Avec la
coupe à boire incrustée de lapis-lazuli, attends-la
sur la mare d'eau, autour du ciel et de l'eau de Cologne, attends-la
avec la patience du cheval équipé pour les pentes raides des montagnes,
attends-la
avec l'étiquette raffinée du bel émir, attends-la
avec sept coussins garnis de nuages, attends-la
avec le feu de l'encens féminin moutonnant à plein, attends-la avec la fragrance virile des étalons fleurant le santal,
attends-la
et ne t'empresse pas, si elle vient après le rendez-vous, attends-la
si elle vient avant, attends-la
n'effarouche pas les oiseaux
au-dessus de ses tresses, attends
qu'elle s'assoie à son aise comme un verger à l'apogée de sa beauté, attends
qu'elle expire cet air étrange qui lui pèse sur la poitrine, attends qu'elle retrousse au dessus des jambes, pan à pan, sa robe, attends-la
et conduis-la vers un balcon pour qu'elle voie une lune dans son bain de lait
attends-la, et sers-lui de l'eau avant le vin
ne t'avise pas de lorgner les perdrix jumelles enlacées sous le corsage
attends-la, et comme pour résorber des larmes de rosée humectant sa peau
touche en douceur sa main quand elle repose sur le marbre la coupe, et attends
parle-lui comme une flûte qui rassure une corde apeurée du violon
comme si vous étiez deux témoins du lendemain, et attends
jusqu'à ce que la nuit te dise
il ne subsiste dans l'univers que vous deux
prends-la alors vers ta mort convoitée, et attends
secoue je t'en supplie de la plus gracieuse paume sur terre la branche du temps afin que tombent du passé et du présent les feuilles fanées et naissent aussitôt deux jumeaux un ange et un poète nous apprendrons alors comment les cendres sous les aveux tacites des âmes sœurs redeviennent des flammes
ô ma pomme ! ô le plus exquis des péchés rémissible si la frange de tes cils résorbe ma distraction et mon silence je trouve curieux, moi que les vents se plaignent de l'inexorable loi qui m'assigne à l'ascendant de ton orbite alors que toi c'est le nectar qui immortalise ma voix et la saveur qui ambroisie dans ma bouche la terre et ses légendes toi entre mes bras à quoi bon une étoile voyagerait-elle sur une orange et boirait, boirait boirait à l'ivresse ?
un air à boire s'est effrité ainsi que l'incantation qui l'accompagne
pourquoi je t'aime ? pourquoi mes foudres tombent-elles prosternées à tes pieds ? pourquoi mon ouragan mes quatre vents s'essoufflent-ils sur tes lèvres et je découvre alors subitement que la nuit est un oreiller douillet que la lune est aussi belle que l'apparition d'une rose épanouie et que moi contre toi je suis chic comme un dandy ? resterais-tu ainsi soudée à mon bras une colombe se trempant le bec dans ma bouche tandis que de la paume de ta main marquant de son sceau mon front tu ratifies dans mon sang grisé la promesse de l'amour éternel resterais-tu la colombe soudée à mon bras? fais-toi alors des ailes que je m'envole et fais-moi des câlins divins que, volant, je dorme ! que ma colombe assigne à mon nom le pouls du parfum et fasse de ma maison un casier pour pigeons je te veux chez moi corps astral qui marche à pied et roc de réalité qui vole au doigt et à l'œil !
« je rêve de lis blancs d'une rue pleine de chansons et d'une maison illuminée je veux un cœur tendre, non charger un fusil je veux un jour ensoleillé non un moment fou de victoire intolérante je veux un enfant adressant son sourire à la lumière du jour non un engin dans la machinerie de guerre je suis venu pour vivre le lever du soleil non son déclin »
Mahmoud Darwich (Soldat rêvant de lys blanc)
Histoire d'une amitié
Ils s'étaient rencontrés à la faveur d'un poème paru en 1964, traduit de l'arabe à l'hébreu puis à d'autres langues: سجل أنا عربي "Inscris: je suis arabe", et devenu hymne international de soutien à la cause palestinienne (cf vidéo ci-dessous).
Nous sommes à la fin des années 1960, en ce pays dont la nakba de 1948 est commémorée sur les trois quarts de sa terre occupée, tous les 14 mai, comme journée d'indépendance israélienne.
Mahmoud Darwich, Palestinien né en 1942, poète maîtrisant l'hébreu autant que l'arabe1, qui a publié son premier recueil à l'âge de 19 ans, redouté pour sa verve en Israël bien plus qu'un fedayin2, fréquemment harcelé par les soldats de l'occupation, tantôt détenu tantôt assigné à résidence dans sa maison à Ramallah. Shlomo Sand, juif né en Autriche, en 1946, avant d'émigrer avec ses parents en Israël pour y grandir et découvrir toute la vérité sur le sionisme: l'Eretz d'Israël n'est qu'une terre volée aux Arabes. Le jeune Sand ne savait pas l'arabe. Il avait découvert Darwich à travers Rameaux d'olivier (Awraq Al-zaytun), le recueil qu'il a lu en hébreu. Et à la faveur d'un coup de cœur pour le poème précité3 il est allé voir à Ramallah Darwich. La rencontre a dû se dérouler peu de temps avant la guerre de 67. Shlomo Sand avait 21 ans et était encore étudiant. Mahmoud Darwich, alors âgé de 27 ans, avait fini ses études, publié un deuxième recueil et travaillait comme rédacteur à Al-Fajr.
Depuis, Darwich et Sand étaient devenus de grands amis. Et frères d'armes luttant chacun dans son parti contre le sionisme: le premier au Matzpen, parti d'extrême-gauche, révolutionnaire et internationaliste; le deuxième au Maki, parti communiste descendant du PCP (Parti communiste palestinien ).
La soirée bien arrosée
Juin 67: Shlomo Sand est incorporé dans l'armée israélienne et participe en tant que soldat à la guerre de six jours. Une expérience traumatisante dont il ne sortira pas indemne. Il n'oubliera surtout pas un vieillard arabe torturé à mort à Jérusalem, par l'armée du Tsahal. La guerre finie, alors qu'il est toujours mobilisé il est allé voir Mahmoud Darwich pour lui annoncer qu'il repartirait en Europe et n'en reviendrait plus.4
L'ami arabe s'y est alors farouchement opposé: la Palestine a besoin de ses enfants, de toutes races et confessions, arabes et juifs unis pour la défendre. Les ennemis des Palestiniens n'ont jamais été les juifs, mais les Sionistes, et uniquement les Sionistes, qui au reste ne sont pas les ennemis des seuls Palestiniens. Quitter la terre occupée ce serait une façon de la desservir, la livrer à ceux qui ne demandent pas mieux que de la purifier des antisionistes.
Et afin de ne laisser repartir son ami qu'une fois ce dernier revenu sur sa décision, Darwich l'a retenu chez lui pour une "nuit blanche"! Une beuverie commencée au coucher du soleil et terminée au lever du jour suivant. Toute la nuit, à bâtons rompus ponctuant bouchées de kémia et lampées de rouge, le plaidoyer de l'un "pour pas quitter" la Palestine, et le contre-plaidoyer de l'autre "pour pas rester" en Israël. Avant de s'être séparés au lendemain de cette soirée bien arrosée, Shlomo Sand a vomi tout ce qu'il a bu et mangé chez son ami. Mais pas assez son complexe culpabilisant d'Israélien. Il ne guérira jamais de l'impression d'avoir "volé une terre arabe". Néanmoins, parce que son ami ne voulait pas qu'il «désertât», il a pris la ferme résolution de rester. Rester pour « se battre et aimer. Aimer à s’en rompre le cœur ».5 Aujourd'hui en Israël, comme l'était de son vivant Mahmoud Darwich, Shlomo Sand est considéré pire qu'un fedayin.
Ci-dessous Soldat rêvant de lis blanc, le poème que Mahmoud Darwich a dédié à son ami Shlomo Sand, au lendemain de cette nuit blanche arrosée de rouge.6 La traduction est de Abdellatif Laâbi.
(A. Amri) 24.04.2013 Soldat rêvant de lis blanc il rêve de lis blancs d'un rameau d'olivier de la floraison de ses seins au soir il rêve – m'a-t-il dit – de fleurs d'orangers il ne cherche pas à philosopher autour de son rêve il comprend les choses uniquement comme il les sent, hume il comprend – m'a-t-il dit – que la patrie c'est de boire le café de sa mère et de rentrer au soir
je lui ai demandé : Et la terre ? il a dit : Je ne la connais pas et je ne sens pas qu'elle soit ma peau ou mon pouls comme il en va dans les poèmes Soudainement, je l'ai vue comme je vois cette boutique, cette rue ou ces journaux je lui ai demandé : L'aimes-tu ? il répondit : Mon amour est une courte promenade un verre de vin ou une aventure — Mourrais-tu pour elle ? — Que non ! tout ce qui me rattache à la terre se limite à un article incendiaire, une conférence On m'a appris à aimer son amour mais je n'ai pas senti que son cœur s'identifiait au mien je n'en ai pas respiré l'herbe, les racines, les branches — Et son amour était-il brûlant comme le soleil, la nostalgie ? il me répondit avec nervosité : — Ma voie d'accès à l'amour est un fusil l'avènement de fêtes revenues de vieilles ruines le silence d'une statue antique dont l'époque et le nom ont été perdus
il m'a raconté l'instant des adieux comment sa mère pleurait en silence lorsqu'il fut conduit quelque part sur le front et la voix affligée de sa mère gravant sous sa peau une nouvelle espérance : Ah si les colombes pouvaient grandir au ministère de la Défense si les colombes pouvaient grandir ! il tira sur sa cigarette, puis ajouta comme s'il fuyait une mare de sang : J'ai rêvé de lis blancs d'un rameau d'olivier d'un oiseau embrassant le matin sur une branche d'oranger — Et qu'as-tu vu ? — J'ai vu l'œuvre de mes mains
un cactus rouge que j'ai fait exploser dans le sable, les poitrines, les ventres — Combien en as-tu tué ? — Il m'est difficile de les compter mais j'ai gagné une seule médaille Je lui ai demandé, me faisant violence à moi-même : Décris-moi donc un seul tué il se redressa sur son siège caressa le journal plié et me dit comme s'il me faisait entendre une chanson : Telle une tente, il s'écroula sur les gravats il étreignit les astres fracassés sur son large front, resplendissait un diadème de sang il n'y avait pas de décoration sur sa poitrine il était, paraît-il, cultivateur ou ouvrier ou alors marchand ambulant telle une tente, il s'écroula sur les gravats ses bras étaient tendus comme deux ruisseaux à sec et lorsque j'ai fouillé ses poches pour chercher son nom j'ai trouvé deux photos l'une... de sa femme l'autre de sa fille je lui ai demandé : T'es-tu attristé ? il m'interrompit pour dire : Ami Mahmoud, écoute la tristesse est un oiseau blanc qui ne hante guère les champs de bataille, et les soldats commettent un péché lorsqu'ils s'attristent Là-bas, j'étais une machine crachant le feu et la mort transformant l'espace en un oiseau d'acier il m'a parlé de son premier amour et après cela de rues lointaines des réactions d'après guerre de l'héroïsme de la radio et du journal et lorsqu'il cacha un crachat dans son mouchoir je lui ai demandé : Nous reverrons-nous ? il répondit : Dans une ville lointaine
Mahmoud Darwich et Tamar Ben Ami7
lorsque j'ai rempli son quatrième verre j'ai dit en plaisantant : Tu veux émigrer ? Et la patrie ? il me répondit : Laisse-moi je rêve de lis blancs d'une rue pleine de chansons et d'une maison illuminée je veux un cœur tendre, non charger un fusil je veux un jour ensoleillé non un moment fou de victoire intolérante je veux un enfant adressant son sourire à la lumière du jour non un engin dans la machinerie de guerre je suis venu pour vivre le lever du soleil non son déclin il m'a quitté, car il cherche des lis blancs un oiseau accueillant le matin sur un rameau d'olivier car il ne comprend les choses que comme il les sent, hume il comprend – m'a-t-il dit – que la patrie c'est de boire le café de sa mère et rentrer, en paix, avec le soir Extrait mis en musique
Le premier passage du poème a été mis en musique par Joseph Khalife. En le présentant, Majda Erroumi qui s'adressait au président du Liban dit:"Monsieur le Président, j'ai chanté pour la première fois cet extrait, il y a une vingtaine de jours, c'est-à-dire au moment où finissait le dernier épisode de la guerre8. Je l'ai chanté en espérant que l'on comprendra que nous en avons assez avec les guerres, que l'on comprendra qu'il y a autre chose de plus beau à faire depuis les 33 ans que nous faisons la guerre."
Mahmoud Darwich Traduit par Abdellatif Laâbi9 Introduit par A.Amri 24.04.2013
=== Notes ===
1- Voici ce que Mahmoud Darwich dit à propos de la richesse culturelle qu'il doit à son bilinguisme: "nous avons appris l'hébreu en même temps que l'arabe. Toute ma génération maîtrise l'hébreu. La langue hébraïque est pour nous une fenêtre donnant sur deux mondes: celui de la Bible d'abord, celui de la littérature traduite ensuite. Ma première lecture de Lorca se fit en hébreu. De même pour Neruda. Je ne peux que reconnaître ma dette envers l'hébreu pour ce qui est de ma découverte des littératures étrangères. Je considère que la Bible est partie intégrante de mon héritage, alors que l'islam ne fait pas partie, [aux yeux de l'Israélien] de l'héritage de l'Autre. Je n'ai aucun problème à me considérer comme le produit, le métis, de tout ce que cette terre palestinienne a dit, de tout ce que l'humanité a dit... "
Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, entretiens traduits de
l'arabe par Elias Sanbar et de l'hébreu par Somone Bitton, éditions
Actes-sud Babel
2- Shlomo Sand écrit au sujet de son ami: "Mahmoud devint bientôt un élément subversif : dans les années 1960, Israël redoutait plus les poètes que les chahîds. Il fut fréquemment maintenu en détention, assigné à son domicile, et, dans les périodes plus calmes, il lui était interdit de quitter Haïfa sans autorisation de la police. Il endura ces tracasseries et persécutions avec un sang-froid stoïque dépourvu de toute poésie. Il se consolait de cette réclusion par le fait que ses amis venaient à pied lui rendre visite dans son appartement de Wadi Nisnas, à Haïfa." Comment le peuple juif fut inventé, Shlomo Sand, Fayard, 2008, p.18
Il faut souligner aussi, pour compléter le témoignage de Sand, que le poète plus redouté que les chahidsétait très apprécié parles Israéliens qui ont pu le lire. Pour rappel, Yossi Sarid, ministre israélien de l'Éducation dans le gouvernement de
coalition d'Ehud Barak (1999-2001) a proposé d'insérer quelques uns de
ses poèmes au programme du secondaire. Et Ehud Barak s'y est opposé. Exemple qui illustre d'un côté comme de l'autre quel pouvoir détient cette plume à la fois irrésistible, prisée pour ses qualités esthétiques, et redoutable, bannie des manuels scolaires en raison de ses capacités "subversives". Autre exemple non moins significatif: Ariel Sharon, celui qu'on surnommait le Bulldozer, n'a pas caché le plaisir qu'il trouvait à lire Darwich, et son coup de cœur pour "Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude?"
3- Le poème débute par ces vers adressés au fonctionnaire de police israélien qui lui demande, pour un contrôle, un procès verbal ou une simple provocation, de décliner l'identité:
« Inscris !
Je suis arabe
Le numéro de ma carte : cinquante mille
Nombre d'enfants : huit
Et le neuvième [...] arrivera après l'été 1
Et te voilà furieux ! »
Afin d'éclairer le contexte précis qui fut derrière ce poème, rappelons que, sur leurs pièces d’identité, les Palestiniens qui ont pu rester en Israël ne sont ni Israéliens ni Palestiniens. En vertu d'un décret appliqué dans tous les services administratifs, définissant leur "nationalité", carte d'identité, passeport ou autre document désignent leur nationalité par le mot «Arabe». Ce racisme qui ne dit pas son nom, ou qui le dit explicitement plutôt, fait dire à Shlomo Sand qu'"Israël est l'un des seuls lieux au monde où sont reconnues non seulement la nationalité catalane mais aussi la nationalité arabe !" (Comment le peuple juif fut inventé, Shlomo Sand, Fayard, 2008, p.18)
4- Évoquant dans un récit à la 3e personne le personnage qu'il fut à cette époque, Shlomo Sand écrit: "Il se sentait très mal à l'aise et exhalait l'odeur nauséabonde de la guerre. Il brûlait de l'envie de partir au loin, de tout abandonner, mais il voulait auparavant rencontrer une ultime fois le poète qu'il admirait." ( Ibid. p.19)
5- Abdellatif Laâbi, Le règne de barbarie, (Préface de Ghislain Ripault), Edition: Seuil, 1980
6- Le poème a été écrit en arabe et traduit le même jour en hébreu par Mahmoud Darwich. Shlomo Sand s'étant rendormi après avoir vomi "de tout son être", il se l'est fait lire par le poète, en se réveillant vers le coup de midi, (Comment le peuple juif fut inventé, Shlomo Sand, Fayard, 2008, p.19)
7- Tamar est l'amour de jeunesse de Mahmoud Darwich, la belle juive à qui il a dédié son poème célèbreEntre Rita et mes yeux, mis en musique et chanté par Marcel Khalife.
8- Par «dernier épisode de la guerre», Majda Erroumi fait allusion aux affrontements
armés qui, entre le 7 et 14 mai 2008, ont opposé les forces de la coalition du 8 mars (opposition) aux miliciens du Courant du futur (fidèles au gouvernement) à la suite de la tentative du
Premier ministre Fouad Siniora de reprendre le contrôle de l'aéroport de
Beyrouth. Ces affrontements ont fait 80 morts.
9- Rien qu’une autre année - Anthologie poétique (1966-1982), traduit par Abdellatif Laâbi, Minuit, 1983,