Un révolutionnaire-né
Né le 16 janvier 1926 à Casablanca, Abraham Serfaty avait tout pour
se la couler douce. Mais il est né rebelle, insoumis. Comme d'autres peuvent naître laquais, sujets fidèles. Et d'autres encore seigneurs de tels laquais, et dictateurs. Ou, ailleurs, colonisateurs invoquant la double imposture de l'histoire et de la démocratie pour s'adjuger une terre et des droits qui ne sont pas les leurs.
Affranchi de
toute chaîne qui ne soit pas trempée d'amour et de combat et forgée de ses propres mains, Abraham a fait de sa vie une épopée d'actions des plus admirable dans l'histoire de l'engagement social et intellectuel des temps modernes. Son combat contre le colonisateur français, puis contre la dictature royale, ses luttes pour la justice et le progrès dans son pays, sa résistance antisioniste sans failles, son soutien sans nuances à la libération de la Palestine, son refus de tout compromis lorsqu'il s'agit de défendre des causes justes l'élèvent à ce rang qui est le sien au panthéon de notre histoire. Serfaty n'est pas seulement du Maroc, du Maghreb ni du continent africain, bien que de ce temps-ci précis. Il est de cette constellation de combattants titaniques dont l'éclat rayonne sur l'univers en entier. Il est de cet
autre monde qu'il revendiquait lui-même et lequel à son tour le revendique comme un moment de sa conscience.
Dans sa famille, il semble que la foi révolutionnaire se transmette de père en fils. Comme l'amour de la patrie (2) et de la justice. Son père était de gauche, indépendantiste et antisioniste. Sa mère aussi, ne fût-ce que dans l'éducation de ses enfants qui lui incombait en grande partie. Si bien que lorsqu'Abraham grandit et que sa condition d'homme multidimensionnel le met à la croisée des chemins, c'est cette voie-là et la foi qui lui est sous-jacente qui seront les siennes.
Ingénieur à un moment où ce titre assure à son porteur ce qu'on peut appeler
une existence de cocagne, Abraham refuse l'opportunité de la vie aisée et, généreux, troque la prospérité assurée pour la justice et la liberté. Pour l'idéal révolutionnaire qui n'admette de richesse ni d'eldorado que partagés.
En 1944, âgé de 18 ans, il adhère aux Jeunesses Communistes Marocaines(JCM). Puis un an plus tard, ses études le menant à Paris, il rejoint le PCF (Parti Communiste Français). Sous la bannière rouge qui sera toujours la sienne quels que soient l'aile, le lieu et la dénomination du parti, il s'engage tôt dans la lutte pour l'indépendance de son pays. Les études terminées, il rentre au Maroc pour adhérer au Parti Communiste Marocain(PCM)(3) et continuer le combat anticolonialiste. En 1950 alors qu'il a 24 ans, marié et père d'un fils encore bébé, il fait le baptême de la prison. Pour des activités syndicalistes à Casablanca. Deux mois de réclusion pour
l'initiation à l'épreuve. Mais au vu du délit, il n'y a pas lieu d'en dire que c'est une peine clémente. D'autant qu'Abraham, sitôt libéré, est assigné à résidence avec sa femme, sa sœur Evelyne et son bébé pour cinq ans en France.
Cependant celui qui est né
Insoumis n'est pas fait pour se corriger. Ni sous l'occupant français ni, quand cet occupant sera parti, sous la monarchie indépendante.
Rentré au pays en 1956, alors même qu'on l'appelle à participer à l'édification du nouveau Maroc -les diplômés de l'École nationale supérieure des Mines de Paris n'étaient pas légion à ce moment crucial de l'indépendance - et qu'il prend part à la mise en place des institutions de l'État dans le domaine qui relève de sa formation et ses compétences, Abraham Serfaty continue son combat politique, refuse, malgré son côté alléchant et toutes les opportunités offertes, une allégeance qui l'aliène, ôte à l'insoumis sa tête.
Les années de plomb
De 1960 à 1980, le Maroc vit une période sombre marquée de vagues successives de répression:
les années de plomb. Autant ces années furent le creuset d'une véritable épopée révolutionnaire dont les protagonistes sont des opposants et des mouvements de gauche, autant elles inscrivirent dans l'histoire de l'arbitraire et la terreur de la monarchie les plus tristes pages. Entre personnes tuées, blessées, emprisonnées, disparues et exilées, à ce jour le bilan exact des victimes reste inconnu. Mais ce sont plusieurs dizaines de milliers selon de nombreux témoignages. Dont les rapports de l'Association marocaine des droits humains (AMDH).
Si Abraham Serfaty est sorti vivant de cette longue et rude épreuve, ni lui ni les siens (membres de famille et camarades) n'ont été épargnés par ses douloureuses séquelles.
En 1965, au lendemain des émeutes de Casablanca, on l'arrête et torture une première fois. C'est l'année même où est kidnappé à Paris, puis tué on ne sait où,
Mehdi Ben Barka. C'est aussi l'année qui marque les dissensions puis la dislocation conjugales chez les Serfaty. Joséphine, sa première femme, ne partage plus
la foi révolutionnaire. Elle la trouve trop coûteuse,
l'Insoumis n'étant pas près de tempérer son zèle politique. Elle le quitte et part en France pour s'y remarier quelque temps plus tard. C'est un moment difficile dans la vie d'Abraham. Joséphine lui laisse leur fils tout jeune encore; il doit lui donner un peu de son temps même si ses parents sont là pour alléger un tel souci. Mais il n'en varie pas d'un iota sa ligne politique, ne baisse pas d'un cran la force de son engagement.
Deux ans plus tard, avant, durant et après la guerre des six jours, beaucoup de proches et d'amis s'éloignent à leur tour. Les uns émigrant directement en Israël, les autres allant s'installer en France. Le sachant
damné antisionsite, on n'ose pas lui faire la morale de ce côté-là. Néanmoins beaucoup lui conseillent de se réfugier momentanément en France, alléguant de la présomption que la vie des juifs au Maroc pouvant connaître des moments difficiles.
L'Insoumis ricane; il est justement fait pour ces moments-là et tous les moments difficiles!
Il restera au Maroc, et debout, non seulement pour infliger un démenti à ceux qui propagent le mensonge et la terreur en vue d'inciter les juifs marocains à quitter le pays, mais pour enrayer aussi la fuite, autant qu'il le peut, contrecarrer le mouvement de trahison qui le fait énormément souffrir (4). Son père, à cette époque-là encore vivant, lui dit et redit que le sionisme est contraire à la religion. Abraham se gausse de la religion. Mais des juifs, non. Le judaïsme authentique, non perverti, n'a rien à voir avec le sionisme. Ce sont deux voies distinctes et, pour lui comme pour beaucoup d'autres juifs, diamétralement opposées. Il restera au Maroc avec quelques milliers d'indéracinables, répartis dans tout le pays, pour partager avec leurs frères et compatriotes de la majorité musulmane le bon et le pire.
Directeur, et solidaire des gueules noires
En 1968, alors qu'il est directeur de département à l'Office Chérifien des
Phosphates, éclate une grève des mineurs de Khouribga (5). Et parce que l'autorité du directeur ne peut empiéter sur celle de l'
Insoumis, ce directeur se dit solidaire des grévistes! Conformément à son statut dans la hiérarchie des rapports de production, il
aurait dû se ranger du côté de
sa bourse, derrière
le système capitaliste qu'il est censé représenter et défendre de par son titre. Mais cela l'aurait discrédité vis-à-vis du cœur fidèle à ses convictions. Cet organe, chez Serfaty plus que tout autre, est à gauche. Et
à l'heure de vérité, c'est
la voix du cœur, du révolutionnaire engagé, qui a primé sur celle du fonctionnaire.
On ne lui pardonne pas d'avoir ainsi
craché sur la soupe: il est immédiatement révoqué. Cependant ses compétences et son diplôme lui permettent de trouver presque dans les jours qui suivent un poste d'enseignant. Il est nommé à l'École d'ingénieurs de Mohammedia (6) où il restera jusqu'en 1972. Sans doute beaucoup moins payé qu'il ne l'était dans les phosphates. Néanmoins les amphis ont sur les bureaux l'avantage d'être plus
aérés. Politiquement parlant surtout. Ce qui compte plus que l'argent pour le révolutionnaire intègre.
Ila Al Amame (En avant!)
Fidèle au parti communiste marocain pendant près de 20 ans, Abraham n'est pas non plus de ceux qui se complaisent dans le suivisme idéologique crétin et refusent d'évoluer. Il a beau critiquer la sclérose et appeler à en sortir, on ne l'entend pas. En 1970 il décide de quitter le PCM avec d'autres camarades dissidents pour constituer
Ila Al Amame (7). C'est une organisation politique d'inspiration marxiste-léniniste, plus à gauche et soutenant la cause sahraouie, mais clandestine. Avec des militants de la stature de Abdellatif Laâbi, Abdellatif
Zéroual, Raymond Benhaïm, entre autres, le combat politique peut se radicaliser, envers et contre toutes les appréhensions, les mises en garde, les risques somme toute
plus ou moins calculés. La naissance, 4 ans plus tôt, de la revue bilingue "Souffles", le ralliement d'une légion d'intellectuels marocains et d'autres pays faisant de cette publication une référence tout autant que le QG de la gauche militante de 66 à 72, vont permettre à Serfaty et ses
camarades de cristalliser autour de l'engagement les énergies créatrices de tous les domaines. Poésie, art, cinéma, recherche scientifique seront pour 7 ans les armes indissociables du combat politique.
Chasse à l'homme et répressions
Mais la dictature ne tarde pas à frapper. Et fort cette fois-ci. En 1972, prétextant d'un complot contre la sûreté de l'État, la machine répressive de la monarchie prend les forces vives de l'opposition sous son étau. La revue
Souffles est saisie et interdite. La proscription s'abat sur les plumes associées à son nom comme sur tous les militants de l'organisation
Ila Al Amame. Des arrestations en masse s'effectuent: 81 personnes à Casablanca, 150 à Kénitra. D'autres suivront encore. Ce n'est pas tout à fait le Chili de Pinochet, et ce Chili n'est pas encore né en 72, mais rétrospectivement le climat est le même. Le Maroc où, malgré tout, on pouvait dire qu'il y faisait bon vivre devient subitement méconnaissable.
Abraham Serfaty et Abdellatif Laâbi sont arrêtés une première fois, le 27 janvier 72, et sauvagement torturés. La jeunesse marocaine et leurs enseignants ne tardent pas à réagir: de larges manifestations lycéennes et estudiantines éclatent au pays, demandant leur libération. Le 25 février, face à l'ampleur de ce mouvement de solidarité, les autorités cèdent et les relâchent. Mais ce ne sera qu'une liberté provisoire. Alors que Serfaty entre à temps dans la clandestinité avec Abdellatif Zéroual et d'autres camarades d'Elal Amame, Laâbi et beaucoup d'autres sont de nouveau arrêtés à la mi-mars et reconduits au centre de torture de Derb Moulay. Le mouvement des lycéens et des étudiants étant entretemps brisé à la faveur d'une vaste répression, tous les libérés de 25 février qui ont pu être retrouvés sont de nouveau sous les verrous. En août 73, Laâbi est condamné à dix ans de prison (8). Quatre-vingt autres inculpés écopent de peines allant de 18 mois de réclusion à 15 ans.
Abdellatif Laâbi, ou le numéro d'écrou 18 611
On ne peut reconstituer le combat d'Abraham Serfaty sans faire de croisement avec Abdellatif
Laâbi. Ni évoquer le combat de celui-ci d'ailleurs, tout aussi grandiose, sans l'attacher, à tel ou tel moment de cette épopée de résistance intellectuelle marocaine, au combat de Serfaty. Soulignons d'abord ce détail, qui n'est pas anodin, que sans la double
damnation de la politique et de l'écriture qu'ils ont en commun, ni les lieux et dates de naissance, les communautés dont ils sont issus, les études ni les fonctions de ces deux personnages ne les auraient habilités à se croiser et se connaître.
C'est en 1942 que Laâbi est né. A Fès, cette ville qui fut constamment un haut-lieu de résistance. Que ce soit avant l'indépendance du pays, ou après. Et de cette enfance à Fès dans une famille modeste, on retient la participation à une manifestation contre l'occupant français, vers la fin des années 40. Une protestation de masses où l'enfant s'est jeté et a failli mourir écrasé par une
vague de manifestants que disperse dans la brutalité la gendarmerie. On retient aussi ses qualités d'élève brillant, sa passion précoce pour les livres. En cela il ressemble à Abdellatif Zéroual, comme on le verra plus tard. A quatorze ans, il écrit déjà, aussi bien en français qu'en arabe. Après le bac, il fait ses études à l'Université de Rabat, comme francisant. Et c'est dans l'enceinte de cette grande université qu'il rencontre en 1963
son âme sœur, Jocelyne. Celle-ci est une jeune française âgée de 20 ans, née à Lyon et, en 1950, partie avec sa famille au Maroc. Abdellatif l'épouse un an après, alors qu'il commence sa carrière de professeur de français dans un lycée de Rabat.
En 1965, la répression sanglante d'une manifestation d'écoliers et leurs parents à Casablanca, opposés à une réforme de l'enseignement jugée injuste, puis l'enlèvement de Ben Barka à Paris, marquent le début de son engagement politique. Comme Serfaty, il adhère d'abord au PCM, jusqu'à la dissidence évoquée précédemment et la constitution d'Ilal Amame. La Guerre des 6 jours infuse à ses écrits un ton de révolte et d'amertume, mais fait de lui aussi le premier traducteur, du moins en français, de Mahmoud Darwich. Ses traductions sont publiées au fur et à mesure dans la revue créée un an plus tôt. D'autres réservées au numéro Spécial Palestine intitulé "Palestine-Vietnam, un seul combat" n'ont pu paraître, en raison de la saisie des textes et l'interdiction de la revue.
C'est l'année 1968 qui marque sa rencontre avec Abraham Serfaty. Abdellatif doit déjà à la revue Souffles, dont il est fondateur et directeur, le rayonnement apporté par diverses plumes, que celles-ci soient arabes, africaines ou françaises. En si peu de temps devenue référence culturelle numéro 1 du Maghreb, Souffles deviendra aussi, avec l'arrivée d'Abraham Serfaty au comité de rédaction et l'accentuation des positions politiques qu'il y a apportée, la revue phare de l'élite cultivée de la gauche dans la région. Bilingue avant son arrivée, Souffles devrait à Serfaty aussi sa publication arabe indépendante. C'est que Serfaty, en cela conforme à son combat contre le néocolonialisme sous toutes ses formes, estime que la francophonie freine le développement dans les pays indépendants (9).
Notons aussi ce détail qu'à l'arrivée d'Abraham Serfaty à Souffles, beaucoup de plumes prennent leurs distances. Dont Tahar Ben Jelloun qui y collaborait depuis la France.
Quand il fut de nouveau arrêté le 14 mars 72, Abdellatif Laâbi est âgé de 30 ans. "On apposa un numéro sur le dos de mon
absence", écrit-il. C'est son numéro d'écrou 18 611.
Christine Daure-Jouvin: pour le pire et pour le meilleur
Christine Daure-Jouvin est une Française qui enseigne l'histoire et la géographie au Maroc, à titre de coopérante. Abraham Serfaty lui doit deux ans de
répit, ou plutôt de sursis. C'est elle qui l'aide lui et Abdellatif Zéroual, en ce moment très difficile où l'assistance même d'un ami, d'un proche, est susceptible d'attirer beaucoup d'ennuis. Généreuse (est-elle déjà éprise d'Abraham?) Christine leur trouve d'abord un appartement pour s'y planquer et, envers tous les périls, chaque fois que cela est nécessaire, elle assure la liaison entre eux et le monde extérieur. C'est elle aussi qui, des années plus tard, sera la nouvelle femme d'Abraham et se battra pour le sortir du trou.
En août 73, jugé par contumace Abraham apprend qu'il a été condamné à la réclusion à perpétuité (10).
Réclusion à la perpétuité!
Il a 48 ans, quand Abraham Serfaty apprend la sentence. Certes, il n'est plus tout à fait jeune mais il a encore de belles années devant lui. De
belles s'il les veut ainsi. Et rien n'est encore perdu tant qu'il n'est pas encore menotté. II a la possibilité de fuir le Maroc. On le lui dit et demande, à commencer par celle qui l'aime.
Néanmoins Abraham a beau être libre encore, beau aimer Christine, il ne peut se délier de ce qui l'attache à son pays, à ses camarades, à son peuple. Aussi refuse-il de s'enfuir.
Ce n'est pas sans rappeler un temps fort de la geste de Guevara. L'attitude chevaleresque dans les brousses de la Bolivie, au moment où il se retrouve seul face à sa capture imminente. Le salut n'est pas dans la fuite, mais dans la capacité à triompher de tous
ses alibis, dans la résistance héroïque jusqu'au bout. Abraham a-t-il pensé à Guevara à ce moment-là précis? On l'ignore. Mais il y a fort à parier que ce que l'on a convenu d'appeler
lyrisme révolutionnaire a dû peser dans ce choix obstiné qui le fait écarter de ses projets la fuite. Tant mieux pour l'épopée! car c'en est une, bien et dûment inscrite dans l’histoire marocaine. Et c'est au courage et l'abnégation d'Abraham et ses compagnons, dont seuls quelques uns sont cités ici, qu'elle doit sa valeur comme telle et sa beauté.
Evelyne: tu parles ou on te tue!
Pendant qu'Abraham se cache et s'obstine à rester au Maroc, les rafles se poursuivent, de même que les recherches. La dictature ne l'oublie pas, ni lui ni son fils. On ratisse là où on les suppose
joignables; et tous les moyens sont bons pour mettre le grappin dessus. C'est ainsi que le 26 septembre 1972, on arrête sa sœur Evelyne, sans autre motif que son lien de parenté. Et ce que la police espère tirer d'elle en l'interrogeant.
L'expression française
tirer les vers du nez (à quelqu'un) est courante dans les milieux de la police comme dans les polars. Elle semble tirer son étymologie d'une pratique charlatanesque en rapport avec les vers rinaires (11). En tout cas, depuis l'avènement de la société policée, c'est-à-dire depuis toujours, et de nos jours encore plus, l'expression est bien plus claire dans
l'art policier que l'art médical! Et le prévenu qui entend:"Tu vas passer un sale moment" est en fait convié à se montrer
collaboratif,
souple, faute de quoi les matons se chargent de l'assouplir par leurs moyens et lui tirer les vers du nez.
Evelyne nous a laissé un émouvant témoignage sur ce qu'elle a subi au commissariat de Rabat. Voici, raconté par elle-même, dans quel contexte elle fut arrêtée et torturée:
" 26 septembre 1972. Je suis à Rabat pour y passer la journée (j’habite à Casablanca avec mes parents). Je vais faire des courses en ville. Quand je reviens vers ma voiture, deux policiers en civil, surgissent, m’interpellent, me font monter dans ma voiture et me font prendre la direction du commissariat.
Je suis amenée dans un bureau où un commissaire m’attend. Celui-ci est courtois, d’abord, pour me demander où est mon frère. Son ton change quand je lui réponds que je n’ai aucune nouvelle de lui et que je l’ai vu pour la première fois le 12 mars dernier (1972). Il dit alors : “Je ne vous crois pas, vous allez passer un sale moment.”
Sur les huit jours faisant ce "sale moment", trois surtout lui seront fatals. On la torture (physiquement et moralement), et même si l'adjectif est de trop, sauvagement (12). Mais elle est
incapable de fournir la moindre information: en vérité, elle sait bien où se cache son frère ; et magnanime, de la même trempe qu'Abraham, elle ne dit rien. Ce qui donne aux tortionnaires le prétexte à plus de rage. La barbarie est telle qu'elle ne relâche la victime que réduite à une épave de vie, irrémédiablement condamnée à la mort. Pas que la victime directe, en fait. Le père lui-même, profondément affecté par cette épreuve mourra de désespoir en 73. Et sa fille le suivra un an plus tard, succombant aux graves séquelles de son supplice.
1974: c'est sans doute la mort de sa sœur, la peur aussi pour son fils et pour Christine qui décideront Abraham Serfaty à sortir de la clandestinité et se rendre à la police. En réalité, son fils ne sera pas épargné le moment venu. Et Christine elle-même devra payer le tribut qu'on lui aura imposé, à titre de complice. Arrêtée à la même période, elle subit pendant des jours et des jours d'interminables interrogatoires avant d'être condamnée à trois ans de prison (13). Au terme de cette peine, considérée comme personna non grata, elle est immédiatement expulsée vers son pays. Mais un autre combat l'attend en France. Nous y reviendrons.
Abdellatif Zéroual: la passion du fils et du père
Dans tout parti, toute organisation politique, il y a des hommes à qui incombe la tache de secouer les têtes, d'agiter la pensée. Quoique Ilal Amame compte d'innombrables intellectuels, et des meilleurs au Maroc, de par sa formation philosophique et sa connaissance encyclopédique du marxisme-léninisme, Abdellatif Zeroual est de ceux qui ont le plus voix dans le domaine théorique. La scission qui est aux origines d'Ilal Amame doit ses fondements à cette voix.
Né à la ville de Berrechid (à 30 km de Casabalanca) le 15 mai 1951, Abdellatif Zéroual est, d'après tous les témoignages, un surdoué d'une intelligence rare. A 10 ans, il obtient son certificat de fin d'études primaires. A 17 ans, il est bachelier en lettres. Il s'inscrit en philosophie à la Faculté des Lettres de Rabat. Après la licence, il rejoint l'École Supérieure de Formation de Professeurs. Nommé dans un lycée de Settat (57 km de Casablanca, sur la route de Marrakech) il a juste le temps d'y enseigner pour une année, avant d'être contraint, en 72, à la clandestinité.
Abdellatif Zeroual est de ceux qui ont rejoint très jeunes Ilal Ameme: son adhésion est enregistrée alors qu'il a juste 19 ans.
On ignore dans quelles conditions au juste il est retrouvé par la police. Mais celle-ci a dû arrêter son père et elle aurait arrêté sa mère aussi, sans la maladie de cette dernière. Et alors que le père est détenu au derb Moulay Cherif, le 5 novembre 74, la police réussit à Kidnapper Abdellatif et le conduit dans une cellule voisine de celle de son père. De sorte que celui-ci entendra tout ce qui se passera et subira à travers les cris de son fils les pires douleurs qu'on puisse imaginer. Les tortionnaires ont menacé ce fils de tuer son père. Et lui ont infligé des sévices tels que le père l'entendait hurler jusqu'au matin.
Au lever du jour, ce père est relâché, les yeux bandés, quelque part dans la banlieue de Casablanca. Il attendra trois ans, jusqu'au procès de 77, pour apprendre de la bouche des compagnons de supplice la mort sous la torture de son fils.
Le 14 novembre, un cadavre est déposé à l'hôpital Avicenne de Rabat sous le nom de Bakali. C'est le cadavre de Abdellatif Zéroual mort au bout de 10 jours de torture . A ce jour, personne ne sait où Abdellatif Zéroual est enterré.
Le calvaire d'Abraham
Durant trois années des plus longues et pénibles, dont 14 mois où personne ne saura s'il est mort ou vif, Abraham Serfaty est
gardé à vue au derb Moulay Cherif. A la fois commissariat, centre de torture et pénitencier de triste renommée situé à Casablanca, Moulay Cherif a acquis la réputation d'un enfer sur terre (14), le passage obligé de tous les
damnés du royaume, le
purgatoire où les pires atrocités sont permises. Tous les survivants des cachots de l'âge barbare, les survivants des années de plomb, vous diraient: "la perpétuité ailleurs, et pas un jour au Moulay Cherif". Les rescapés devenus fous ou invalides ont eu au moins la chance d'en sortir vivants. D'autres n'ont pas eu cette chance (15).
Pour avoir une idée sur la torture selon les normes en vigueur au Moulay Cherif, deux témoignages annexés à ce texte méritent d'être lus: Laâbi et Serfaty nous y restituent quelque chose de ce qu'ils ont souffert, à deux ans d'intervalle.
Le procès et le cri des insoumis
En octobre 77, Abraham est enfin jugé.
Jugé n'est pas le mot qui convient ici, et pour cause! Mais même si la sentence est déjà prononcée pour lui depuis trois ans déjà, condamné à perpétuité et n'attendant que la confirmation de cette sentence, il veut
sceller à sa façon ce procès. Avant de regagner pour la perpétuité sa cellule.
Dans la salle, quelqu'un a crié à la face du juge: " fasciste!" Le juge en devient pâle de colère et crie: "celui qui a dit "fasciste" a-t-il le courage de se lever?" Et c'est toute la salle qui se lève alors, 138 inculpés tous debout!
Le juge n'en pâlit que davantage et crie" deux ans de plus à chacun! pour outrage à magistrat!"
Une femme dont le fils est déjà condamné à la prison à vie commente: "il les passera au paradis, ces deux ans supplémentaires!"
Mais le juge n'en est pas quitte. Abraham Serfaty veut dire un dernier mot et il obtient la parole.
“Vive la République sahraouie! clame-t-il. Vive la République marocaine! Et vive l’union du Maroc et du Sahara!”
Abraham ne sera pas rétribué de deux ans encore mais il sera condamné à l'isolement.
Les peines totalisées des 138 inculpés jugés dans ce procès sont de 30 siècles de prison!
La sœur de Jamila et Dalal: Saida Menebhi
En 72, lors de la première arrestation des "frontistes", Saida Menebhi était encore étudiante angliciste à l'Université de Rabat. Active au sein de l'UNEC (L'Union Nationale des Étudiants du Maroc), les manifestations et grèves qui ont conduit au relâchement de ses camarades sont en grande partie son œuvre. Épargnée par la première vague de répressions, elle a eu encore le temps de finir une formation pédagogique et d'enseigner dans un collège à Rabat, pendant près de deux ans. Bien que l'organisation
Ila Al Amame soit officiellement dissoute, Saida continue de militer sous sa bannière de façon clandestine, parallèlement à sa lutte au sein de l'UMT (L'Union Marocaine des Travailleurs).
C'est le 16 janvier 1974 qu'elle est arrêtée avec trois autres femmes: Rabea Fetouh,
Fatima Akacha et Pierra di Maggio (16). Comme les hommes, elle connait la torture et le cachot au derb Moulay Cherif. Puis, fin mars, après déposition devant le juge d'instruction, elle est transférée vers la prison civile de Casablanca.
Le jour du jugement, sous les applaudissements de ses camarades elle dénonce la condition d'oppression dans laquelle vivent les femmes marocaines. A la peine initiale de 5 ans de prison qui la frappe, le juge lui additionne deux ans encore pour outrage à magistrat!
Ce n'est pas tout: Saida, Rabea et Fatima, comme Serfaty, sont condamnées à l'isolement. Outrage oblige!
Le 10 novembre 1977, tous les prisonniers politiques du Maroc entrent en grève de la faim. Objectif: sortir les "parias" de leur isolement, obtenir le statut de prisonniers politiques et améliorer les condition de détention (17).
Saida Mennebhi a déjà participé à une grève de la faim au moment de sa longue garde à vue pour demander avec ses camarades que leur jugement soit fait. Cette fois-ci, la grève est faite pour elle en partie, mais cela ne l'exempt pas de l'honneur d'y participer. La grève est fixée à 40 jours. Saida ne peut pas mener ce combat à son échéance. Le 11 décembre, après 34 jours de grève, elle meurt faute d'assistance et de soins (18).
Alors qu'Abraham purge sa peine à la prison de Kénitra, minée par l'épreuve qui ne lui donne aucun répit, sa mère meurt de désespoir, comme son mari par le passé.
En 1982, un supplément s'ajoute au calvaire d'Abraham Serfaty. Son fils unique est arrêté, torturé et condamné à deux ans de prison. A sa libération, il se trouve presque seul, dans un pays qui a dévoré tous le siens. Fort heureusement, un copain de jeunesse dont le père était ministre, Driss Bahnini, lui tend la main. Grâce à cette amitié, Maurice peut remonter la pente. Aujourd'hui vivant à Montréal, s'il ne se plaint pas au plan matériel, il n'a pas tout à fait guéri de son épreuve. Il porte encore les séquelles indélébiles de ces années de souffrance.
Expulsée vers son pays, Christine Daure-Jouvin y trouve l'aubaine qui lui permet de se battre sur ce front extérieur et être encore utile à celui qui croupit en prison. L'épreuve de clandestinité a fait des deux amis des amants soudés. Et la prison n'a
pu que renforcer davantage cette liaison. Dès 81, à l'arrivée des socialistes à l'Élysée, tirant profit de son amitié avec Danielle Mitterrand, Christine met tout son poids pour engager la diplomatie française dans sa bataille. C'est un travail de longue haleine et qui demande beaucoup de courage et de patience. En 85, Christine est autorisée à se marier avec Abraham: la célébration de leur mariage a lieu sous les barreaux de la prison centrale de Kénitra. Christine vit de nouveau au Maroc, à Casabalanca. Elle peut de temps à autre rendre visite à son mari. Mais elle ne peut se résigner à l'idée que la perpétuité soit irrécusable.
En 1991, au bout de 27 ans d'emprisonnement, Nelson Mandela est libre. Les images de sa libération font le tour du monde. Et le nom d'Abraham Serfaty émerge dans certains médias, en marge de l'évènement: il est depuis la sortie de son
le plus vieux prisonnier politique du monde. Et Christine a beau être expulsée deux fois encore du Maroc, elle ne désarme pas. Elle écrit. Elle a toujours écrit. Et fait écrire sur le Maroc et ses cachots, le Maroc et son amour, le Maroc et son espérance.
Le 13 septembre 1991: journée, historique, inoubliable. Au bout de 17 ans d'emprisonnement, suite à une campagne internationale engagée pour sa libération, Hassan II cède et libère Abraham Serfaty. Néanmoins, le roi ne veut plus de cet insoumis parmi ses sujets. Il le déchoit de sa nationalité marocaine, ce qui contraint Serfaty de s'exiler en France mais pour y revendiquer malgré tout son inaltérable marocanité. Il y reste pour huit ans.
Le 23 juillet 1999 décède Hassan II. Lui succède sur le trône Mohamed IV. Et dans les semaines qui suivent, Abraham Serfaty est invité à regagner sa patrie.
Depuis son retour d'exil et jusqu'à sa mort, Abraham Serfaty est cloué à un fauteuil roulant. C'est l'une des multiples rançons du combat qu'il n'a cessé de mener tout au long de sa vie. Tortures, prison, perte d'êtres chers punis sans être
directement impliqués dans son combat politique, désunion familiale puis les années de l'âpre exil, autant de facteurs ont marqué terriblement le corps du militant, mais sans le moindrement entamer l'âme de l'Insoumis.
En septembre 99, quand il descend de l'avion qui le ramène au pays, sur son fauteuil d'invalide, il trouve à l'aéroport une foule immense venue l'accueillir en héros et lui témoigner son amour et son attachement. Cet inoubliable instant de joie et de retrouvailles et la main tendue du roi Mohamed IV lui ont certes permis d'oublier un peu les peines tant endurées. Et s'il a pu mourir là où il est né et s'est battu, et dans la dignité, il doit être davantage heureux à l'instant où il repose à côté des siens.
Avant de conclure cette rétrospective, ou cette ébauche de rétrospective qui a tenté de restituer quelques temps forts du parcours de ce combattant, il convient de rappeler que la villa que Serfaty a acquise à crédit au lendemain de son retour au Maroc n'est pas encore totalement payée.
Il convient de rappeler aussi que le défunt a refusé les dédommagements que l'État marocain voulait lui verser. Parce que le Maroc, dit-il, ne lui doit rien! Et ce qu'il a fait, ce qu'il a sacrifié, il le devait à sa patrie!
Abraham Serfaty est au Maroc ce que fut Georges Adda à la Tunisie. Même si ce dernier n'a pas autant souffert, l'un et l'autre s'étaient battus pour l'indépendance et ont connu la prison et la déportation sous le colonisateur. A cette caractéristique commune qui les a soudés par le passé au Maghreb, s'ajoute le combat commun, après l'indépendance, pour la Palestine. Certes, Georges Adda n'était pas écrivain, ou pas assez
prolifique comme Abraham Serfaty. Le Tunisien ayant écrit surtout des articles, ou figuré dans des documentaires télévisés, néanmoins il a rejeté sans ambages le sionisme et n'a jamais reconnu l'État d'Israël. Il s'est opposé même au président Bourguiba, alors qu'ils étaient compagnons de lutte, lorsque ce dernier proposait aux Arabes des négociations de paix avec Israël. Et jusqu'à sa mort à l'âge de 92 ans, survenue en 2008, Georges Adda n'a cessé de se battre pour la justice et la liberté en Tunisie, tant au sein du PCT qu'au sein de l'UGTT. Ni de proclamer son soutien sans nuance à la libération de la Palestine.
Parmi les écrits antisionsites d'Abraham Serfaty, outre les articles publiés dans la revue Souffles (les numéros sont, hélas! introuvables depuis l'interdiction de cette revue en 72) il convient de citer:
Mohamed Elyazghi - Ancien leader de l'USF (l'Union Socialiste des Forces Populaires)
" Habib El Belkouch - directeur du CDIFDH (Le Centre de Documentation, d'information et de formation en droit de l'Homme)
. داود تلحمي