dimanche 20 mars 2016

Constantin Afer: fugitif ou captif de bonne guerre ? - II

                                                         
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Les extraits traduits du latin que nous allons reproduire ici sont tirés de trois sources différentes. Et si nous avons choisi ces extraits de seconde main, ce n'est pas seulement pour les commodités linguistiques qu'elles nous offrent. C’est aussi et surtout pour leur valeur illustrative, laquelle apparaitra au fur et à mesure des citations.

Hagiographie et assimilation

"Constantin l’Africain, moine du monastère du Mont-Cassin, formé à toutes les études philosophiques, professeur de l’Orient et de l’Occident, nouveau et éclatant Hippocrate..."14 Ainsi commence le récit de Pierre Diacre. Cette portion de texte qui, grammaticalement parlant, correspond au sujet d'une phrase, est éloquente de par la quantité de mots qui composent ce sujet. C'est d'ailleurs au nombre et au poids de ces premiers mots que tout semble être dit sur l'homme admis au panthéon de De viris illustribus. La longue chaine anaphorique qui décline l'identité du personnage est placée sous le signe de l'exaltation. Celle-ci va montant,  dans une gradation qui suggère une sorte d'apothéose. Si le premier composant du nom est en soi valorisant, très chrétien et très latin, le surnom Africanus qui le suit est susceptible de réduire l’auréole posée sur cette tête, par le biais du prénom. Africanus n'est pas un patronyme, au sens littéral du terme, car il se substitue au nom de famille gommé. D'autre part, il n'a rien de comparable à ce qu'on appelle agnomen, titre qui honore certains personnages, comme c'est le cas, par exemple, pour Scipion: Publius Cornelius Scipio Africanus. Pour celui qui n'a pas de nom authentique de famille, ni à charnières ni sans, Africanus se distingue à peine de "il", pronom de la 3e personne, pronom de l'Absent dans la grammaire arabe. Africain tient lieu ici de surnom, un cognomen, lequel éclaire incontestablement l'origine, mais pas l'homme lui-même. Toutefois rattaché immédiatement au segment qui suit (moine du monastère du Mont-Cassin), immergé dans ce bain spirituel qui le restaure en quelque sorte dans sa pureté baptismale, le personnage est d'ores et déjà transfiguré. Chrétien et moine, il peut entamer dans les meilleures conditions ce qui ressemble à une lévitation. Pour s’ancrer en fin de compte au rang élevé qui est le sien : nouveau et éclatant Hippocrate
                      
Ainsi énoncée, l’identité de Constantin l’Africain semble de prime abord amplement servie, claire, assez développée, voire hypertrophiée. N'empêche que l'Africanus n'y est nulle part perceptible, tant cette identité, de bout en bout marquée du sceau assimilateur, ne lui laisse que le chiffre en relief de son incognito: l'Africain. Le très chrétien prénom qu'il porte, à le méditer plus attentivement, n'est rien de plus qu'un identifiant d'archivage. Et cet identifiant n'est pas qu'une simple métaphore. Pour comprendre le sens exact de ces mots, il n'est que de comparer Constantin à Léon l'Africain. Malgré les similitudes de parcours, Léon a conservé son visage grâce au nom d'origine que l'histoire n'a pu gommer. Cet élément, et non des moindres, que les moines de l'abbaye du Mont-Cassin n'ont pas daigné nous transmettre au sujet de Constantin, ce nom sarrasin ainsi confisqué et sans doute irrémédiablement perdu justifie ce que nous appelons identifiant d'archivage. S'il y a quand même quelque honneur à tirer du prénom Constantin, c'est assurément pour l'empereur Constantin Ier dont on honore ainsi la mémoire, et pas pour l'Africain ainsi aliéné à jamais.

A ce premier poinçonnage assimilateur s'ajoute immédiatement le statut deux fois négateur des origines sarrasines: chrétien et monacal. L'Africain peut aisément se glorifier de l'envergure professorale, penduler comme un fanal au vent ou un soleil resplendissant entre l’Orient et l’Occident, ledit soleil ou fanal reste dans tous les cas tributaire de sa lumière au foyer chrétien du Mont-Cassin. S’il peut de surcroît se flatter d'être le nouveau et éclatant Hippocrate15, c’est encore une fois sous un autre coup de tampon, pas moins aliénant. A l’honorable prénom latin qui marque l’incipit, répond à l’excipit de cette portion du texte le non moins honorable prénom grec. Et l'identité ainsi verrouillée de bout en bout dans ce cercle assimilateur, le légendaire personnage de Constantin l’Africain ne peut se lire que dans les limites socioculturelles définies par une telle circularité.      
                  
Comment s'étonner dès lors qu'en 2008 Sylvain Gouguenheim aille plus loin que la simple défense de la chrétienté originelle de Constantin: la quasi totalité des auteurs traduits par Constantin sont également, à ses yeux, chrétiens ?

Monument de savoir ou poudre aux yeux ?
                       
Venons-en maintenant au mystère, au parcours initiatique ou du combattant, qui a permis au personnage d'être ce qu'il fut, ou ce que l'histoire nous présente comme tel. Constantin, nous dit-on, "quitta Carthage, où il était né, pour Babylone, où il s’instruisit totalement en grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, arithmétique, mathématique, astronomie, nécromancie, musique et physique des Chaldéens, des Arabes, des Perses et des Sarrasins. De là, il se rendit en Inde et se consacra au savoir des Indiens. Ensuite, afin de parfaire sa connaissance de ces arts, il se rendit en Éthiopie, où il se pénétra là aussi des disciplines éthiopiennes. Une fois imprégné de ces sciences, il partit pour l’Égypte, où il s’instruisit entièrement dans tous les arts égyptiens. Après avoir consacré de cette façon trente-neuf années à l’étude, il retourna en Afrique... "16                             
Deux points essentiels nous semblent dignes d’intérêt ici. Et nous allons les commenter successivement, en donnant néanmoins la belle part au second. Le premier concerne ce savoir hors commun, encyclopédique, attribué au personnage, et le temps démesuré encadrant ce savoir. Que le monument d’érudition nous laisse pantois à ce niveau précis du récit, ce qui n’aurait rien de surprenant, ne signifie pas que nous puissions aisément mettre en doute l’omniscience prêtée à Constantin. Même si Pierre Diacre n’est pas jugé fiable par nombre d’historiens17, et que l’écrit hagiographique est en soi sujet à caution, nous devons admettre que la vieille école, en Orient comme en Occident, produisait surtout des philosophes, au sens multidisciplinaire du terme, dont le savoir et la compétence embrassaient un grand nombre de domaines. Par conséquent, s’il faut relativiser le supposé savoir de notre personnage, et il le faut, compte tenu de ce qui a été de longue date acquis à ce sujet, c’est exclusivement en vertu de la vérité historique établie dès le début du 12e siècle18, et non pas parce que la source biographique est mise en doute. Ceci pour le premier point.  
                            
Pour le second, il n’est pas besoin d’être un lecteur particulièrement averti pour constater ce qui saute également aux yeux dans ce deuxième fragment du récit, à savoir le passage, inopiné, de la naissance à la vie studieuse, de Carthage en Babylone. Ce saut titanesque entre deux moments et deux espaces aussi éloignés, s'il peut bien se défendre par quelque souci de concision que légitiment, d’une part, le genre d’écrit, d’autre part l’éventuelle insuffisance d’informations chez le biographe19, n'en constitue pas moins une ellipse. En tant que telle, celle-ci devient porteuse de sens. Elle parle, interpelle, suggère. D’autant que d’autres indices jalonnant la suite du texte, et nous y reviendrons, paraissent corroborer ce qui est sous-entendu. Et c'est alors que le saut peut se révéler insidieux, à bon ou mauvais escient pervers. Voici, parmi les échos que certains écrivains ont fait à ce récit, trois petits exemples qui rendent perceptible cela. En 1770, Charles-Hugues Lefébvre écrit: "le maître de l'Orient et de l'Occident, et brillant comme un nouvel Hippocrate, quitta Carthage, sa ville natale, pour aller à Babylone apprendre à fond [souligné par nous] la Grammaire..."20 et tout le reste. En 1846, Malgaigne écrit à son tour: "né à Carthage, en Afrique, et épris d'un ardent désir de s'instruire dans toutes les sciences, il s'en alla en Babylone..."21 Une vingtaine d'années plus tard, nous lisons sous la plume de Louis Figuier: « ne trouvant point apparemment, que dans son pays natal, les maîtres fussent assez instruits, il quitta l’Afrique, et se rendit en Asie...»22

Incompétence des maîtres ou des historiens ?

Chacun de ces auteurs n'a pu rester indifférent à la concision, trop sèche et pas à sa place, par laquelle Pierre Diacre a commencé son récit. Et chacun a jugé nécessaire de suppléer, en vertu du sens qu'elle suggère, à l'ellipse (situationnelle) qui intrigue. Mais si le premier nous suggère que l'apprentissage à fond en Babylone a dû se faire précéder par un apprentissage en quelque sorte primaire au pays natal, ce qui nous autorise déjà à penser que l'école locale n'était pas en mesure d'assurer l'apprentissage à fond, et si le deuxième, à travers la motivation dont il excipe, a mis en avant la qualité de l’apprenant sans pour autant juger nécessaire d’expliciter pour nous ce qu’il faudrait en déduire (touchant l’école locale),  le dernier, malgré un faux-fuyant de nuance, est davantage clair: c’est apparemment, nous dit-il, l’incompétence pédagogique des enseignants africains qui aurait contraint Constantin à faire son saut de titan.


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 Ahmed Amri
20 mars 2016



==== Notes =====


14-  Pour les latinistes, voir Herbert Bloch: Monte Cassino in the Middle Ages, vol. I, Rome, 1986; p. 127-134. Pour la présente traduction, elle est tirée de l'article de Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux).

15- Grâce à cet "éclatant Hippocrate", la ville de Salerne a acquis une renommée telle en Europe que, pour deux siècles au moins (du 11e au 13e), on ne l'appelait que par le titre "Ville d'Hippocrate" (Hippocratica Civitas ou Hippocratica Urbs).

16- Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux).

17- A propos de ce moine qui était bibliothécaire de l'abbaye du Mont-Cassin, Ferdinand Chalandon écrit: « Pierre Diacre a plus d'une fois travesti la vérité. [...] Il ne mérite souvent qu'une créance médiocre » (Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile. Paris, Picard, 1907); p.36

18- En 1127, un Pisan qui s'appelle Stéphane d'Antioche traduit un livre qu'il croit inédit, du médecin Ali ibn Abbas al-Majusi:
le Kitab al-Maliki ou Livre de l'art médical (en latin Liber Regalis ou Regalis Dispositio). Et c'est alors qu'on découvre qu'un bon nombre de morceaux composant le Liber Pantegni que Constantin l'Africain s'était attribué sont tirés du Kitab al-Maliki. Au fur et à mesure des nouvelles traductions, on découvrira que la totalité du Pantegni n'est qu'un larcin.

19- Pierre Diacre étant entré au Mont-Cassin près de 50 ans après la mort de Constantin l'Africain, il ne peut assurément pas tout connaître sur son personnage; néanmoins on peut supposer que, dans un monastère comme partout ailleurs, il doive y avoir une tradition orale par laquelle les cadets apprennent beaucoup de choses sur leurs aînés. Et dans le cas précis de Constantin l'Africain, il semblerait improbable que dans l'espace de 50 ans, on oublie tout ce qui se rapporte à son passé arabe et tunisien.

20- Abrégé chronologique de l'Histoire générale d'Italie, vol.6 (Paris, 1770), p.109


21- Œuvres complètes d'Ambroise Paré, Introduction (Paris, 1840); p. 20

22- Vies des savants illustres du Moyen Âge (Paris, 1867); p.103









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