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samedi 27 janvier 2024

A la mémoire de l'ami disparu, Dr Ahmed Manaï

 

Le mercredi 3 janvier 2024 à 15h20, comme je n’ai pas mon portable sur moi je manque un premier appel venant de toi. Puis un second, trois minutes plus tard. En t'appelant à mon tour à 15h24, je suis quelque peu surpris d’entendre non ta voix, de longue date devenue familière pour moi, mais une voix inconnue, celle d’un homme qui se dit être l'un de tes proches, et qui, sans ambages, m'apprend que tu viens de subir une grave attaque cérébrale. 

"جلطة jalta" en langue arabe: AVC. Voilà un mot des plus terrifiant qui se répète quasiment à l'infini dans mon entourage familial depuis bientôt 3 ans. Et depuis seulement une semaine, les ravages associés à ce vocable mal famé m'ont ravi l'aîné de mes frères. 

Ce mercredi 3 janvier, je ne me remettais pas encore de la triste perte de Mohamed, mort juste une semaine plus tôt des suites d'un infarctus cérébral. Le quatrième en l'espace de 3 ans, dont les conséquences accumulées à celles des antécédents, n'avaient accordé à ce pauvre frère que 3 semaines de survie, ou semblant de survie.  Au bout d’un coma de 21 jours, et malgré toutes les tentatives de réanimation dans 3 cliniques dont une en région parisienne, Mohamed nous a quittés le 26 décembre de l'année écoulée.

C'était, Sid Ahmed, dans le contexte de cette première semaine à peine achevée de deuil familial que la triste nouvelle de ton AVC est tombée sur moi. Mais alors que je redoutais une éventuelle aphasie comme celle ayant immédiatement frappé feu mon frère - ce qui me semblait expliquer la raison pour laquelle c'était ton proche, et non toi, qui me parlait à travers ton téléphone, j'ai été quelque peu rassuré d'entendre ton proche me dire: "voici Sidi Ahmed avec toi !"

La communication a été brève, n'ayant pas dépassé les 2 minutes. Dont une avec ce même proche. Et ce fut plutôt moi qui, maladroitement mais plus soucieux de prévenir le cher ami que de t'annoncer la récente mort de mon frère, ai accaparé cette petite minute pour t’exprimer ce que je jugeais utile en l’occurrence. "Attention, Sid Ahmed, te dis-je, mon propre frère n'a pu réchapper à son dernier accident vasculaire. Prends soin de toi. Puisse Dieu te garder pour ta famille, ton noble combat et tes amis!" 

Les quelques mots que j'ai entendus de toi, à voix saccadée, suffisaient à me persuader de la gravité de ton état. Selon toute apparence, c’est ton proche qui tenait le téléphone. Et c'était sans doute la raison pour laquelle sa voix n'avait pas tardé à reprendre la communication. Ce proche sollicita, par recommandation de ta part, dit-il, mon adresse. Et c'était pour me transmettre quelque chose de toi. « Quelque chose », dit-il, sans davantage de précision. Probablement des livres que tu avais édités. A moins qu'il s'agisse d'un nouveau projet de traduction.

Onze jours plus tard, le 24 janvier précisément, et seulement ce jour-là, en me connectant à facebook pour t'écrire un message et m'enquérir de ta santé, j'apprends avec consternation la triste nouvelle de ton décès. Celui-ci a eu lieu le 13 janvier, et tu as été inhumé le lendemain.

Tu voudras bien m'excuser, cher frère, d'avoir été malgré moi "absent", en cette douloureuse circonstance. Quoique je puisse invoquer, je suis persuadé d’avoir  failli au devoir de la fraternité et de l'amitié, et ce en manquant fâcheusement le coche pour te rendre à temps l'hommage que tu mérites, et présenter aux tiens mes plus sincères condoléances.

Sid Ahmed, cher frère,

Cela fait des années que tu te bats contre la maladie. Et tu ne l’as jamais caché. Mais comme ce combat ardu était livré de pair avec tes inlassables batailles politiques, aux yeux de tes amis - dont ma modeste personne, ta stature colossale de militant éclipsait incessamment tes problèmes de santé. Ainsi avais-tu beau nous prévenir, il y a à peine 10 mois, à travers ta Lettre au Président Kais Saied à propos de la Syrie[1], beau alarmer tes proches et amis en soulignant notamment que "compte tenu de ton âge et de ton état de santé, le président Saïed serait la dernière plus haute instance à laquelle tu aurais écrit sans en attendre en contrepartie quelque chose de notable", tes amis ni tes proches n'osaient prendre à la lettre cette évocation allusive de la fin proche. Celle-ci nous semblait procéder non de quelque présage fatidique, non de quelque prémonition dont tu étais réellement imbu, mais d'un simple procédé de rhétorique. En fait, ce n’était pas la première fois ni la dernière que tu évoquais, de façon explicite ou à demi-mot, et dans un contexte politique, la mort. En juillet 2014, au fort de la campagne électorale présidentielle, tu déclarais : « J’ai 73 ans et avant de mourir, je veux choisir un président authentiquement tunisien »[2]. Par tel clin d’œil à la mort, le septuagénaire que tu étais, soutenant alors la candidature de Zied El Heni, journaliste indépendant, entendait surtout dire que sa propre vieillesse, constituant une valeur ajoutée dans son CV de militant, l’autorisait mieux que quiconque à prévenir et éclairer les Tunisiens sur le meilleur candidat aux présidentielles.  

Il en allait presque de même à propos de ta lettre à Saïed à propos de la Syrie. Cela faisait presque dix ans que tu appelais de tous tes vœux le rétablissement des relations diplomatiques avec ce pays auquel nous avions causé beaucoup de tort sous la gouvernance de la Troïka. Toi qui as été l'un des 166 observateurs envoyés en 2011 par la Ligue arabe en Syrie, qui as participé à la rédaction d’un rapport « à la fois objectif, professionnel, honnête, complet et équilibré »[3] dont la conclusion stipule que le recours des autorités policières et militaires syriennes au tir n'a eu lieu que « pour riposter en légitime défense à des éléments armés»[4], toi qui savais que si ce rapport a été fâcheusement enterré par la Ligue arabe,  c’est qu’une conjuration  de forces ténébreuses internationales, alliée à sa valetaille frériste dans le monde arabe, œuvrait à faire subir à la Syrie le même sort que celui de l’Irak et de la Libye. Et c’est contre ce projet devenant manifeste au fur et à mesure que les agressions contre la Syrie s’intensifiaient, que s’inscrit la belle part de ton combat depuis l’enterrement dudit rapport[5].

En interpellant par le même clin d’œil Kaïes Saïed en mars 2022, tu devais avoir l’impression que si tu n’avais fait jusque-là que prêcher dans le désert, si les présidents précédents n’avaient pas entendu tes appels[6], c’était sans doute parce que ceux-ci ne visaient pas assez le cœur. D’où ce recours aux résonances intérieures de certains mots et de leur non-dit émotionnel pour assurer davantage de puissance à ce dernier appel.

Aujourd'hui, cher frère, quand on relit moins hâtivement cette lettre et le passage en question,  il n'est plus permis d'invoquer en la circonstance une simple stratégie oratoire. Tu as dû pressentir réellement l’échéance qui approchait. Et comme ce noble combat pour la Syrie t’a mobilisé durant une décennie, que tu n’es pas de ces militants qui se permettent de dormir sur leurs lauriers, que tu avais à cœur de faire réparer au plus tôt cette impardonnable injustice tunisienne à l’endroit de la Syrie, tu appréhendais à juste titre de partir sans que ton vœu soit exaucé. Quoiqu’il en soit, cher frère, si les affres de la mort devaient effectivement te hanter ces dernières années (notamment depuis ton hospitalisation à Paris, en mai 2022, pour des problèmes cardiaques), elles puiseraient à bon droit leur légitimité dans les vives attentes du militant intègre et probe que tu es. Au fur et à mesure que celui-ci avance en âge, certaines questions, surtout celles en rapport avec ses aspirations nationalistes et panarabistes, doivent lanciner sans répit sa conscience de vivant: aurai-je la chance de voir la Palestine libre et débarrassée du cancer sioniste, la Tunisie sortie de l'incurie politique et devenue économiquement prospère, le monde arabe uni et assez fort pour prévenir toute agression impérialiste, l'impérialisme devenu page caduque d'une vieille histoire à jamais révolue...?

Ces questions entre autres, Sid Ahmed, cela fait des années qu’elles nourrissent incessamment tes justes hantises.

Au mois de mai 1948, tu as tout juste 6 ans et demi. Ton grand-père maternel est mourant, et comme ta tante Safia (femme de ton oncle Abdallah Farhat) se rend au chevet de ce dernier, en même temps que tu fais sa connaissance pour la première fois, pour la première fois tu entends parler de la Palestine et de la Nakba. C’est de la bouche de cette dame instruite que ta famille et toi apprenez ce qui vient de se produire en Palestine[7]. Comment guérir de cette plaie ouverte depuis 1948, quand on la porte greffée au cœur avec le souvenir si marquant du grand-père mourant ?

Comment guérir de tous les soucis patriotiques quand, à bon droit, on s’estime patriote-né ? A ta naissance en 1941 à el-Ouardanine, quoique dans un entourage paysan, tu te trouves entouré d’un milieu familial nationaliste et destourien. Feus Mahmoud, ton frère, et Abdallah Farhat, ton oncle maternel, n’étaient-ils pas très proches du leader syndicaliste et nationaliste Farhat Hached ?[8]  N’était-ce pas sous les recommandations de ce même Hached que tu as quitté le kuttab pour te convertir à l’école laïque ?[9] Et quand ce leader a été assassiné, n’était-ce pas toi qui raccompagnais ses deux enfants et leur maman vers leur résidence réintégrée à Radès, pour soutenir quelque temps la famille endeuillée ?[10]

Combien de fois, jeune, adulte ou vieux, tu as dû revisiter en rétrospective ces 15 ans vécus sous ce que l’euphémisme de l’empire colonial français appelait pompeusement « Protectorat » ? La première fois que tu as entendu parler de « Français » (ou فرنسيس francis comme cela se dit communément en tunisien) – c’était en 1947 alors que tu avais juste 5 ans, tu as dû saliver un peu ! Comme cet enfant de la tribu des Chtawa qui demanda à son père de lui acheter des francis ! Le pauvre môme était persuadé que le mot désigne une confiserie[11].  Mais tu as dû ravaler ta salive quand, à la gare de Sousse, tu as vu de tes propres yeux 3 Francis : deux parents et leur enfant qui, comme toi et ta famille, attendaient le train allant à Tunis.

 Sid Ahmed, cher frère,

Que d’émotion à te relire quand tu compares cet enfant, ayant presque le même âge que toi, vêtu d’un caleçon, d’une chemise au blanc éclatant et de bottes au noir brillant, avec ta modeste personne de petit paysan débarquant pour la première fois, pieds nus, dans une ville (Sousse), et t’apprêtant à découvrir, toujours pieds nus[12], une ville plus grande (Tunis) ! De voir sous ta plume ce petit Francis qui, à un moment, se lève, se rengorge, fait le va-et-vient pour te faire entendre le crissement de ses bottes, puis de deviner quelle envie as-tu pu refouler en flairant de loin l'arôme du thon dans sa casse-croûte, ingrédient dont tu ignores encore l'existence et le goût,  on croirait replonger dans ce monde compartimenté, coupé en deux, dont parle Frantz Fanon dans ses Damnés de la terre ! Et dire que le "damné heureux" que tu fus devait attendre 5 ans encore[13] pour apprendre que ce petit Francis était le fils d'un colon !

Sid Ahmed, cher frère,

A présent que tu n'es plus sous l'emprise de ce bas monde, que tu as transcendé nos faiblesses et petitesses humaines de vivants, dis-moi, s'il te plaît, qui du petit Françis accoutré à l'européenne et petit Tounsi voyageant nu-pieds -tels que tu as exhumés dans ce souvenir d'enfance, te paraîtrait grotesquement accoutré ? 

A mon humble sens, vraisemblablement celui qui ne donnait plus envie au candide Ouerdeni de saliver ! Et d'ailleurs, ce petit Ouerdeni qui étrennait le voyage en train -et pas encore le port de chaussures, ainsi nu-pieds devait être persuadé qu'il était convenablement mis en gala ! Ce petit Ahmed ne partait-il pas avec ses parents à Tunis pour y assister à la fête de mariage de son oncle maternel, celui qui, dans la prochaine Tunisie indépendante et républicaine, sera pendant 20 ans le bras droit de Bourguiba?


 

A. Amri

27. 01. 2024



[5] Outre les publications presque au quotidien sur le portail de l’ITRI auquel je renvoie le lecteur, je cite quelques ouvrages traduits et / ou publiés par l’Institut Tunisien des Relations Internationales (ITRI) : - François Belliot, Guerre en Syrie (Préface par Ahmed Manaï), 2017 ;  - برونوغيغ، وقائع الامبريالية والمقاومة، ترجمة علي إبراهيم – تقديم أحمد العامري، 2018 - ; Michel Raimbaud, Ces années syriennes où se dessine un nouvel ordre mondial (Préface par Zohra Credy), 2019 ; Bouthaïna Chaaban, Décennie avec le Lion de Damas (Traduction, notes et postface par Ahmed Amri, Préface par Michel Raimbaud), 2022.

[6] Le premier est Moncef Marzouki (président provisoire) : c’est ce qui est explicitement évoqué dans cette même lettre à Saïed. Vu que c’était sous son mandat que les relations diplomatiques avec la Syrie ont été rompues, Dr Manaï prévoyait sans doute que sa correspondance resterait lettre morte. D’ailleurs, depuis sa première rencontre avec Marzouki en 1981 Dr Manaï n’a pu digérer cet « homme hautain, grossier, dont le visage ne savait jamais sourire ». Et quand Marzouki fut investi de sa fonction présidentielle, pour avoir été de mèche avec sa clique islamiste dans l’expédition de convois d’égorgeurs vers la Syrie, Dr Manaï le jugeait sans ambages justiciable pour ses crimes en Syrie. Quant aux autres hautes instances politiques auxquelles Manaï a écrit à ce sujet, la même lettre à Saïed cite le président du parlement sous la Troïka, le président Béji Caïd Essebsi, le ministre de celui-ci chargé des Affaires étrangères et le président turc Recep Tayyip Erdoğan.

[9] Opt. Cit.

[10] Opt. Cit.

[12] Opt. Cit.

[13] C'est en 1952, au lendemain de l'assassinat de Frahat Hached que le Manaï de 11 ans va intégrer le sens exact des mots colons et colonisation. Cf. opt. cit. 

 

Textes en rapport avec Ahmed Manaï

Lettre de Ahmed Manai au Président Kais Saied à propos de la Syrie (Traduction)
Pour l'ascension d'une nation
Marzouki tel que j'ai connu - Par Ahmed Manai
5 décembre 1952: assassinat de Hached
La liberté d’expression et la responsabilité de l’intellectuel musulman

Liens externes 

Institut Tunisien des Relations Internationales (ITRI)

 

 

 

 

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