والمقاومة، نشر المعهد التونسي للعلاقات الدولية، 2018. Pour Izambert : 56 - Tome 1 : L'État français complice de groupes criminels, IS Edition, 2015 ; Trump face à l’Europe : Peut-on éviter une nouvelle guerre mondiale ? IS Edition ; 2017. Pour Belliot : Guerre en Syrie, ITRI, 2017

[18] A travers son livre Dans l'œil du minotaure : le labyrinthe de mes vies (Ed° Cherche midi, 2013) ainsi que de nombreuses déclarations mises en ligne ; voir :

- https://www.youtube.com/watch?v=BH9SHxetO1I

- Entretien avec Roland Dumas sur la crise syrienne et la politique étrangère de la France, Observatoire Des Mensonges d’Etat, agorx.fr/ ; 24 février 2014.

lundi 5 mars 2018

Chroniques de l'impérialisme et de la résistance: préface de la version arabe (traduction)



L'Institut tunisien des relations internationales (ITRI) va sortir bientôt Chroniques de l’impérialisme et de la résistance, en version arabe (وقائع الإمبريالية والمقاومة). Il s'agit d'une belle anthologie d'articles de combat écrits par Bruno Guigue et traduits par Ali Ibrahim. Notre ami Dr Ahmed Manaï m'a très honoré en me confiant la signature de la préface. Dont je livre ci-dessous (pour Bruno et ses amis non arabophones) la traduction.


« Nous apprécions à juste titre ces voix libres et intrépides qui s’élèvent en France et ailleurs, dont celle du sous-préfet de Saintes. Et nous voudrions que les Arabes et les musulmans ouvrent les bras à ces voix, leur rendent l’hommage et l’estime mérités, et qu’ils œuvrent en même temps à se transformer eux-mêmes en force qui empêche l’Autre de les faire chanter ou leur faire du mal. »
[1]
                                       Mohammad Hussein Fadlallah, Beyrouth, 30 mars 2008                              
                          



A travers la présente édition des Chroniques de l’impérialisme et de la résistance en version arabe, l’Institut tunisien des relations internationales (ITRI) voudrait donner une poignée de main fraternelle à un intellectuel français de grande stature, une figure imposante de la lutte contre l’impérialisme et le sionisme. Cette poignée de main, et nous ne le dirons jamais assez, quelles que soient sa portée symbolique et la tournure des phrases qui veuillent la présenter ici, ne peut traduire à souhait la profonde gratitude dont nous sommes redevables à cet homme. « Nous », ce sont tous les Arabes et les musulmans conscients de la face cachée des conflits sur leur terre ainsi que dans le reste du monde, et ayant connu à travers ses écrits et positions Bruno Guigue, l’auteur de cette remarquable anthologie d’articles ici traduits.


Bruno Guigue a commencé son parcours d’écrivain depuis plus d’une vingtaine d’années, plus précisément au lendemain de la chute du mur de Berlin. Auteur engagé soutenant sans relâche les justes causes des peuples, il incarne à bon droit l’honneur français, la conscience rebelle d’une grande nation desservie par ses dirigeants, la voix libre qui, est-il besoin de le dire, fait défaut à la France officielle. Guigue est bien cela, sans fioriture aucune, qui a choisi de se positionner dès le départ à contre-courant de l’idéologie dominante, le bourrage de crâne impérialiste, la bien-pensance et les résistances doxiques d’un Occident imbu de sa civilisation ethnocentriste et de son mythe de monde libre. Sans tenir compte ni de l’inconfort d’un tel choix pour sa condition intellectuelle, ni –le moment venu- des éventuelles incidences, et non des moindres, sur sa condition de haut fonctionnaire d’Etat. Dès les primeurs de ses publications[2], tout en œuvrant à démonter la machine à décerveler des missionnaires du nouvel ordre mondial[3], il a fait de la cause palestinienne et des complots impérialistes ciblant le monde arabe l’axe principal de ses écrits. Et en dépit du lobby sioniste implanté à plus d’un niveau en France et en Occident en général, de ses pressions continuelles en vue d’empêcher la propagation de la pensée qui lui est hostile, et du vil chantage à l’antisémitisme[4], Guigue ne s’est pas écarté d’un iota de son engagement pour cette cause, restant incessamment debout, incessamment intègre, pour lutter avec honneur et vaillance contre les manipulations de l’establishment en Occident et l’imposture médiatique de la machine sioniste.                                                                                            



Rien d’étonnant, dès lors, à ce que cette machine s’évertue à marquer de la « lettre écarlate », dans son sens revu et mis à jour[5], Bruno Guigue. Comme elle l’a fait d’ailleurs, et ne cesse de le faire, à l’encontre de nombreux symboles de l’activisme et de la pensée antisionistes en Occident, en guise de châtiment frappant l’offense suprême des temps modernes, en l’occurrence le « blasphème » contre le sionisme. Quand nous disons « blasphème », il ne faut pas perdre de vue tous les supposés de ce mot tels qu’« impiété », « sacrilège », « profanation », etc., sachant que « antisionisme », dans l’usage courant des chiens de garde sionistes et des médias de manipulation et d’imposture qui leur sont dévoués, est devenu synonyme d’antisémitisme[6]. Et  comme cela se passait au tristement célèbre âge d’or du puritanisme, quand, en 2008, dans un pays qui se targue d’appartenir au « Monde libre » et ne manque jamais le coche pour faire la leçon à tel ou tel bled péchant à l’endroit de la liberté d’expression ou tout autre droit humain, Bruno Guigue a été démis de sa fonction de sous-préfet, cette sanction injuste, et indiscutablement arbitraire,[7] n’est plus ni moins qu’une incarnation du néopuritanisme qui s’est propagé en Occident depuis que la critique d’Israël est devenue le péché capital suprême.[8]   
                                      
Nous citons ci-dessous un extrait du texte publié par Bruno Guigue un mois à peu près après son éviction. Le lecteur averti ne manquera pas de capter à travers le non-dit la nausée de l’intellectuel et le cri percutant de sa révolte face à l’injustice discriminatoire, le deux poids-deux mesures incessamment dénoncé et toujours prévalent.
« [...]Au lieu de réfuter mes affirmations de manière factuelle, mes détracteurs préfèrent ainsi jeter l’anathème[...]Mea culpa : j’avais oublié que les comparaisons les plus désobligeantes, aux yeux de l’establishment hexagonal, sont interdites à propos d’Israël mais vivement recommandées à l’égard des pays du « Tiers Monde ». Mon principal tort, plus que d’avoir enfreint le devoir de réserve, n’est-il pas d’avoir heurté de plein fouet la doxa occidentale ? Après avoir mis en lumière le déni de réalité dont le discours dominant entoure les exactions israéliennes, il faut croire que c’en était trop. À mes dépens, j’ai fait la démonstration que la frontière entre ce qu’il est licite de dire et ce qui ne l’est pas, dans notre pays, n’a rien à voir avec le vrai et le faux. »[9]

Sur son blog en date du 8 octobre 2010, l’auteur de cette préface s’est demandé s’il fallait pendre ces intellectuels –dont Guigue- qui « n’endossent pas le prêt-à-penser sioniste », et ce, d’une part en raison du danger que représente leur pensée pour le sionisme, et partant l’entité sioniste elle-même, et d’autre part en raison du balai qui se retourne contre les apprentis-sorciers chaque fois que ceux-ci tentent d’exorciser l’irréductible pensée de ces intellectuels. « A un moment où les fédayins semblent pour la plupart sous terre ou sous les verrous, écrit-il, et la résistance armée palestinienne paraît neutralisée ou dissoute d'elle-même, le danger immédiat qui menace le plus les sionistes n'est plus tout à fait à l'intérieur de la Palestine occupée mais sur les frontières et au-delà. Certes, on lorgne incessamment du côté du Liban et, plus loin, de l'Iran dont la menace hante de façon obsessionnelle Israël. Mais on s'inquiète aussi de ces voix qui montent des pays amis. Le vent de la « sédition intellectuelle » qui souffle du Nord, faisant vaciller des mythes qu'on croyait inébranlables et menaçant de se muer en une véritable révolution culturelle se propageant dans le monde entier, est actuellement ce qui terrifie le plus les sionistes. »[10]

En vérité, Bruno Guigue a été sanctionné parce que sa voix, justement, participe de la « montée des périls » qui s’annonce en Occident, du cauchemar qui hante de plus en plus Israël. Quoique banni des médias « mainstream », et pour cause ! Guigue a déjà produit un « déclic de neurones » dans la conscience que les thuriféraires du sionisme veulent maintenir constamment tétanisée, à jamais otage des rentiers de l’holocauste et de l’antisémitisme en toc. Dans le cerveau continental, voire universel, tantôt aveuglément pro-israélien, tantôt totalement apolitisé en matière de questions proche-orientales, les écrits de Guigue ont incontestablement transpercé une barrière de séparation (pas moins bétonnée que le mur ségréga-sioniste en Palestine occupée). Et là où cette voix a pu parvenir, elle a incontestablement contribué non seulement à faire vaciller les mythes fondateurs de l’entité sioniste, dont le hocus pocus « antisémitisme » prononcé en tout lieu contre quiconque ose critiquer Israël, mais aussi et surtout à créer une nouvelle conscience révolutionnaire, à l’intérieur comme à l’extérieur de la France, dans la lutte des peuples pour un monde alternatif.


Dans cette lutte précisément, combien de plumes fourvoyées, ou fourvoyantes, se sont fait, chez nous ou en Occident, la tribune tonitruante de la pseudo-révolution syrienne ! Que n’a-t-on pas dit en guise de soutien au « vaillant peuple » soulevé d’un « seul bloc » contre le « méchant dictateur » ? Combien d’« amis de Syrie», au monde arabe et ailleurs, ont contribué à répandre ce monument d'imposture et d'ignominie[11], alors qu’ils savaient pertinemment que les pseudo-révolutionnaires de Syrie sont en fait les hordes mercenaires de la barbarie obscurantiste, des terroristes originaires de pas moins de 110 pays et répartis sur des centaines de groupuscules, tous, de Daesh à al-Nosra en passant par Ansar al-Charia, Jaich al-Fateh, Jund al Malahim, etc. frères de lait wahhabite. Et qui sont les apôtres, les mécènes, les promoteurs généreux de ces couteaux sacrés chargés de répandre au Cham la liberté et la démocratie? Voilà une question à laquelle nos voix amies de la Syrie ne sauraient assez répondre de gaieté de coeur.
Bruno Guigue

En vérité, si ces couteaux et les voix arabes qui les aiguisent avaient un atome d'intelligence, ils auraient compris de longue date qu'une "révolution" soutenue par les USA et Israël
[12] ne pourrait faire augurer rien de bon ni aux Syriens ni au reste des Arabes et des musulmans. Le seul bénéficiaire de tant de sang arabe répandu (pour n'évoquer que tel aspect), est, hélas, Israël, le pyromane qui rêve de voir tous ses voisins à feu et à sang, et pour cent ans si possible.  
             
Parce que, à ce propos aussi, Bruno Guigue n’a pas failli un moment à son soutien des justes causes de nos peuples,  qui n’a jamais dissocié ce qui se passe en Syrie de ce qui se mijote dans la cuisine commune de Washington et Tel-Aviv, qu’il n’a cessé de souligner l’intime rapport entre l’avenir de la Syrie et celui de la Palestine[13], nous ne dirons jamais assez l’importance du rôle qu’il a joué pour éclairer l’opinion, tant à l’intérieur de son propre pays qu’à l’extérieur, dans le monde francophone mais aussi, grâce à une pléiade[14] de traducteurs et –sans exagération aucune- une myriade de relais sur Internet, dans le reste  du monde.  
                    
A l’heure où nous rédigeons cette préface, nous apprenons que Bruno Guigue sera à Tunis, du 19 au 21 décembre 2018, sur invitation du Front Populaire. Nous ne pouvons qu’applaudir, en tant que forces progressistes d’un pays arabe, l’initiative prise par les militants du F.P. Et nous souhaitons que d’autres instances nationales, politiques, civiles, culturelles ou universitaires, invitent à leur tour cet intellectuel et lui rendent l’hommage qu’il mérite. Et tant pis pour les « amis de la Syrie », d’ici et d’ailleurs, et les cafards des BNVC, d’ailleurs et –éventuellement, sait-on jamais, d’ici aussi, s’ils trouvent de mauvais aloi cet appel ! A ceux-là nous voudrions dire haut: allez boire de l’eau de mer ! Bruno Guigue est notre voix, notre ambassadeur dans chaque tribune qui fasse écho à sa voix, notre conscience vivante et irréductible. De même qu’il est le cri incoercible de tous les indignés de la terre. Face aux jougs de l’exploitation, de l’impérialisme, de la culture déshumanisante et du mensonge d’où qu’il vienne.                            


Ali Ibrahim
Pour conclure, nous adressons nos plus vifs remerciements à M. Ali Ibrahim qui a traduit ces articles dans un arabe à la fois standard et châtié, n’enviant rien à l’éloquence du texte original. En vérité, ce traducteur syrien talentueux a réalisé un double exploit : il a traduit Guigue sans le moins du monde le trahir. Et d’une. Et de deux : il a su conserver intact l’aspect formel, stylistique et esthétique, du texte original. Et c’est une chose qui n’est pas toujours aisée -c’est le moins qu’on puisse en dire. D’autant que ce passeur de lumière, lui-même engagé dans la résistance de son peuple, n’a pas le loisir de prendre son temps. Ce qu’il fait depuis sa première traduction de Guigue, c’est un peu le travail d’un « correspondant de guerre » sur le front guiguien. De la traduction immédiate. Mais de bonne qualité. Ainsi a-t-il permis au lecteur arabophone de suivre avec bonheur les articles de Guigue au fur et à mesure de leur parution.   
                  
Ali Ibrahim est un universitaire et activiste syrien titulaire d’une licence ès langue et littérature françaises de Tishreen University (Université d’Octobre) à Lattaquié. Il a traduit de nombreux articles d’auteurs d’expression française et anglaise, dont le thème principal s’articule autour de la guerre en Syrie.  Ces traductions sont publiées sur le site orhay.net et sur sa page Facebook.

Ahmed Amri
5 mars 2018




[2] - Aux origines du conflit israélo-arabe : l'invisible remords de l'Occident, 1998-1999-2002
   -  Faut-il brûler Lénine ?, 2001
   -  Proche-Orient : la guerre des mots, 2003

[3] Son titre « Faut-il brûler Lénine ? » constitue une incontournable référence en la matière : Guigue y répond aux inepties des nouveaux adeptes du concept hégélien de fin de l’histoire (dont notamment Francis Fukuyama aux USA et François Furet en France) qui voient dans la dislocation du bloc de l’Est la suprématie absolue et définitive de l'idéal de la démocratie libérale.                  

[4] Cette « arme d’intimidation massive » comme l’appelle l’auteur est incessamment démontée à travers une panoplie de procédés dont la puissance de frappe me semble plus persuasive que l’arme elle-même. Apprécions à ce propos la dissection qu’il en fait en plaçant le mot dans son contexte lobbyiste : « Mot sésame, mot magique, il dit tout, il condense en un éclair les affres du monde moderne. A peine proféré, il impose la circonspection et paralyse la pensée critique. Brandi comme une menace, il enjoint au silence, comme si quelque chose de terrifiant et de sacré était en jeu, condamnant chacun à surveiller ses propos de crainte de blasphémer. » 
Source :
  
[5] « Commune, l’adversité n’est qu’une tribulation légère » assure l’adage arabe (إذا عم البلاء خفت المصيبة). La marque d’infamie « antisémite » collée de nos jours à ses « élus » par ceux qui étaient contraints d’arborer hier l’étoile jaune n’est plus restreinte à la sphère non sémite traditionnelle mais elle s’est propagée pour toucher aussi des intellectuels juifs de la diaspora ou à l’intérieur même d’Israël.  Dans son édition électronique du 14.11.2012, le Monde a publié un article de Eva Illouz (traduit de l’anglais) sous le titre « Qu’on cesse de marquer les intellectuels juifs de gauche de la lettre A comme antisémitisme ! » L’auteure y écrit : « A l’instar d’Hester Prynne (l’héroïne du roman de Nathaniel Hawthorne, La lettre écarlate qui dénonce la religiosité rigide et intransigeante des puritains du XVIIe siècle), de nombreux intellectuels juifs contemporains sont marqués de la lettre d’infamie A : non pas A pour adultère (comme dans le roman), mais pour antisémitisme. Peter Beinart, Noam Chomsky, Judith Butler, Avi Shlaim, Shlomo Sand et, plus récemment, moi-même partageons le privilège douteux d’être traités d’antisémites par les membres de notre propre communauté ethnique et religieuse. Qu’avons-nous fait pour mériter ce qualificatif ignoble ? Rien de plus que d’avoir exercé le droit de réfléchir et d’évaluer de façon critique les réussites et les échecs de l’Etat d’Israël. »

[6] Le lecteur averti sait que le mot « antisémitisme », apparu pour la première fois en Europe en 1860, a été vidé de son sens initial pour devenir plus ou moins synonyme de « judéophobie ». Mais ce n’est pas tout à fait cette « judaïsation » sémantique du mot qui nous intéresse ici. L’opinion communément répandue qui fait de tous les juifs des sémites a été déjà assez bien démontée par Shlomo Sand à travers, notamment, les 3 « Comment » de son œuvre : « Comment le peuple juif fut inventé » (2008), « Comment la terre d'Israël fut inventée » (2013), « Comment j'ai cessé d'être juif » (2016). Citons encore deux petits extraits de Jean-Claude Barreau qui démontrent en quoi le sémitisme supposé de tous les juifs est un mythe. Le premier parle de Sharon : « Qu'y a-t-il de « sémite » chez un juif polonais ? Quand on pouvait voir l'un à côté de l'autre à la télévision les deux ennemis irréconciliables qu'étaient Sharon et Arafat, il sautait aux yeux, sans faire aucunement de « racialisme », que le plus sémite des deux n'était pas celui qu'on eût pu croire ! Sharon était un gros Polonais et Arafat un parfait sémite; leur apparence était à l'opposé de leurs dires ». (Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Israël, Jean-Claude Barreau, éd. Toucan, 2010, p. 107) Le second : « la plupart des juifs d'Israël, à l'exception des Yéménites, des Irakiens et des Syriens, ne sont pas des sémites... L'ironie de l'histoire, ironie tragique, c'est que les Palestiniens sont certainement beaucoup plus sémites que les ashkénazes... nier la continuité ethnique entre les actuels Palestiniens et les juifs que les Romains ont dû laisser dans le pays est aussi du négationnisme » (ibid. p. 146)

[7] Pour rappel, cette éviction officiellement motivée par le non-respect du droit de réserve auquel les hauts fonctionnaires sont tenus est survenue au lendemain d’une « délation », ou plutôt un aboiement de chien de garde sioniste sur RCJ (radio de la communauté juive) et relayé par France-israël.org, en réaction à un article de Guigue du 13 mars 2008, ayant fait date : « Quand le lobby pro-israélien se déchaine contre l’ONU» (voir traduction en p.15). L’aboiement délateur venait de Luc Rosenzweig (qui, au passage, juge mensongère la thèse du meurtre de Mohamed al-Durrah par l’armée israélienne). Incapable de produire le moindre argument pour contrer le texte de Guigue, il se rabat sur une vétille, le « torchon islamiste » qui publie Guigue et interpelle la ministre de l’intérieur à qui il adresse à demi-mot cet avertissement : « une telle diatribe, postée sur un site islamiste, est-elle compatible avec le devoir de réserve auxquels sont soumis les haut-fonctionnaires ? Évidemment non. Sa hiérarchie, en l'occurrence le ministre de l'intérieur a-t-il eu connaissance de l'activité littéraire de ce grand commis de l'État ? Si c'était le cas, un silence de sa part vaudrait approbation. » Ce que l’on peut reprocher à la ministre en question (Michèle Alliot-Marie) c’est qu’elle a cédé au chantage au lieu de faire preuve d’assez de courage et d’honneur pour objecter que le soi-disant droit de réserve, pour autant que sa légitimité puisse être reconnue (ce qui n’est pas le cas ici, vu le caractère discriminatoire de son invocation), n’engage pas un écrivain. Il est vrai que ni Alliot-Marie ni Sarkosy ne pouvaient s’inspirer, tant soit peu, du fameux « on n’emprisonne pas Voltaire » de De Gaulle. Mais leur facétieux droit de réserve subitement invoqué à l’encontre de Guigue, et sur l’instigation d’un cafard du BNVCA, n’a dupé personne.                      

[8] Au début des années 1980, le lobby pro-israélien aux USA a pesé de tout son poids financier et médiatique pour empêcher la réélection du sénateur et intellectuel Paul Findley pour avoir critiqué Israël. Vingt ans plus tard, ce même lobby récidive, sanctionnant de la même manière et pour les mêmes causes Cynthia McKinney, membre de la Chambre des représentants. Evoquant son épreuve à ce propos, Paul Findley écrit : « mon implication dans la politique du Moyen-Orient m'a valu l'infamie parmi de nombreux juifs américains et la triste notoriété en Israël. En 1980, je me suis trouvé la cible de la campagne congressiste la plus onéreuse dans l’histoire de l’Etat, lancée par les villes où se concentre l’activisme pro-israélien, mais loin des juifs locaux du centre d’Illinois, qui me connaissent et me font confiance. Grâce aux flots de dollars hostiles et drainés à la fois des zones côtières et de Chicago, je suis devenu « l’ennemi numéro un d’Israël », et la campagne en vue de barrer le chemin à ma réélection le souci majeur du lobby israélien. »                  
Source : بول فندلي: من يجرؤ على الكلام، ص.15و16، شركة المطبوعات والنشر، بيروت 2009                            
Paul Findly, They Dare to Speak Out: People and Institutions Confront Israel's Lobby, p.10, Lawrence Hill Books, 2003                 

[11] Sur les mensonges organisés, la propagande anti-Bashar et ses truquages, les faux charniers, les attaques chimiques sous fausses bannières et toutes les manipulations médiatiques à ce sujet, nous ne saurions trop recommander au lecteur de se rapporter au livre de François Belliot, Guerre en Syrie, Editions ITRI, 2017.

[12] « La meilleure manière d’aider Israël à gérer la capacité nucléaire grandissante de l’Iran est d’aider le peuple syrien à renverser le régime de Bachar el-Assad » : c’est ce que révèle un email de Hilary Clinton, datant vraisemblablement du 31 décembre 2012.                          
La même année, s’adressant à un islamiste emballé pour la belle cause de la « révolution syrienne », George Galloway exprimait comme suit son indignation : « Vous voulez nous faire croire qu’une révolution soutenue par McCain et Lieberman, par la Bretagne, la France, l’Amérique, Israël, l’Arabie et le Qatar, est une révolution pour le Bien et la justice ? Est-ce bien cela que vous me demandez de gober ? »                    

[13] « Imagines-tu ce qui se passerait si la Syrie et le Hezbollah étaient vaincus par cette alliance mortifère qui réunit Israël, les USA et les wahhabites ? Au lendemain de cette ultime reddition de la résistance arabe, je ne donnerais pas cher des Palestiniens. Et il n’est pas nécessaire d’être un expert pour comprendre que ceux qui soutiennent la “rébellion” en Syrie sont les idiots utiles de Washington et de Tel Aviv. »
Conclusion de « Brève réponse à un ami sur la Palestine et la Syrie » (voir p. 87).

[14] Le terme qui pourrait s’entendre hyperbolique par certains nous semble plutôt sinon réducteur, du moins pas assez fort pour donner une idée précise sur le nombre d’amis de Guigue devenus passeurs de lumière. Saluons ici quelques-uns des innombrables traducteurs qui ont transmis la pensée et le combat de Guigue en pas moins de 8 langues aux locuteurs natifs de celles-ci dans les 5 continents : Vanessa Beeley, Ollie Richardson, Angelina Siard, Estátua de Sal, Cristina Bassi,  C. Palmacci, Alejandro Sanchez, Nathalie Galiana, Caty R., Wala Said al Samarrai (ولاء سعيد السامرائي), Afra Al-Ali (عفراء العلي), Assia Skhiri (آسية السخيري), Alba Canelli, Beatriz Morales Bastos, Ali Ibrahim (علي ابراهيم], sans compter celles et ceux qui traduisent incognito, sous des pseudonymes divers ou encore sous le seul nom des sites qui les publient.

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