jeudi 20 février 2020

Le rendez-vous arabe et l'arabe rendez-vous


« Peu glorieuse et non moins péjorative étiquette que celle qui nous colle comme un gant à la peau. Le " Rendez-vous arabe " ! Cette fort peu laudatrice expression caractérise à quasiment tous les coups notre manque manifeste de ponctualité. A l'inverse des Occidentaux dont les RDV sont réglés comme du papier à musique avec la justesse des montres helvètes ! Pourtant, la première horloge solaire dans l'antiquité est de création arabe. » (Mohamed Sahbi Rammah) [1]

Mohamed Sahbi Rammah, cité en exergue, aurait pu ajouter aussi, à bons droit et endroit : "et le mot rendez-vous, de racine arabe !"

Il est assez fréquent, de nos jours, d'entendre parmi les Maghrébins, en particulier les jeunes, le mot مرندف  m'rendef, adjectif tiré du français "rendez-vous", et signifiant "être en rendez-vous" ou "avoir un rendez-vous". Et "rendez-vous" figure également parmi les termes les plus répandus dans le francarabe maghrébin. Il y a même une télé privée tunisienne qui a fait de ce mot, comme quantité d'autres, le titre (en toutes lettres latines) d'une émission de débat (talk-show). 

رندف  m'rendef, en vérité, n'a d'authentiquement français que l'élément de suffixation (ici
Jean Beraud:Rendez-Vous
marqué en rouge), arabisation de "vous". Et kifkif "rendez-vous" et une série d'apparentés listés en bas de ce papier, c'est un mot qui dérive du verbe arabe رَدَّ radda. Mais si certains Français, du moins est-il permis de le présumer -ne serait-ce que parmi ceux qui ont pu lire Antoine Paulin Pihan [2] ,[3], pourraient le savoir ou en douter déjà, combien seraient les Maghrébins à soupçonner que "rendre" et 15 dérivés français apparentés viennent de ce  رَدَّ radda arabe ?  Sans préjugé aucun, je dirais pas assez nombreux.


Rendre, de l'arabe رَدَّ  radda ? 

Oui, absolument. Et si vous voulez rendre en arabe ce verbe francisé, ce ne sera pas difficile: le terme est aisément rendable, lettre par lettre, par le simple retour à la première attestation du mot en langue romane: red [4].  

Certes, dans l'usage ce "red" a rendu l'âme depuis une éternité. Mais le document qui atteste de son vieil emploi, présumé écrit au 8e, voire au 7e siècle, permet de consolider, si besoin est, ce que le lexicographe français Antoine Paulin Pihan a soutenu en 1847 puis en 1866: à savoir que le français rendre et le latin reddo dérivent tous deux de l'arabe رَدَّ radda, de sens identique.

Quelques wikipidistes [5] s’ingénient à affubler de préfixe le latin reddo en nous disant que le mot se tire de do (« donner »), à quoi s'est ajouté le préfixe re- (« en arrière »).  Mais si c'était réellement le cas, comment expliquer le redoublement du "d" ? Cette gémination injustifiée désavoue le prétendu étymon. Et ne peut que procéder d'une mythémologie tentant de détacher le latin de son "giron"[6] natif arabe.

"Jesús li bons ben red per mal" (Jésus le bon rend le bien pour le mal): tel est le vers dans lequel figure le "red" évoqué, ancêtre de l'actuel "rend". Il s'agit d'un vers de la Passion du Christ, "le plus ancien poème sur la Bible que nous connaissions", souligne Jean Bonnard [7].
Mais si cet auteur rattache au 10e siècle ledit poème, Champollion-Figeac, quant à lui, estime que ce texte est antérieur au Poème de Boèce, et  le ramène à l'époque où "les conciles et les capitulaires, consacrant une nécessité publique, avaient introduit d'autorité, en l'année 813, l'usage de la langue vulgaire dans le service divin [8]." Quoiqu'il en soit, ce poème est bien antérieur à la seconde moitié du 10e siècle, date de la première attestation du verbe "rendre" en français, que fournit le TLFi. Et puis antérieur ou pas, cela ne change en rien le fond de la question qui nous intéresse ici.

 "Rendre", que l'on trouve aussi en anglais (render) et en italien (rendere), s'est formé par épenthèse [9] soit directement à partir de l'arabe, soit par la voie intermédiaire du latin classique reddere.

Et l'on peut dire qu'avant même les dictionnaires de Pihan, le Vocabulaire Quintiglotte de L. Victor Letellier, paru en 1838 [10], permet de constater aisément l'analogie de l'arabe et du français, pour autant que l'épenthèse évoquée se fasse prendre en compte.  

En arabe رَدَّ radda signifie aussi "répondre, riposter", et en dialecte maghrébin "vomir", sens que l'on trouve aussi en français. Le déverbal " رَدٌّ  radd" signifie "réponse", "rejet, refus". De cette racine dérivent quantité de substantifs dont ارتداد irtidad (régression, défection), مَرَدٌّ  maradd (empêchement), استرداد istirdad (recouvrement, "رِدَّةٌ ridda" (apostasie), mot introduit en français en 1908 [11].

Du verbe rendre dérivent, sauf omission, 15 mots: rendu, rendement, rendage, rendition, reddition, rendeur, rendue, rente, rentable, rentabilité, rentier, renté(e), renter, redditeur, rendez-vous.

Et pour conclure, rappelons que rendre et dérivés sont partagés par de nombreuses langues occidentales. "Rendez-vous" au sens de "réunion" ou "réunion galante entre amoureux", à titre d'exemple, est dans le grec moderne randevú, le hongrois randevú, le néerlandais rendez-vous, l'occitan rendètz-vos, le portugais rendez-vous [12]



A. Amri
20.02.2020


Notes:

1- Rendez-vous arabe : mode d'emploi, Le Temps (quotidien algérien), 26.08.2009. 
2- Glossaire des mots français tirés de l'arabe, du persan et du turc, Paris, 1847, p. 240
4- Passion de N. S. Jésus-Christ, vers 41,  in Collection de documents inédits sur l'histoire de la France, publ. par Champollion-Figeac, T. 4, Paris, 1840, p. 430
5- Pendant près d'un an, j'ai contribué à créer et enrichir plusieurs pages de l'encyclopédie Wikipédia et du Wiktionnaire français. Et j'ai pu constater au bout d'un certain temps, non sans amertume, qu'une bonne part de mes contributions sur le Wiktionnaire, quoiqu’incessamment fondée sur des recherches documentées et étayés par des arguments solides, a été plus ou moins censurée. L'historique de ces pages en témoigne encore. Depuis j'ai acquis la certitude que ce dictionnaire en ligne présumé libre est ferré, des pieds au cou, à la même fierté doxique qui a fait dire à Voltaire ce qu'il a dit sur "la gueuse fière".
7- C'est un autre mot arabe, tiré par apocope de حِجْرٌ hijron (nunnation de hijr) qui signifie "Partie du corps humain qui s’étend de la ceinture aux genoux d’une personne assise." Comparez avec la définition qu'en donne le TLFi: "Partie du corps comprise entre la ceinture et les genoux, chez une personne assise." (Pour plus de termes en rapport avec l'anatomie: Mythémologie: hanche et racines arabes à la pelle - 5
8- Champollion-Figeac, op. cit. p. 414.
9- Louis Delâtre, La langue française dans ses rapports avec le Sanscrit..., T. 1, Paris, 1854, p. xxxi.
11- Henri Lammens, Etudes sur le règne du calife omaiyade Mo'awia 1er, in Mélanges de l'Université Saint-Joseph, Beyrouth, 1908
12- Wiktionnaire français, entrée "rendez-vous".



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