Supplicié du souvenir
Psychiatrique ?
Avant d'aborder les circonstances de cet internement, un retour en arrière est nécessaire pour comprendre à la fois l'homme et les rouages politiques qui l'ont brisé.
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Srour collégien |
Najib Srour est né en 1932 dans un village pauvre, et soumis au joug de la féodalité. Tout enfant, il a vu son père, humble paysan, se faire humilier et battre par l'omda
4, une bête brute, un vampire qui traitait tous les villageois en serfs rattachés à sa seigneurie. Le souvenir lancinant de ce père humilié sous ses yeux ne le quittera jamais. Jamais, adolescent, jeune étudiant, homme au fort de sa maturité, il ne guérira des séquelles laissées par cet acte de la plus haute barbarie. Et l'idéal suprême qui guidera sa pensée et son combat, tout au long de sa vie, sera de restaurer la dignité de son père et son honneur, à travers l'alignement inconditionnel derrière tout homme humble écrasé par l'injustice. Et l'on imagine avec quelle chaleur, quel enthousiasme et quelle gratitude à
Nasser le jeune homme a pu vivre, alors qu'il était étudiant, la révolution des Officiers libres, en 1952, et l’abolition du féodalisme qui en fut la conséquence directe.
En 1956, âgé de 24 ans, Srour obtient un diplôme de l'Institut Supérieur des Arts dramatiques. Et deux ans plus tard, une bourse d'études à l'étranger pour la poursuite d'un 3e cycle à Moscou. C'est un miracle que les Renseignements égyptiens n'aient pas disqualifié le candidat à la mission universitaire pour affinités avec le marxisme-léninisme.
Communiste circonspect
La mission arrive à Moscou en 1959. Dès qu'il a fini les formalités d'inscription à l'université, Srour a tout fait pour s'entourer de solitude, évitant autant que possible toute fréquentation des participants à la mission. Il était convaincu que tous ceux qui ont bénéficié d'une bourse d'Etat comme lui, triés sur le volet, étaient vaccinés, immunisés, contre l'utopie internationaliste et l'idéal égalitaire. De sorte qu'aucun d'eux ne ne pouvait être digne de confiance pour lui découvrir sa couleur politique. Ce climat de suspicion, qui régnait également entre les autres missions arabes, le mettait lui aussi, aux yeux de beaucoup d'étudiants communistes, dans le même camp
sentant le roussi, c'est-à-dire nassérien et panarabiste. Quand il pouvait laisser de côté la circonspection, parlant à des rouges déclarés, ceux-ci ne manquaient pas de lui demander -non sans de bonne raisons- comment il a pu échapper à la vigilance des Renseignements. S'il était authentiquement rouge, lui dit-on, il devrait le dire haut et sans plus tarder. En somme, on le défiait à une "
ordalie". Et s'il refusait de s'y soumettre, ce serait donner raison à ceux qui jugeaient suspect son communisme. Il a fini par accepter, malgré les tracas prévisibles pour le membre de mission qu'il était, l'épreuve de sa probité politique.
Ordalie rouge
Cette épreuve s'est déroulée au lendemain de l'échec en 1961 de la RAU (
République arabe unie).
Najib Srour était fraichment marié avec Sachas Kursakova, jeune moscovite qui préparait une licence de lettres. Dès
1958, le communiste qu'il était avait critiqué l'union déclarée entre l’Égypte et la Syrie,
qu'il jugeait improvisée. Et l'échec de de la RAU ne pouvait que le renforcer dans ses
convictions de marxiste-léniniste. Au moment où le pouvoir au Caire comme à Damas persécutait de plus en plus les communistes, Srour estima le temps opportun de couper court à toute équivoque au sujet de son opinion politique. C'était le moment, ou jamais, de montrer que ce qu'il avait dans les veines, c'était du sang rouge, et
pas du jus de navet ! Il s'illustra à l'université par un acte osé et retentissant, qui lui a valu l'estime des camarades. Profitant d'un congrès de
solidarité avec le peuple cubain organisé à l'université de Moscou, il a pris la parole, en s'emparant de force d'un micro, pour lire un manifeste
contre
"le système dictatorial et répressif égypto-syrien". Il eut droit à une salve d'applaudissements du côté de ceux qui ne doutaient plus de
la probité du camarade. Mais les retombées de l'acte sur le délégué boursier de l’État étaient désastreuses. Le pouvoir nassérien ne lui a pas pardonné un tel "
acte de félonie". Il a
gelé immédiatement sa bourse, déclaré nul son passeport, l'a radié de la liste de
délégation et demandé à l’État soviétique son extradition.
Cette demande d'extradition, si elle avait été satisfaite, l'aurait conduit directement à la prison après les sévices physiques, et il aurait peut fait son deuil de sa femme. Heureusement pour lui, c'était cette jeune femme et les nombreux camarades qu'elle avait mobilisés pour son soutien, qui ont empêché les autorités soviétiques d'exaucer la demande du pays ami. Néanmoins, ces autorités ont contraint le "
camarade fougueux" à s'éloigner de Moscou. Et Srour a déménagé sans sa femme vers une autre ville où il s'est fait inscrire dans une nouvelle
université.
C'est à partir de ce moment que, loin de Sacha et hanté par les affres de la nécessité, que Srour a commencé à boire. La Vodka et autres boissons alcooliques, acquises à tarif étudiant, lui permettaient à la fois de noyer ses peines et de se procurer un peu de chaleur, en compensation de celle qu'il trouvait à Moscou auprès de Sacha.
Arabe offensé
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L'étudiant à Moscou |
En 1963, alors qu'il était au comptoir d'un bar à causer politique avec un ami, Srour n'a pu s'empêcher de commettre un autre "faux-pas" aux conséquences fâcheuses. En s'exprimant sans circonspection sur la montée de
l'influence sioniste en URSS. Un voisin éméché, étudiant russe de droite et se croyant visé en personne par "la calomnie", a insulté les deux amis arabes. Même dans toute sa lucidité, Srour aurait été incapable d'essuyer l'insulte sans broncher. Il a riposté par un coup de poing, et il a fallu l'intervention musclée de la police pour mettre fin au pugilat qui a suivi. Mais quand les deux ou trois agents dépêchés sur les lieux ont voulu passer les menottes aux mains de Srour, ces agents ont trouvé
plus musclé qu'eux. Des renforts ont été appelés afin de maitriser le rebelle, dans toute sa vigueur et surexcité par l'alcool. Embarqué, on le fit payer cher sa "
désobéissance à agents de la force publique". Il a plu sur lui des volées de coups de matraque et de poing à le faire dire plus tard: "
j'ai pleuré ce soir-là, non pas de douleur mais de la chute d'un modèle d'Etat. J'ai senti qu'il n'y a aucune différence entre la police soviétique et les barbouzes égyptiens."5
Quelques jours plus tard, déprimé et accablé de dettes, Najib Sroura a quitté l'URSS pour la Hongrie. L'un des réfugiés politiques égyptiens dans ce pays lui avait trouvé un
emploi à la radio de Budapest. Sa jeune épouse,Sasha Kursakova, était restée à Moscou pour terminer sa licence.
Grâce et disgrâce
En 1964, grâce à un article de presse écrit par Raja Annakash et publié dans Al-Joumhourya (La République), article dont le titre est "Tragédie d'un artiste égyptien à Budapest",
Najib Srour est autorisé à rentrer avec sa famille en Égypte. Il est
nommé professeur à l'Institut Supérieur des Arts dramatiques. Il publie
son épopée en vers Yassine et Bahya qu'il avait commencée à Moscou et
terminée à Budapest. Il produit de nombreuses pièces de théâtre et les
joue avec sa troupe en plusieurs villes d'Egypte. Tout semble annoncer
un avenir heureux et prospère. Mais en 1966, au bout de deux ans d'enseignement,
on juge que le professeur d'art dramatique est moins socialiste que
communiste, plus internationaliste que panarabiste. Et il est licencié.
Il
frappe à toutes les portes, écrit, s'écrie pour faire cesser
l'injustice. Mais on ne l'écoute pas. On essaie quand même de récupérer
son génie en lui proposant d'écrire pour la télévision. On veut des
comédies de divertissement, quelque chose comme le théâtre du boulevard,
des mélodrames et des vaudevilles qui feraient oublier aux Égyptiens leur quotidien sans attrait, leur misère de chaque jour.
Najib
Srour, pourtant dans l'extrême nécessité, refuse ce qu'il juge
"chantage". Il est engagé, et le théâtre a pour mission d'éduquer le
peuple, non de lui servir d'opium. "La mission du théâtre, dit-il,
est être un instrument révolutionnaire qui contribue au processus du
changement social en faveur des classes opprimées".
Mouches bleues
Il a dû vivoter quelque temps
de son métier de comédien avant d'émigrer vers la Syrie où il a travaillé
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Srour professeur et dramaturge |
quelques mois. En septembre 1971 il donne à Beyrouth, dans les camps de réfugiés
palestiniens, la première représentation de sa pièce satirique
Les Mouches Bleues الذباب الأزرق.
Il s'agit d'un réquisitoire virulent contre le roi jordanien Hussein,
écrit, mis en scène et joué en commémoration du triste septembre noir de
l'année écoulée. Pour rappel, entre le 17 et le 27 septembre 1970,
10 000 réfugiés palestiniens ont trouvé la mort à Amman, et plus de
110 000 ont été blessés. Leurs camps ayant été rasés, les survivants ont
fui vers Beyrouth pour y être accueillis aux camps de Sabra et
Chattila, lesquels, onze ans plus tard, du 16 au 18 septembre 1982, vont
connaitre à leur tour un massacre dont l'ampleur fera oublier
Septembre noir [
أيلول الأسود].
De retour en Égypte, ses écrits, sa poésie
6 et l'ensemble de son œuvre théâtrale, sont censurés. Et par dessus cette mise sous le bâillon, il est interné de force, "
pour soins", dans un
hôpital psychiatrique jusqu'en 1972. Redoutant le pouvoir de son discours, la machine répressive de l’État espérait discréditer ainsi l'auteur en le faisant passer
pour un fou.
Sebaï: planche au damné
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Srour et sa famille |
En 1973, libéré de son asile il fuit avec sa femme et ses enfants vers Alexandrie pour loger chez son frère. A peine arrivé, il est interné de nouveau à l'hôpital psychiatrique de la Maâmoura. Sa femme revient au Caire et réussit à voir le ministre de la culture, à l'époque l'écrivain Youssef Sebaï. Le chaouch de celui-ci croyait Sasha Kursakova journaliste britannique, et c'était grâce à cette méprise providentielle que la femme a pu parler au ministre et obtenir son soutien. Youssef Sebaï a nommé Najib Srour directeur du Théâtre National: le salaire n'était pas assez élevé mais le titre l'était. Sacha a obtenu également une recommandation au préfet d'Alexandrie, ami du ministre, pour donner au directeur du théâtre un appartement. Malheureusement, le temps que Sacha a pu regagner Alexandrie et annoncer la bonne nouvelle à son mari, le préfet a été muté vers une autre ville et son successeur a jugé qu'il n'était pas concerné par la recommandation ministérielle. Mais Najib Srour s'estimait
heureux quand même. Malgré la promiscuité gênante, voire honteuse, dans un logement exigu et insalubre, malgré les conditions d’études difficiles pour ses enfants, cette planche offerte au moment où il était au bout du rouleau autorisait tous les espoirs. Sa nouvelle fonction lui permettait de pourvoir à la subsistance de sa petite famille, et réhabilitait en lui et autour de lui l'intellectuel, le poète, le génie du théâtre.
En 1975, Najib Sourour est réintégré dans sa fonction de professeur à l'Institut Supérieur des Arts dramatiques. Il se réinstalle avec sa famille au Caire. Sacha retrouve le bonheur d'une vie conjugale et familiale plus paisible, plus épanouissante. Leurs enfants, Chohdi et Farid, reprennent goût aux études. Bref, tout porte à croire que cette famille, ainsi remise sur se rails, a tourné la triste page du passé. Tout porte à croire que l'avenir ne sera que radieux.
La mise en croix
Mais à peine une année s'est-elle écoulée que le beau rêve s'évanouit.
Najib Srour est de nouveau licencié parce que communiste. Rached Roshdi, un haut responsable au Théâtre National et à l'Académie des Arts, vouant une haine farouche à tout ce qui sent de près ou de loin
le matérialisme athée, n'a pas digéré la réinsertion du
Rouge dans l’enseignent. Et il a obtenu ce que la haine réclamait depuis un an.
L'homme ainsi brisé au moment où il croyait avoir remonté la pente s'écroule. Cette fois-ci pour n'en plus se relever. Le coup est dur et lâche, venant d'un homme de théâtre comme lui, un enseignant comme lui, un intellectuel comme lui, mais sectaire et pourri jusqu'à la moelle des os.
A
intervalles réguliers, le damné est remis sous la camisole de force, reconduit à l'asile des fous. Et quand il en ressort, c'est pour faire le tour des bars cairotes à la recherche d'un ami qui lui paie un pot. C'est l'enfer pour l'épave humaine, comme pour son foyer, sa famille on ne peut plus en détresse.
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Srour et l'alccol |
Faute de moyens de subsistance, incapable de payer le loyer pour rester au Caire, Sacha à dû quitter l’Égypte avec ses enfants en 1978, alors que le
maboul venait d'être remis dans son asile, et
réintégrer la maison parentale à Moscou.
Pour certaines mauvaises langues, amis ou proches de Srour, ce "plaquage" du mari, au moment où celui-ci touchait à la plus haute solitude, n'était pas très chic. Comme si la malheureuse Sasha les avait trouvés au bon moment à leurs côtés, à elle, à son mari et aux enfants, avec peu ou prou de chic, ces proches et amis. Comme si préserver les enfants, leur survie immédiate autant que leur avenir, n'était pas ce qu'il y avait de mieux à faire, et de plus urgent, pour assister celui dont la plus grande souffrance, parvenu au sommet de la déchéance, était sa honte, quand il pouvait échapper à l'emprise des médicaments psychotropes, de constater qu'il pouvait se procurer grâces aux âmes charitables une, deux, cinq bouteilles de vin, mais pas une de lait pour ses enfants.
Deux garçons dont l'aîné Roshdi, né à Moscou, ne parvenait pas à se rattraper en arabe pour trouver sa place au collège. Elle-même sans travail en Egypte, Sacha n'avait pas véritablement d'alternative pour contourner la présumée "défection"
7 que d'aucuns ont pu lui prêter.
Le 24 octobre 1978, Najib Srour meurt à l'hôpital psychiatrique d'Al-Abassia, à l'âge de 46 ans. Cette mort précoce est la conséquence d'un long calvaire dont le principal artisan est l’État. L’État et le système arabe à pensée unique, à parti unique, à vérité unique, lesquels ont détruit un génie et causé d'irréparables torts à sa famille.
Poème testamentaire
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Chohdi à sa petite enfance |
Parmi les dernières œuvres de Najib Srour, un poème enregistré de sa voix, qui se lit comme un testament à ses enfants.
mon enfant,
moi j'ai eu faim
j'ai eu froid
j'ai vu le pire
j'ai bu mes jours verre après verre
absinthe jusqu'à la lie
mon enfant
pour l'amour de la terre
pour l'amour du Nil et son bleu
si jamais comme moi tu as faim
même s'ils te condamnent à la potence
ne maudis pas l'Egypte
hais autant que tu veux, qui tu veux
mais aime le Nil
aime l'Egypte mère de l'univers
en géographie, ce pays
est hors pair, Chohdi,8
et jamais classé deuxième en histoire9
(Traduit par A.Amri)
Cheikh Imam et l'hommage
En hommage à ce damné de la terre, ce mal-aimé du système aberrant, au lendemain de sa mort Cheikh Imam a repris son poème-chanson "
La mer pourquoi elle rigole البحر بيضحك ليه ". Le père de la chanson engagée dans le monde arabe en a fait un titre de base de ses concerts, tout comme Oyoun Al-kalam "عيون الكلام Les Yeux des Mots"
10 écrite, presque à la même époque, par
Ahmed Fouâd Nejm en prison. L'une et l'autre chansons sont des hymnes à la résistance des intellectuels de gauche, des cris défiant la matraque et le bâillon.
A.Amri
12 mai 2014
1- Le zajaliste est un auteur de zajals, chansons écrites ou improvisées en arabe dialectal.