mardi 29 mars 2022

La corde du mensonge et les « cadavres exquis »

 

Le 13 décembre 2016, Eva Bartelett, blogueuse et journaliste indépendante canadienne, dénonçait dans un espace onusien les fausses informations, diffusées par le camp anti-Bachar, afin d’entacher la victoire de l’armée arabe syrienne à Idleb. Elle est immédiatement interpellée par Christopher Rothenberg du journal norvégien Aftenposten qui n’admettait pas que « les organisations internationales sur le terrain [Alep-Est] » pussent mentir. « Pourquoi, demandait-t-il, ne devrions-nous pas croire à tous ces faits parfaitement vérifiables que nous voyons sur le terrain ? Ces hôpitaux bombardés, ces civils dont nous parlons, les atrocités qu'ils ont connues... Comment pouvez-vous justifier le fait d'appeler tout cela « mensonges » ? »[1] Avant de répondre à ces questions, Eva Bartelett demanda au journaliste norvégien de lui dire quelles étaient les organisations internationales qui se trouvaient sur le terrain à Alep-Est. Et comme le journaliste ne put y répondre, demeurant silencieux, Eva Bartelett souligna qu’il n’y en avait aucune. Elle rappela à ce propos que la seule source d’informations des médias occidentaux de l’establishment était « l'Observatoire syrien pour les droits de l'homme, basé au Royaume-Uni », lequel en fait n’est qu’une seule personne[2].  Ce pseudo-observatoire, rappela encore Bartelett, puise ses informations auprès d’une coterie de groupuscules corrompues comme les Casques blancs. « Les Casques blancs, dit-elle, ont été fondés en 2013 par un ancien militaire britannique. Ils ont reçu des fonds des Etats-Unis, du Royaume-Uni, d'Europe et d'autres Etats à hauteur de 100 000 000 dollars. Ils prétendent sauver des civils à Alep-Est et à Idlib. Pourtant, personne à Alep-Est n'a jamais entendu parler d'eux. Je dis personne, car je sais que 95% de ces territoires à Alep-Est ont été libérés. Les Casques blancs prétendent être neutres, et pourtant on peut les voir porter des armes, près des corps de soldats syriens. Dans les vidéos qu'ils produisent figurent des images d'enfants visibles dans d'autres rapports. […] Ils ne sont donc pas crédibles, l'OSDH n'est pas crédible, les militants sans nom ne sont pas crédibles. »

     En vérité, outre la non-fiabilité de ces organisations fantoches sur lesquelles s’appuient les médias traditionnels, il y a mille et un exemples de fausses accusations qui s’accumulent depuis 2011 pour corroborer encore les dires d’Eva Bartelett. Et à l’exemple de l’affaire des couveuses de la maternité du Koweït[3], qui à la mi-octobre 1990, semble avoir ouvert le long chapelet d’impostures instrumentalisées pour la diabolisation de Saddam Hussein, le feuilleton mythomane anti-Bachar a débuté par des fables dont les personnages, présentés comme des victimes du régime « dictatorial », sont soit des jeunes filles, soit des enfants. Cette « catégorie vulnérable », classique de la propagande dans toutes les guerres, a constitué le fer de lance de la guerre médiatique contre le régime syrien. C’est ainsi que, vers 2006, émerge sur la toile un blog intitulé A Gay Girl In Damascus, dont l’auteure s’appelle Amina Araf Zeinab. Sous ce nom aux consonances clairement arabes et féminines, l’univers des médias sociaux découvre la présumée lesbienne syro-américaine qui, tout en défendant sans complexe aucun son droit d’homosexuelle, se présente comme militante anti-Bachar. Au début du « printemps arabe », cette Amina informe ses lecteurs qu’elle rentre à Damas pour soutenir la révolution syrienne. Puis tout à coup, début juin 2011, ses publications cessent de paraître. Une présumée cousine diffuse alors un message sur les réseaux sociaux, qui fait état de l’enlèvement d’Amina par trois hommes armés. L’auteure assure avoir vu de ses propres yeux cet enlèvement et donne même des indications sur la voiture ayant embarqué la victime. La toile s’enflamme aussitôt pour exprimer l’indignation suscitée par cet acte de banditisme, immédiatement attribué -cela va de soi, aux « sbires de Bachar ». Même le Département d’Etat américain ne reste pas indifférent. Mais comme l’affirme un dicton arabe, la corde du mensonge est courte. Après toutes les campagnes menées sur Internet par la communauté LGBT, toutes les tempêtes mobilisant l’opinion internationale pour défendre la noble cause d’Amina, le monde découvre, quelques jours seulement après, que le personnage d’Amina et le récit de son enlèvement sont un canular. La présumée lesbienne syro-américaine s’appelle Tom MacMaster, un américain âgé de 40 ans originaire de Géorgie, qui voulait contribuer à sa façon à la propagation du bénit printemps. Malheureusement pour lui et pour sa « belle cause », il a été trahi par la photo qu’il attribuait à son personnage fictif, laquelle était celle de Jelena Lečić, une expatriée croate résidant au Royaume-Uni. Celle-ci, découvrant sa photo sur des articles dédiés à ladite Amina et publiés au Guardien[4], a dénoncé l’usurpation de son identité, un usage de faux qui l’avait éclaboussée au même titre que le peuple syrien, ce qui a permis de révéler au grand jour l’imposture.

La corde du mensonge est courte. (Proverbe arabe)

 

     François Belliot, qui évoque cette affaire[5], nous fournit de nombreux autres exemples dont celui de Zaïnab el-Hosni. Cette jeune syrienne de 18 ans a été déclarée, fin juillet 2011, enlevée à son domicile familial à Homs. Quelques semaines plus tard, la vidéo « d’un corps en affreux état, écorché, démembré et décapité »[6] est mise en ligne, et le cadavre est présenté comme étant celui de Zaïnab. Là encore, la toile se met en branle et ce cadavre se transforme, pour des jours et des jours, en alléchante pâture alimentant les réquisitoires les plus virulents contre le régime de Bachar[7]. Et alors que la surmédiatisation de cette affaire allait croissant, que la « martyre » de Homs devenait en moins de rien une icône de la « révolution » syrienne, encore une fois la corde du mensonge s’est avérée courte. Le 5 octobre 2011, soit deux mois après l’annonce de son assassinat, Zaïnab el-Hosni apparaît à la télévision pour dire qu’elle est en vie, qu’elle n’a jamais été enlevée par qui que ce fût, et qu’elle a tout simplement fugué de la maison à cause d’un problème avec ses frères[8].

     Sur ce même volet, on ne peut occulter les « attaques chimiques » prétendument perpétrées à plusieurs reprises par le régime syrien. De 2013 à 2018, ce régime n’a cessé d’être accusé de frappes au chlore, au gaz moutarde, au sarin. Mais à chaque fois, les récits, les vidéos, les images de présumées victimes, trahissent des anomalies, des incohérences, des contradictions, des personnages déjà vus, qu’il serait difficile de ne pas songer à des opérations sous fausse bannière. Et les sources d’information à ce propos sont toujours les mêmes : les Casques blancs et l’Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), deux officines dont l’intelligence avec les ennemis de la Syrie et de Bachar n’est cachée pour personne. Après , François Belliot qui a consacré la belle part de son livre cité à l’analyse des divers récits et documents en rapport à tous les présumés massacres imputés au régime syrien, et conclu à la grande part de mensonge sur ce volet, en 2019 WikiLeaks a publié de nouveaux documents qui confirment, en ce qui concerne la présumée attaque chimique d’avril 2018, ce mensonge[9].  A son tour, au lendemain de la réédition mise à jour de son livre « Tempête sur le Grand Moyen-Orient », tout en rappelant que « les mensonges sont légion dans le cas syrien, tellement nombreux qu’il s’avère difficile de les « traiter » tous », Michel Raimbaud souligne à propos des « bombardements chimiques » d’Idlib que « nous nous trouvons face à une redite de l’affaire Colin Powell de 2003 en Irak et de la séquence de l’été 2013 en Syrie (attaque de la Ghouta). »[10]

      Tout ce tissu de mensonges, on ne peut le citer sans évoquer encore une fois la stratégie hargneuse de Caton l’Ancien, qui de nos jours est plus ou moins imitée en Occident par certains héritiers de la romanité. Le 17 août 2012, après avoir visité un camp de réfugiés syriens à la frontière turque, Laurent Fabius déclare que « le régime syrien doit être abattu, et rapidement. » Et « M. Bachar el-Assad ne mériterait pas d'être sur la terre »[11]. Suite à l’« attaque chimique de la Ghouta » en date du 20 août 2013, immédiatement attribuée au régime syrien[12], le même ministre français a brandi la menace d’une intervention militaire. « Les options sont ouvertes, dit-il, la seule option que je n'envisage pas, c'est de ne rien faire»[13]. En réaction à cette fanfaronnade qui condamnait expéditivement Bachar, Dominique Mazuet a publié un article dans lequel il rappelait que « Caton, dit l’Ancien, avait pris l’habitude d’entamer et de conclure toutes ses interventions au Sénat par un ronflant : « Carthago delenda est ». Il finit par avoir gain de cause et la troisième guerre punique permit une « victoire totale » sur les impudents phéniciens, qui avaient eu l’outrecuidance de disputer à Rome l’hégémonie sur la Méditerranée. » [14] Et tout en laissant entendre que la fâcheuse hargne de Fabius contre Bachar pourrait bien engendrer à son tour une nouvelle guerre punique, il conclut son article par ces mots : « C’est donc à cette ancienne lecture et à ce précédent notoire que je songe lorsque j’entends le proconsul Fabius bégayant ad nauseam la fable qui a tant et si bien servi l’atlantisme servile pour répandre le chaos, la mort, la misère et la destruction, en Irak, en Libye et maintenant en Syrie »[15].

     Le lecteur averti sait que cette figure comparant la Syrie d’aujourd’hui à Carthage et les faucons de l’alliance atlantiste à Caton l’Ancien n’a rien de fantasmagorique. Si Michel Raimbaud intitule « Delenda est Syria » [Il faut détruire la Syrie] le premier chapitre de son livre Les guerres de la Syrie, c’est que ce pays, comme il le dit de manière explicite, « est la Carthage des temps modernes » [16]. Et d’ailleurs, est-il besoin de le rappeler ? c’est de la Syrie que les fondateurs de la Carthage historique sont venus.  Par conséquent, sans autre forme de procès, la mère de Carthage doit payer à son tour les « justes terreurs » des Romains d’aujourd’hui.

Ahmed Amri
Extrait de ma postface à Décennie avec le Lion de Damas de Bouthaïna Chaaban, Ed° ITRI, 2022
29. 03. 2022

[1] https://www.youtube.com/watch?v=0DZSPy5KkWg&t=7s

[2] Il s’agit d’un activiste syrien anti-Bachar connu d’abord sous son pseudonyme Rami Abdel Rahmane, avant de révéler son véritable nom Rami Abdel Rahmane. Cet activiste a été désavoué par sa famille qui voit en lui un agent de l’étranger. (Voir Benjamin Barthe, Le comptable de l'hécatombe syrienne, in Le Monde, 15 mars 2013).

[3] Olivier Berruyer, Propagande de Guerre : L’Affaire des Couveuses koweïtiennes (1990), sur le site Les Crises, 14 mars 2014.

[4] https://greatersurbiton.wordpress.com/2011/06/13/

[5] Opt. cit. pp. 49-50.

[6] Opt. cit. p. 50.

[7] Sur al-Jazeera, on a vu tant d’énergumènes s’exalter et s’époumoner à fustiger la « barbarie de Bachar ». Moncef Marzouki, allié des islamistes d’Ennahdha et futur président temporaire de la Tunisie, en était sans doute le plus enflammé. Interpellant le régime syrien face à un défenseur de celui-ci, il cria : « Plus scandaleux que ça jamais ! Vous avez démembré le corps de la martyre Zaïnab ! N’avez-vous pas honte ? Votre État dépèce des jeunes filles ! ». Pour le Cheikh d’al-Azhar, s’exprimant sur cette même chaîne, ce cadavre n’était qu’un échantillon des « carnages et crimes contre l’humanité commis en Syrie. ». Quant à Joe Stork, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord, à Human Rights Watch, après avoir accusé les forces d’ordre syriennes d’avoir assassiné et mutilé Zaïnab, il a demandé instamment à l’organisation des Nations-Unies de faire une enquête pour démontrer l’implication directe des autorités syriennes dans ce crime. Cf. https://www.youtube.com/watch?v=seD4e9Zu8k4

[8] Opt. cit. p. 51.

[9] Niles Niemuth, De nouveaux documents de WikiLeaks démentent les mensonges sur une attaque chimique en Syrie en 2018, sur World Web Site, 17. 12. 2019.

[10] « En France, l’atlantisme et le sionisme sont les deux mamelles des néocons », in Afrique Asie, 9 juin 2017.

[11] AFP, "Bachar el-Assad ne mériterait pas d'être sur la terre" (Fabius), Le Figaro, 17. 08. 2012..

[12] Accusation démontée avec brio par François Bellio, cf. opt. cit. pp.133-204.

[13] Syrie : la France promet une "réponse proportionnée" et imminente, Le Monde, 26 août 2013.

[14] L'Humanité, 2 Septembre 2013.

[15] Opt. cit.

samedi 26 mars 2022

Si de l’« îtifar » l’Arabie se souvient

 A l'heure où la menace de pénurie alimentaire pèse de plus en plus sur de nombreux pays dont les réserves céréalières dépendaient essentiellement du blé ukrainien, il ne serait pas indécent de rappeler à certains Arabes et musulmans impliqués dans la tragédie syrienne, et qui crient famine aujourd'hui, sur quelle manne providentielle ils avaient craché en contribuant à la destruction du bilad es-scham

     Parce que, hélas ! beaucoup de « frères » et de musulmans sont mouillés jusqu’au menton dans les crimes perpétrés contre la Syrie, j’estime qu’il ne serait pas indécent de leur rappeler que la Syrie fut à juste titre la mère nourricière de leurs ancêtres. Mais avant de remonter à plus de 15 siècles pour parler du fameux « îtifar » préislamique, il faut dire à tous les amnésiques de la généreuse terre syrienne que le bilâd asch-scham a été et demeura jusqu’à un passé très récent le pays de la manne céréalière dont une bonne partie de l’humanité tirait son pain. Quand en 1958, Naceur clamait que « Damas est le cœur palpitant de l’arabité »[1], son assertion n’était pas une simple métaphore due à un lyrisme panarabiste naissant, ni seulement l’expression sincère de cet élan de ferveur unioniste née au lendemain de la Révolte arabe de 1916-1918. Outre les donations gracieuses allant à tel ou tel pays frères frappés de quelque calamité, il n’est pas un seul pays arabe ni musulman qui n’ait joui du tarif préférentiel[2] en s’approvisionnant du blé syrien. Par ailleurs, c’est un fait historique connu que le bilâd ash-Châm [la grande Syrie historique] fut toujours un pays de prédilection pour les Mecquois. L’arrière-grand-père du Prophète, Hachim ibn Abd Manaf, après en avoir fait le principal pôle du commerce extérieur du Hedjaz, n’a cessé de s’y rendre tout au long de sa vie.  Depuis le fameux « pacte de Quraïsh », plus tard évoqué par le Coran, il fut constamment à la tête des caravanes reliant sur « la Route de l’encens » l’Ethiopie, le Yémen et le Châm. Et d’ailleurs, c’est à Gaza, à l’époque province syrienne, que ce personnage mourut vers 497 et fut enterré. Bien des siècles plus tard, ses petits-fils seront les fondateurs de la dynastie hachémite qui gouverne actuellement la Jordanie. Près d’un siècle après Hachim, comme si l’ancêtre avait transmis à son arrière-petit-fils cet attachement particulier à la Syrie, le Prophète, alors que la Syrie était encore byzantine, en disait : « Le Châm est à Dieu ce qu’il y a de mieux sur terre. Et c’est vers ce pays que Dieu guide ce qu’il y a de meilleur parmi les hommes »[3].  Une perception identique se dégage d’un éloge décerné à ce pays par Abdallah ibn Amr ibn al-Âs (616-683), compagnon du Prophète et compilateur de sa tradition. « Le Bien ainsi que le Mal, dit-il, furent divisés en dix parts. Alors que neuf dixièmes du Bien et seulement un dixième du Mal ont été attribués au bilâd ash-Châm, le dixième restant du Bien ainsi que les neuf dixièmes du Mal ont échu au reste du monde. »[4]

     Quand au 20e siècle André Parrot découvre une inestimable part des trésors archéologiques de la Syrie, il ne peut que souligner à son tour, et d’un accent que la science, l’archéologie et l’histoire rendent plus souverain que « Tout être civilisé au monde doit reconnaître qu’il a deux patries : celle dans laquelle il vit et la Syrie »[5]. L’hommage ainsi rendu au bilâd ash-Châm par cet archéologue français et ancien directeur du musée du Louvre ne fait, en réalité, que revigorer l’assertion de Naceur et la doter de plus de justesse. Renchérissant d’une part sur le leader arabe en honorant davantage la Syrie comme patrie universelle de l’humanité, et d’autre part sur une citation du même ordre faite auparavant par l’orientaliste belge Henri Lammens[6], Parrot, à mon sens, tout en conviant le monde entier à respecter et chérir cette matrice civilisationnelle de l’Orient et de l’Occident, devrait convier aussi nos amnésiques, que ceux-ci soient arabes, islamistes ou autres, à se remémorer ce que fut au juste la Syrie à l’Arabie par le passé. Quand la Mecque laissait mourir d’inanition ses enfants, c’était de la Syrie que vint aux Mecquois la manne providentielle : le blé et le pain. 

       Si le mérite de la Syrie comme berceau de la civilisation humaine semble reconnu depuis l’antiquité[7], le lecteur averti n’ignore pas non plus que ce pays, conformément à l’articulation territoriale qui le soude au monde arabe, forma très tôt avec le Yémen d’une part, et l’Ethiopie d’autre part, le triangle géographique de ce que l’on peut appeler « espace vital du Hedjaz ». Et c’était grâce au pacte commercial conclu, vers la fin du 5e siècle, entre Hachim ibn Abd Manaf, bisaïeul du Prophète et chef de l’aristocratie mecquoise, et les instances politiques gouvernant les trois pôles de ce triangle, que la « manne syrienne » a pu mettre fin au tristement célèbre « îtifar/إعْتِفَار ».

     Jadis, quand une disette frappait la Mecque, et que les plus démunis de sa population ne trouvaient plus rien à manger, ils se résignaient à recourir à une pratique préislamique assez courante qui, quoique pouvant nous paraître insensée de nos jours, leur était plus digne que d’exposer leur triste condition de dénuement au public. L’îtifar [إِعْتِفَار], appelé aussi ihtifad [احتفاد], sorte d’auto-ubasute[8] qui s’étend le plus souvent à toute une famille, consistait à se bannir d’abord de la société, trouver quelque dune de sable pour y dresser une tente, s’étendre à l’intérieur à même le sol, la face contre la poussière, et se laisser mourir ainsi d’inanition[9]. Cette résignation à la mort lente mais inéluctable au bout d’un long supplice de la faim et de la soif, était dictée par un sens aigu de la fierté qui ne tolérait pas de tendre la main pour mendier de quoi subsister. Elle se perpétua on ne sait combien de temps au Hedjaz, jusqu’au jour où elle toucha l’une des trois tribus les plus puissantes de la Mecque, décidant Hachim ibn Abd Manaf à haranguer la population de de cette cité pour la sermonner comme il se devait[10], et décréter les fameuses « pérégrinations d’hiver et d’été / رحلة الشتاء والصيف » dont parle le Coran. De ces voyages de négoce associés au « Pacte de Quraïch », la masse écrasante des musulmans ne savent que la sourate qui les évoque à travers quelques versets. Or quand le texte de ces versets rappelle la grâce divine qui a délivré de la famine les Mecquois [أطعمهم من جوع] à la faveur dudit pacte, et les a assurés contre la peur [وآمنهم من خوف], en fait c’est de cette manne syrienne providentielle qu’il parle, grâce à quoi l’îtifar devint une page du triste passé révolu. Et si, après toutes les épreuves de la décennie écoulée, le bilâd as-Châm ne rappelle plus ce glorieux passé de mère nourricière des Arabes et d’une bonne partie de l’Europe, c’est qu’une bonne partie de cette Europe justement, la main dans la main avec ceux qui lisent en dents de scie le Coran, et ceux que Bruno Guigue appelle judicieusement « Charlatans de la révolution syrienne »[11], ne s’étaient pas embarrassés de faire montre de vile ingratitude, crachant au clair du jour sur la généreuse terre qui pourvoyait à leur subsistance et à celle  de leurs ancêtres.

 

Ahmed Amri
Extrait de ma postface à Décennie avec le Lion de Damas de Bouthaïna Chaaban, Ed° ITRI, 2022
26. 03. 2022


 



[1] Dans un discours prononcé à la capitale syrienne en date du 24 février 1958.

[2] C’est peu dire quand on sait que c’est à la moitié du prix en vigueur que correspond au juste ce tarif préférentiel.

[3] Yaqout al-Rumi, Kitab Muʿdjam al-buldān, T. 3, Dar Sadir, Beyrouth, p. 312.

[4][4] Opt. cit. p. 311.

[5] Certains Français pourraient objecter ici que Parrot n’a fait que pasticher une citation qui honorait en fait la France. Toutefois, pour autant que l’on sache qui a pastiché d’abord et ce qui fut pastiché au juste, l’on verra qu’il n’y a pas lieu de crier au « viol du copyright » en la matière. S’il est vrai que l’opinion communément répandue en France veut que Thomas Jefferson (1743-1826), ait dit : « Chaque homme a deux pays : le sien et la France », il n’en demeure pas moins que cette citation n’est nulle part attestée dans les écrits de cet ancien président américain. Par contre, probablement à l’époque où ce personnage fut ambassadeur des USA en France (1785-1789), il a dit : « ... demandez au voyageur de n'importe quelle nation : Dans quel pays sur terre préféreriez-vous vivre ? — Certainement dans le mien, vous dira-t-il, là où sont tous mes amis, mes relations, les affections et les souvenirs les plus anciens et les plus doux de ma vie. Dites-lui encore : Quel serait votre deuxième choix ? - La France, vous dira-t-il ». C’est la seule référence autobiographique qui atteste les propos exacts de Jefferson. (Edmund Clarence Stedman, Literature of the revolutionary period,1765-1787, W. E. Benjamin, 1894, p. 272). Ces propos ont été repris plus tard par Henri Bornier, attribués à Charlemagne dans une tirade de son drame « La Fille de Roland » (Ed° Paris, 1875, Acte 3, p. 69), et refondus sous ce vers : « Tout homme a deux pays, le sien et puis la France ! ». Voilà toute l’histoire de ces propos pastichés et auxquels Pierre Larousse, à travers son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (Vol. 9, Paris, 1866-1877, p. 943), a donné l’autorité et le credo d’une authentique citation.  

[6] Celui-ci disait : « Pour le religieux, tout homme a deux patries : la sienne puis la Syrie. » (La Syrie et son importance géographique, Polleunis et Ceuterick, 1904, p. 30).

[7][7] Interpellant le chauvinisme européen qui nie cette évidence, Victor Bérard écrit : « Vainement, Hérodote nous dit que tout vint de la Phénicie et de l'Egypte. Nous savons ce qu'il faut penser du bon Hérodote : depuis vingt ans l'archéologie nous a fourni, chaque jour et dans tous les pays grecs, des preuves indiscutables de l'influence orientale et nous n'en sommes pas encore à traiter la Grèce comme une province orientale au même titre que la Carie, la Lycie, la Cilicie ou Chypre. Si dans notre géographie nous séparons l'Europe de l'Asie, nous séparons dans notre histoire ce que nous appelons l'histoire grecque de ce que nous appelons l'histoire ancienne. Nous voyons pourtant de nos propres yeux, sur des monuments matériels et tangibles, que les Grecs, pour la partie technique de leurs arts, furent les élèves de la Phénicie et de l'Egypte; nous voyons qu'ils ont emprunté à l'Orient sémitique jusqu'à leur alphabet; et nous reculons avec un peu d'effroi devant l'hypothèse sacrilège que leurs institutions et leurs mœurs, leurs religions et leurs rites, leurs idées et leur littérature, toute leur civilisation primitive peut n'être aussi qu'un héritage de l'Orient. » (De l'origine des cultes arcadiens, Paris, 1894, p. 9-10.)

[8] Au Japon, l’ubasute est une vieille pratique consistait à porter un infirme ou un parent âgé sur une montagne, ou un autre endroit éloigné et désolé, pour le laisser mourir. Et c’était à seule fin de préserver la dignité de cette personne. Le cinéaste japonais Shōhei Imamura a consacré un très beau film à cette pratique, sorti en 1983 et qui a obtenu la Palme d’or au festival de Cannes : La Ballade de Narayama

[9] Voir Jalāl al-Dīn al-Suyūtī, Tafsir, Tome 6, DKi (Beyrouth), 2015, p. 678.

[10] « Vous avez inventé, leur dit-il, un expédient qui réduit votre nombre cependant que les Arabes autour de vous s'accroissent. Il vous avilit alors que ces mêmes Arabes s'en enorgueillissent. Vous êtes cependant les maîtres de céans [la Kaaba] et le reste des Arabes est censé vous être des subordonnés. Cet îtifar vous condamne presque à l'extinction. » ( محمد الجيزاوي، صناعة الوعي الاقتصادي في ثلاثين درسا، لندن، 2018، ص. 16)

Plus vierge et immaculé que la fille de joie édentée !

Il y a des indignations sélectives qui indignent tout autant que ce qui peut les susciter, des réquisitoires à géométrie variable que la justice, celle digne de ce nom, ne peut d'aucune façon admettre. 
 
Et si la guerre d'Ukraine (comme toute guerre ne pouvant qu'engendrer la mort et les malheurs) pouvait malgré tout prétendre à quelque "mérite", si minime soit-il, je crois que celui-ci serait d'avoir mis à nu encore une fois, pour l'énième rappel aux amnésiques de tout bord, ce deux poids deux mesures si haineux, si révoltant, qui semble vouloir nous persuader qu'il y aurait dans ce monde deux humanités distinctes: celle qui mérite notre compassion, notre appui, nos cris et nos écrits de solidarité, et celle qui ne devrait jamais figurer sur le point de mire de notre radar, sauf s'il s'avère nécessaire de la traquer depuis le ciel, de localiser à un dixième de millimètre près le trou où elle se terre, pour être sûr de larguer à bons droit et endroit et sans risque de gaspi, les bombes conçues par le génie éclectique à seule fin de "faire le bon débarras".
 
Quand je dis "deux humanités", je prie certains lecteurs de ne pas se méprendre sur le sens précis de celle qu'ils pourraient indument confondre ici à ces "Barbares" vivant loin de l'Europe, loin de l'Occident, et dont moi-même, hélas! je fais partie! Ce serait un outrage presque blasphématoire de corrompre le noble sens restreint de "humanité" pour y inclure de façon grotesque, utopiste, extrapolée, ceux qui végètent, à titre d'exemple, au sud de la Méditerranée. En Asie -excepté la seule citadelle de démocratie reconnue et qui police à merveille ses ennemis, dans les déserts et jungles d'Afrique ou dans celles de l'Amérique latine, il n'y a que des périls de toutes les couleurs qui pullulent, hélas! et menacent sérieusement l'avenir de l'humanité! Non, lecteurs, akarbi je n'oserais caser dans l'Espèce humaine celles et ceux qui, autrefois chez eux, étaient judicieusement interdits d'entrée, eux et les chiens, dans les cabarets de certaines colonies de l'Humanité, l'humanité à part entière, à l'époque maîtresse des dites concessions étrangères comme celles du Shanghai. D'autant qu'aujourd'hui-même, ces vieilles pancartes à tort appelées discriminatoires, l'humanité à part entière les honore sans complexe aucun par des hommages mémoriels des plus édifiant [*].
 

 
 
Padamalgame, chers lecteurs; je parle exclusivement de cette humanité susceptible d'être promue un jour, peut-être à moyen ou à long terme, au rang de celle, entièrement digne de ce nom, qui s'indigne à bon droit contre les crimes de Poutine. 
 
Je parle d'Européens que leur peau, leur ADN, leur mitochondrie, leurs ovules et chromosomes, bref presque tout, assimilent à des Blancs. Mais dont le seul tort est d'avoir le cœur plus à gauche, ou à l'est, que les "Blancs normaux". D'où l'étiquette « mafia Judéo-Moscovite » dont ils sont épinglés en Ukraine. Et ce qui s'ensuit à leur encontre depuis près de 10 ans à l'est de ce pays. 
 
Je parle de cette "sous-humanité" (puisqu'il faudrait l'appeler ainsi afin de ne pas couvrir les crimes de Poutine) qui a refusé de faire partie de l'UE, ce qui est un tort, évidemment, l'Humanité à part entière étant incapable de résorber ce qui ne lui appartient pas.
 
Je parle de ces 7,5 millions de russophones représentant 17,2% de la population d'Ukraine, que les très blancs, très purs et très aryens Petro Porochenko, Vitali Klitschko, Oleg Tiagnybok, Andriy Biletsky... leurs SVOBODA (sous diverses étiquettes), leurs Azovian, leurs frères héritiers du fascisme dont se réclamait Stephan Bandera, entre autres brigades arborant l’emblème de la division SS Das Reich et le Wolfsangel (la belle Croix gammée hitlérienne remise à la forme et au goût du jour), pourchassent depuis une décennie, nettoient au Kärcher selon l'expression française consacrée, avec sinon la bénédiction directe de leurs frères et amis en Europe de l'Ouest et aux USA, du moins la complaisance bienveillante de tous les chefs d’État du "monde libre". Ce même monde qui, tout en ayant la face encore empoussiérée de tant de "Tempêtes" contre les "États voyous" (je ne sais plus les compter), et les mains couvertes d'un henné de luxe tiré du sang d'autant de populations sacrifiées sur l'autel de la "démocratie", tente de nous persuader qu'en matière de "crimes de guerre", l'innommé "criminel du Kremlin" est le "nouvel Hitler" des temps modernes. 
 
Quant à lui l'Ange aux mains si bien teintées de tant de couches indélébiles dudit henné, en matière de crimes contre l'humanité il serait plus vierge et immaculé, sauf votre respect, que la fille de joie édentée! 
 
A. Amri
26. 03. 2022



* A l'époque des concessions étrangères en Chine, il y avait, à l'entrée de certains bars à Shanghai, des pancartes sur lesquels on pouvait lire: «Interdit aux Chinois et aux chiens». De nos jours, les nostalgiques de cette "belle époque" semblent vouloir remettre à l'honneur cet interdit, comme le suggère le roman du controversé auteur François Gibault, sorti en 1997, et qui reproduit mot à mot la fameuse pancarte discriminatoire.





 

Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

Visant à médiatiser son refus d'être « complice d'un génocide » et son soutien à une « Palestine libre », l'immolation d'Aar...