mardi 4 février 2020

Faut-il en schlaguer le dico français ?

« Si l’on peut dire qu'avant la renaissance des lettres le français contenait à peine un mot d’origine grecque contre cinq cents mots d’origine latine, il serait juste d’ajouter: et contre presque autant de mots d'origine arabe ; encore ces rares expressions étaient-elles venues plutôt par l’intermédiaire de l’arabe que du latin. » (Louis Amélie Sédillot, Histoire générale des Arabes, T. 2, Paris, 1877, p. 203 )

En 1837, Jean-Joseph Marcel, ancien directeur de l'imprimerie française au Caire, publie son Vocabulaire français-arabe des dialectes vulgaires africains d'Alger, de Tunis, de Maroc et d'Egypte (Ed° Charles Hingray, Paris).


En 1869, une seconde édition du même dictionnaire sort aux
éditions Maisonneuve (Paris), sous un titre légèrement modifié: Dictionnaire français-arabe des dialectes vulgaires d'Alger, d'Egypte, de Tunis et de Maroc. Cette réédition ne comporte aucune mise à jour.


En 1970, un
certain T. Payen, collaborateur à la revue Polybiblion (éditée à Paris, de 1868 à 1884), consacre à cette réimpression une notice critique qu'il conclue comme suit: « Le lecteur doit être averti de prendre garde à certaines étymologies que l'auteur a ajoutées à quelques mots. Ainsi au mot Schlague nous lisons :« Schlague (fustigation), chelâq (l'allemand a pris ce mot des Turks et nous l'a transmis) » ! Heureusement que ces sortes d'étymologies sont assez rares. »

Heureusement...

En dépit de ces 3 publications et des fragments manuscrits dudit dictionnaire (dont les plus vieux remontent à 1801), à ce jour, sauf erreur de ma part, pas un seul dictionnaire français n'a jugé utile ni de dépister la racine arabe de "schlague" ni de mentionner que l'allemand le doit au turc.

Inutile de vous demander pourquoi. La mythémologie a ses raisons que l'étymologie n'a pas. Et les lexicographies françaises, pour ne parler que d'une branche de la philologie, ne sont pas toutes exemptes de certains défauts. Et ce que
T. Payen -que je viens de citer, traduit sans ambages à travers sa dernière phrase, cette révulsion que suscite la découverte d'un mot d'origine orientale, peut s'exprimer aussi de manière plus objective, moins franchouillarde, épurée de tout orgueil doxique, à travers un dictionnaire qui raccourcit au strict minimum la voie d'emprunt de tel ou tel mot français. Et dans le cas de "schlague", mais c'est vrai aussi pour beaucoup d'autres mots(*), c'est ce que fait le TLFi.
Schlague, var. orth. hist.: shlague, schlag; n.f. de l’allemand Schlag (« coup »), du turc shelak (fustigation), de l’ar. شَلْق shalq (id.). 

L'auteur d'Al-Aïn [La Source] estime que شَلْقُ schalq n'est pas "arabe pur". Chez Al-Khalil, puriste comme peut l'être celui dont jaillit la Source lexicographique (premier dictionnaire arabe), la mention "ليست بعربية محضة (n'est pas arabe pur)" ne s'entend pas nécessairement comme synonyme de "mot emprunté". Un néologisme, un terme de l'arabe vulgaire (et ce terme l'est déjà dans le sens grossier, l'une de ses acceptions étant synonyme -encore que ne serait-ce qu'un euphémisme, du français "baiser"), ou d'un usage assez restreint, appelle la même remarque chez lui. D'ailleurs Firuzabadi, auteur du Qâmûs, et quoique pas moins puriste qu'Al Khalil, n'a émis aucune réserve sur l'arabité du mot

شَلْقُ schalq (flagellation, fustigation), et par extension coït, du verbe شَلَق schalaqa (fouetter), signifie aussi "lambeau, chiffon", d'où la variante dialectale شليقة schilliga (de même sens) et le dérivé maghrébin شلاق schallaq (vendeur ambulant de fripes ou diverses babioles). De la même racine est issu شِلْقاءُ schilqa (couteau [et ce mot pourrait éclairer le sens sexuel déjà évoqué]).

A. Amri
04.02.2020


* Je vais me contenter d'un exemple ici, celui du mot rose. Lisons d'abord Littré: «Rose: bourguignon reuse ; wallon, rôz ; provençal, espagnol et italien rosa ; du latin rosa ; ancien persan, vrada, sanscrit vrad, se courber, être flexible.» Puis le TLFi: "[...] Empr. au lat.rosa « rose (fleur), rosier »
Qu'est-ce qui a pu motiver ce bel exemple de raccourci adopté par le TLFi ? Sans doute tout ce qui a été dit avant, depuis et après Littré sur ce supposé étymon sanscrit "vrad" (qui signifie "se courber être flexible") et qui ne pourrait plus tenir debout sur les pages des Gardiens du Trésor Français. Et pour cause ! (Voir De deux mots il faut choisir le moindre).



  



lundi 3 février 2020

Point n'est besoin de s'échiner pour y reconnaître un mot arbi

"L'art étymologique est celui de débrouiller ce qui déguise les mots, de les dépouiller de ce qui, pour ainsi dire, leur est étranger, et par ce moyen les amener à la simplicité qu'ils ont tous dans l'origine."  (Étienne Maurice Falconet)

Selon le TLFi, "échine" est un mot dérivé de l'ancien bas francique skina qui signifie "baguette de bois".

Le mot est attesté pour la première fois dans la "Chanson de Roland" (1100) sous la forme de "eschine", et signifiant « colonne vertébrale ». La variante "eskine", attestée dès 1172, procède probablement de la même loi qui a fait de meschine mesquine.
C'est cette variante qui a prévalu en moyen français (Aldebrandin de Sienne, 1256, Fabliaux des 13e et 14e siècles, Jean Froissart (1337-1410). Et elle semble s'être maintenue jusqu'à la fin du17e s., à en juger par l'exemple que donne Trévoux citant André Félibien (1619-1695). Le provençal esquina, esquena, l'espagnol esquena, l'italien schiena, paraissent corroborer, sous toutes réserves, le fait que le "sch" de l'ancien français aurait quelque chose de commun avec le digramme "ch" latin.

Comparons ce français eskina et ses apparentés romans à l'arabe

السَّكِنة es-sékina que le Lisan définit comme suit: السَّكِنة، بكسر الكاف: مقرّ الرأْس من العنق « es-sékina, avec qasra du qaf, logement de la tête sur le cou ». Handhala ben Cherqi alias Abou Attahan parlait de ضَرْبٍ يُزِيلُ الهامَ عن سَكِناتِه « frappes qui ôtent les têtes à leurs es-sékina ».

J'ai déjà démontré, en 2016, que hanche, attribué par Diez au haut allemand, est issu, en vérité, de l'arabe أنقاء anqa1
par le biais du latin barbare ancha2. Et j'ai rappelé, en la circonstance, une partie du substrat arabe dans le vocabulaire anatomique français. Je suis persuadé que la même mythémologie qui a fait de "hanche" un mot d'origine tudesque (alors que mille références, et pas d'aujourd'hui,  attestent de l'arabité du mot) tente, cette fois-ci à travers un mot francique signifiant "baguette de bois", de nous persuader que "échine" est également tudesque.

L'on pourrait me dire que le français "échine" et l'arabe "
es-sékina" ne sont pas identiques du point de vue sens. Je dirais: ne sont pas identiques non plus raquette et راحة rahat [paume de la main], nuque et  نخاع noukhaâ  [moelle épinière], focile et مفاصل mafacil [articulations]. Hanche, anqa l'arabe et le ancha latin. Ni même échine (épine dorsale) et l'italien shiena (dos).
 
L'arabe السَّكِنة es-sékina (composé de l'article "es"[forme contractée de الـ al avant un nom commençant par un "س s"] + سِكْنَةٌ sikna) dérive de la racine trilitère سَكَنَ sakana qui signifie à la fois "loger", "demeurer" et "s'immobiliser". De cette même racine se tire مِسْكِينٌ miskin qui a donné au moyen français meschin (subst.: jeune homme; adj.: pauvre), meschinage (état, service de domestique + prostitution), meschinette et meschine (petite jeune fille, servante, maîtresse ou concubine), d'où mesquin et mesquinerie conservés dans le français moderne.

Et de cette même racine aussi, Bochart3
, Muss-Arnolt4 et Pihan5 tirent le grec σκηνή, skènè, et le latin "scaena" dont dérive le français "scène".



A. Amri
02.02.2020



Notes:


 1-"Chez les anciens auteurs, أنقاء anqa (pluriel de naqa [ نقا ]), de niqyo [نِقْيُ moelle], semble avoir désigné d'abord, par métonymie, tout os riche en moelle. C'est le premier sens que nous en donne Ibn Sidah [ ابن سيده ] dans Al-Moukassas [المخصص ], son glossaire anatomique (livre I, p. 164). Ensuite, le mot a désigné aussi bien les jambes que les bras, avant d'acquérir le sens exact d'os coxaux (os illiaques). Ibn Sidah nous apprend aussi que le mot a un troisième sens: "terrain sablonneux, accidenté par des monticules de sable". Les affinités sonores du mot avec نقاء/ نقا  naqaâ, qui signifie pureté, de même que les associations d'images liées à "moelle/moelleux", ainsi que le sens de dune ou barkhane, pourraient expliquer la prédilection de certains auteurs, poètes surtout, pour ce mot, plutôt que ses synonymes. L'expression que citent de nombreux dictionnaires arabes: كثبان الأنقاء "kuthban al-anqa" (dunes de al-anqa) est, en vérité, la consécration d'un pléonasme métaphorique, devenu expression idiomatique, qui désigne les rondeurs postérieures de la femme, ou ses larges hanches.


2- Pour les lecteurs pressés, la substance de ma recherche est sur le Wikitionnaire, article hanche.


3- Phaleg, 451, in American Philological Association, Transactions and proceedings, Volume 23, Robarts - University of Toronto, 1812, p. 75, note 10.


4- On Semitic Words in Greek and Latin, American Philological Association, 1892, p. 75, note 10 » dans William Muss-Arnolt, A Concise Dictionary of the Assyrian Language, Reuther & Reichard, Berlin, 1905.


5- Glossaire des mots français tirés de l'arabe, du persan et du turc, Paris, 1847, p. 329.


Au même sujet: 





  


  




dimanche 2 février 2020

"Mec": un mot venu d'Arabie

 « Est-ce que tu ne te déciderais pas, [...], à venir avec nous à la ville de Sennâr ? Tu y trouveras honneur et bien-être. Notre mek (roi) est homme à main ouverte, qui ne regarde ni à l'argent, ni à l'or... » (Mohammed ebn Omar el Tounsy) [1].

Le mot français « mec » est attesté pour la première fois en 1821, comme terme d'argot marseillais, sous l'orthographe "mecque", au sens de "chef". Historiquement, il a eu de nombreuses variantes orthographiques telles que : mek, mèke, mecck, meq, mèque, meck, mecq, meg [2]. Et de nombreux sens aussi, d’après Gaston Esnault citant Ansiaume (forçat à Brest, 1861): « Dieu, roi, maître, chef, patron, surnom de Vidocq » [3].

Quoique la forme comme les sens historiques plaident de façon pertinente pour une dérivation de l'arabe soudanais
مَكٌّ mek (roi), forme contractée de l'arabe malik (de sens identique), le TLFi et consort ne daignent même pas citer comme simple hypothèse l'étymologie arabe. Celle-ci, pourtant, après avoir été citée une première fois par Maxime Du Camp en 1879 [4], est jugée des plus plausible par Albert Dauzat en 1931 [5]. Il est ridicule de faire dériver mec de « mégot », de « maquereau », de « mais que » ou de « mesque » (motif), alors que « mek » au sens de roitelet nubien est attesté en anglais dès 1790 sous la plume de James Bruce [6], et en français depuis 1791 via la traduction de ce même auteur par P. F. Henry [7].  La traduction de Mohammed ebn Omar el Tounsy, cité en exergue, nous fournit de nombreux passages où le terme "mek" est cité pour désigner des roitelets soudanais [8].

Mec: le mot venu d'Arabie
« Mek » , ou sa racine مَلِكٌ malik, répond à tous les sens réunis du mot français indiqués par les lexicographes de l'argot. Attribut divin chez les musulmans, d’où le prénom عبد الملك Abd al Malik (esclave de Dieu), le titre royal du souverain (malik) et les titres honorifiques de chef et maître. 

Rappelons également que si Eugène François Vidocq – probablement vers la fin du 18e s., ou le début du 19e s.- avait été surnommé « le mek », c’était surtout à la faveur du respect que lui valut sa notoriété auprès des gens du milieu . Et il serait impensable que l’on aille chercher un sens à tel respect dans les mots « maquerau », « mégot », « mais que » ou « mesque ». D'autant que Balzac lui-même assigne à "meg" le sens de Dieu.


A. Amri
02.02.2020

 Notes:

1- Voyage au Darfour, trad. Perron, Paris, 1845, pp. 12- 13. 
2- Définition de : mec, www.languefrancaise.net/Bob/282
3- Opt. cit.
4- Maxime Du Camp, Paris : ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu'en 1870, V. 3, G. Rondeau, 1869, p. 18.
5- Revue de philologie française et de littérature, V. 43 à 46, F. Vieweg, 1931, p. 72
6- Travels to discover the source of the Nile, in the years 1768, 1769, 1770, V. 4, Londres, 1790, p. 527.
7- Voyage en Nubie et en Abyssinie, T. 7, Paris, 1791, p. 104.
8-  Mohammed ebn Omar el Tounsy, opt. cit., pp. XLIX, 13, 35, 70.

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