Au square Firdos de Bagdad
De quelque télé que puisse fuir un Arabe en ce mercredi 9 avril 2003, c'est au cœur de Bagdad que sa télécommnde le jette.
Il est 16h moins quelques minutes, et les
télés du monde entier transmettent en direct, depuis le Square
Firdos, les inoubliables images de la chute de Bagdad. On focalise sur
la foule en liesse qui escorte les chars libérateurs. On y surfocalise
sur toutes les chaînes. Comme pour nous dire que l'humanité
peut palper des yeux l'Irak qui commence à respirer, qui va tourner
sous peu une sombre page de son histoire, son âge chronique du bronze.
Et les jeunes qui prodiguent sourires et cris de joie, le bain de foule
offert aux chars, les bras locaux qui prêtent main forte aux
démolisseurs du dictateur: toutes ces images et d'autres à suivre, plus
éloquentes encore, ne peuvent qu'être propices à l'euphorie. La guerre est finie, les malheurs de l'Irak aussi, et une nouvelle ère va commencer dès aujourd'hui.
Le temps fort, l'intensité dramatique de ce western joué en terre arabe,
c'est la "danse du scalp" autour de la statue de Saddam. Un instant
d'ivresse pour les caméras: on sent qu'il y a derrière chaque objectif des yeux qui
papillotent, des pupilles qui papillonnent, comme si le moment
historique où culmine l'exploit du conquérant engage aussi
cette armée médiatique. Comme si chaque correspondant, son équipe
technique, l'organe de presse qu'ils représentent, ayant leur part eux aussi au
triomphe historique, demandent à recevoir et partager en toute équité les
honneurs de la consécration. Leur tronçon de bronze à chacun si possible. Leur tranche de trophée, serait-elle des plus mince, en souvenir de ce jour saillant dans leur vie professionnelle.
On voit la statue de
Saddam se couvrir d'abord du drapeau américain. Le drapeau a envie
d'encagouler longuement la tête de bronze. Le front de Saddam, secouru
par un coup de vent, ne s'y prête pas aussi facilement qu'on le veut. La
caméra se tourne vers la foule qui applaudit. Puis vers le geste qui
motive cette manifestation d'approbation. Et l'on voit le drapeau
américain hissé par un jeune irakien. Longuement. Le temps que les
clichés
éternisent l'instant, que le monde, en Occident mais aussi de ce versant-ci de l'histoire et de la géographie, appréhende dans toute sa symbolique l'image.
Puis,
à travers un plan large, Saddam qui s'incline. Tout semble avoir été
calculé pour que cette posture s'étire dans le temps, soit suffisamment
perceptible, s'imprègne dans l’œil de l'histoire qui filme, et
l'histoire qui aura à visionner et revisionner cette séquence. Les
cordes métalliques tirent le dictateur aplati. Les cris de
la foule montent. Et Saddam tombe enfin, coupé en deux. La foule en
transe accourt. Et commence alors la danse du scalp.
Chez Azza à Damas
Reconstitution de l'évènement sous d'autres yeux.
Loin
de Bagdad, à Damas et dans les studios de la télé syrienne, Azza Al-Shara عزة الشرع est sur le plateau pour le journal de 16h.
L'édition dont
elle a préparé la présentation quelques minutes plus tôt est fin prête.
Le compte à rebours commence. Le réalisateur lui fait signe d'ouvrir le
micro et de prendre la posture d'adresse au public. Azza ne soupçonne pas encore ce qui se passe à Bagdad.
Elle
entame la lecture des titres. Avec le même sourire qui lui est
habituel. Divinement attachant. La
même grâce naturelle qui lui donne un charisme
particulier. Pour le contexte historique qui nous concerne, peu de ses pairs, je crois, auraient ce fluide
magnétique qu'elle a, et grâce à quoi, en Syrie comme dans le reste du monde arabe, elle a pu fidéliser à son journal des millions de téléspectateurs.
Mais
ce 9 avril 2003, à peine le journal de 16h commencé, une dépêche imprévue ravit l'éclat du visage et sa grâce. L'imprévu intervient
au moment précis où la femme finit la
présentation des titres. Un papier qu'elle voit glisser entre ses mains,
qu'elle parcourt d'un œil pendant que l'autre intercepte les premières
images de la statue en cours
de démolition. Tandis que sur un écran qui reprend en
différé le début de l'action, les images montrent le drapeau américain
encagoulant la
tête de la statue.
En matière de "live" et ses imprévus, ses
agréments et désagréments, Azza n'en était pas à sa période de noviciat.
Tant de fois elle a eu à se heurter contre ces difficultés qui
interviennent au milieu d'un journal, tombent quand on ne les attend
pas. Ces écueils du direct, elle en a vu des tas par le passé. Et n'a
jamais manqué de tact pour les contourner avec succès à chaque fois.
Mieux:
c'était surtout dans ces moments qui bousculent les plans échafaudés,
brisent le cours initial du journal, que la journaliste savourait le
véritable charme du direct. Sa capacité d'improviser, de rattraper de
ses propres ailes tel ou tel
évènement, l'histoire
courant incessamment plus vite que l'information, ou meubler un silence,
un vide, une défaillance techniques, l'absence d'images, le reportage
qui ne suit pas son annonce: c'étaient là où réside son vrai talent de
journaliste. De sorte que lorsqu'ils surgissent, ces écueils du direct
deviennent pour elles des moments de défi plus
gratifiants que des journaux sans incident: son charisme n'en est que plus servi.
Ce 9 avril 2003 néanmoins,
au journal de 16h, Azza est subitement trahie par son génie. En moins de rien, elle devient méconnaissable.
Et les millions d'Arabes, dont beaucoup, dépités par "l'objectivité"
surprenante d'Aljazeera, étaient de nouveaux convertis à la chaine syrienne, ces téléspectateurs qui ont pu voir en la circonstance Azza Al-Shara
n'oublieront jamais, à mon sens, ce 9 avril des années 2000. Non pas
tant à cause de ce qui s'est passé à Bagdad. Mais à cause de cette
émotion, singulière et si poignante, qui a pris en traître la vedette de télévision syrienne.
Pour comprendre
Comme
la masse écrasante de ses frères et sœurs dans le monde arabe, Azza
était la dupe du mensonge médiatique. Et c'est d'autant plus cruel pour
elle que sa propre chaine, et elle-même en conséquence, étaient partie
prenante dans cette duperie.
Une heure seulement plus tôt dans le journal de 15h,
Azza rappelait aux
téléspectateurs la dernière déclaration du ministre irakien de
l'information, datant de la veille, le 8 avril
2003. Une déclaration
prévenante comme d'habitude. Comme d'habitude
rassurante, qui barrait le chemin à
toutes les inquiétudes.
Azza a beau être de ceux qui font l'opinion, beau
savoir faire la part de la propagande, être habituée à ces
communiqués militaires qui bercent la foule crédule, disant toujours, et partout, que
tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes,
avec la "Mère des Batailles" elle s'est laissée piéger par son cœur. Ce 9
avril 2003, elle est loin de s'attendre à un tel décalage entre
l'image et le communiqué de la veille. Même le théâtre de l'Absurde
serait incapable
de produire un tel inédit.
Le 8 avril
2003, comme à l'accoutumé crânant pour le bonheur de
la télé et du panarabisme, Mohamed Saïd
al-Sahhaf disait que les assaillants américains, ou selon son propre terme les « علوج
ôloujs »
; étaient « sur le point de se rendre ou d'être brûlés dans leurs chars » ! Puis en moins de 24 heures, le rebondissement qui fait chavirer la télé et l'histoire. Ce n'était pas dans la logique de l’épopée :
la Mère des batailles devait avoir d'autres revirements, d'autres crochets, plutôt un crescendo conforme aux attentes du public, héroïque pour Bagdad, tragique pour la Maison Blanche, le suicide collectif des
ôloujs, leur pendaison à la statue de Saddam, sinon aux barres métalliques d'un pont de l'Euphrate, celui de Babylone surtout !
Trente-six
ans plus tôt, à la veille de la guerre des six jours, c'était presque le
même ton, la même promesse épique, la tonalité berceuse du discours archétypal, les communiqués bus dévotement, et jamais soumis
à quelque examen froid et critique, comme si la critique et la froideur, en telle circonstance, étaient synonymes de trahison.
Le
même son de cloche quand Naceur sommait les Sionistes d'Israël de
repartir d'où
ils venaient, sans quoi ils seraient immanquablement jetés à la mer. Et
au moment où le public, l'oreille scotchée à la radio, s'enivrait, au
moment où les souks avaient épuisé tous leurs stocks de transistors à la
faveur de ce rêve délirant, on
apprenait l'inénarrable débâcle, la déroute des
armées arabes sur tous les fronts !
Les mêmes masses populaires qui, en 2003, croyaient avoir oublié la défaite
de 67, impénitentes- se laissaient peloter par les mêmes berceurs,
caresser dans le sens du
poil par l'éternelle école de rhétorique arabe, la poétique mensongère, la
phraséologie où usait et abusait Mohamed Saïd
al-Sahhaf pour abreuver les âmes mordues de récits épiques.
Retour à Azza
Quand
Azza Al-Shara عزة الشرع a vu les premières images en provenance du
Square
Firdos, c'est
tout juste si elle a pu balbutier deux à trois mots. La face
congestionnée sous le choc, elle n'est plus ce qu'elle était
encore une minute plus tôt. Plus la grâce auréolée de son sourire, de sa
lumière charismatique crevant l'écran. A peine l'ombre d'elle-même, elle cherche sa voix, ne la trouve
pas. Déshydratée, sa langue se tétanise. La femme suffoque. Tend la main
pour chercher un
verre d'eau. La retire aussitôt dans un geste irréfléchi. Elle tente de se
dérober à la
caméra. En vain. Dans ses yeux, comme un S.O.S, un sourd appel à
l'équipe technique. Mais ni caméramans ni réalisateur, eux-mêmes médusés, ne trouvent en eux
le réflexe pour couper.
Et
pour les millions de regards rivés au petit écran, en Syrie ou
ailleurs, en diverses villes du Liban dont Beyrouth, aux cafés de Haïfa, à Irbid en Jordanie, à Al-Qaïm au nord de l'Irak, et probablement en d'autres zones de pays limitrophes de la Syrie
, on se demande si les larmes, les perles
chatoyantes qui roulent en travers des cils, alors que d'autres s'ébrouent sous les paupières, peuvent
encore se faire contenir !
Les paupières tentent de les
ravaler.
L'âme altière aurait tout fait pour réprimer ses larmes, endiguer
l'épanchement. Et plus d'un téléspectateur probablement à son tour saisi, pris dans
les rets de tels
cils qui l'hypnotisent à tant éclipser le reste de l'écran, se serait demandé
si
le sel
qu'il ressentait lui-même aux yeux, brûlant, sortait de son cœur ou de la
poitrine de Azza Al-Shara.
Azza qui suffoquait encore de l’irrépressible sanglot
tempêtant sous ses côtes.
Quand elle a craqué enfin, c'est certain : ils ne doivent pas être rares ces Arabes -croyant faire partie d’une secte vaccinée contre le pouvoir de l'image, qui auraient détourné la face ! Pour cacher leurs propres larmes.
Réflexe puéril de
vanité virile ! Vaine parade de la cuirasse masculine qu'entame
l'épreuve, réaction sans effet de la peur soupçonnant la contagion...
|
Ken Norton
|
J'ai vu maintes fois des volcans
J'ai vu maintes fois des volcans émotionnels exploser sous mon nez.J'ai vu pleurer en live des hommes et des femmes, sur maintes télés.
J'ai vu, adolescent, Bourguiba pleurer. Mais Azza et Bourguiba sont incomparables. Les moments historiques pareillement.
J'ai vu en 76, à ce jour indélébile, une montagne de
muscles fondre en pleurs. Un boxeur trahi par ses hoquets, jugeant en fin de match que l'arbitre l'avait volé. La télé était
encore en noir et blanc. Cependant, dans la rémanence continuelle de l'image,
le visage de Ken Norton battu aux points par Mohamed Ali
Clay est resté le même. Ne s'est pas déteint malgré le temps. Ce 28 septembre 1976, bien que fan
inconditionnel de Clay, pour ce match-là je n'ai pas oublié
les larmes de Norton. D'autant qu'à l'époque, je me souvenais encore de deux duels
précédents, datant de 1973, perdus eux aussi aux points par ce boxeur tout aussi méritant que Clay.
Chaque fois que mon souvenir rappelle les larmes de cet homme, c'est de son
côté que je me range. Sans complaisance aucune pour son adversaire, envers et contre guerres de religions et dictées de ralliement.
L'injustice, quelles qu'en soient la nature et les motivations, si vous
vous y complaisez par intérêt ou sympathie, tôt ou
tard elle vous en réclamera le tribut.
Un autre souvenir plus vivace encore. Datant de septembre 82.
J'ai
vu
pleurer à seaux, et ce n'est pas exagéré, un
correspondant de télé
français qui découvrait les massacres de Sabra et Chatila. J'oublierais
le nom
de ce journaliste, la chaine dont il fut correspondant
; mais jamais
les hoquets de l'homme pour les martyrs palestiniens. Jamais pour ce
débordement de
sensibilité inouï, peu coutumier pour moi à cette époque-là, surtout à
l'endroit d'une race qui suscitait plus souvent des sentiments
d'antipathie que de sincère pitié.
|
Caroline Bourgeret, RTBF-
Septembre1982 |
J'ai vu à travers
des écrits,
témoignages sincères, les larmes de Caroline Bourgeret
. journaliste
belge, pour les mêmes damnés de la terre palestinienne, les mêmes
martyrs de
Sabra et Chatila. Ce que cette journaliste subira toute sa vie, en
conséquence à cette "descente aux enfers" dictée par les obligations professionnelles, est incontestablement
inimaginable. Quand elle dit que "
deux jours durant elle n'a cessé de pleurer "lorsqu'elle
elle a vu les charniers, personne ne pourrait mettre en doute ces mots.
Et deux jours de pleurs à côté de la vie entière hantée par le
souvenir des horreurs, ce n'était rien, si ce n'est un moment de grâce
allégeant dans l'immédiat l'oppression du choc.
|
Jamal Rayan - Aljazeera-
27.12.2008 |
Pour
Sabra et Chatila j'ai vu aussi, à travers leurs témoignages écrits,
tout aussi poignants, les
larmes de Jacques-Marie Bourget et Marc Simon, respectivement reporter et photographe
de VSD. Eux aussi garderont de l'épreuve des séquelles irréparables. Et
personne ne pourrait imaginer quels cauchemars ils ont dû vivre durant
des années et des années
.
Bien que ce soit pour des foutaises médiatisées, je n'ai pas pu rester indifférent non plus aux larmes de Pelé, à la télé vu en 2004 dans les rues de Rio. Pour des foutaises assurément, parce
que ce roi du ballon de tous les temps, malgré les honneurs qu'il a
pu voir dans sa vie, a été vivement ému quand son pays l'a désigné premier porteur de la flamme olympique qui devrait
arriver à Athènes. Et si je m’en souviens encore, c’est assurément
par amour du continent latino-américain et de ses peuples dont une bonne partie
est issue de l’Afrique. Je n'imaginais pas
Pelé d'une fibre si sensible, alors même que l'exemple précédent de Ken Norton,
quoique dans un contexte différent, m'a déjà prouvé que les cuirasses les
plus dures ne sont pas nécessairement synonymes de cœurs d'airain.
.
|
Khawla Hchachna - Soudan TV
27.12.2008 |
J'ai
vu Jamel Rayan sur Al-Jazeera: c'était à propos de Gaza sous le
phosphore israélien en 2008. Mais Rayan s'était vite ressaisi.
J'ai
vu, sur Soudan TV et pour la même Gaza martyre de l'an 2008, Khawla
Hchachna. Sauf que les images du reportage la cachaient, de sorte que
seuls les hoquets s'entendaient. Et c'est regrettable car, sans l'image, la voix tombait à faux.
J'ai vu un chef de gouvernement arabe pleurer. Et pleurer
tout aussi bien que Bourguiba
.
|
Fouad Siniora
Chef du gouvernement libanais
(Juillet 2005- Novembre 2009 |
Mais bien que compatissant avec le peuple frère pour
les douleurs motivant de tels pleurs, je n'ai pas aimé cet épanchement,
si irrépressible pût-il être, parce que, au moment même où cet homme
pleurait, d'autres hommes du même pays, plus dignes de respect,
faisaient pleurer et se lamenter à tel-Avi,
sur le Mur des Lamentations et les frontières de leur propre pays,
les lâches qui avaient suscité les pleurs de tel chef de gouvernement. Car faut-il le dire, le rappeler ? le combat héroïque de la résistance libanaise et les coups durs
encaissées par l'entité sioniste et son armée (la 5e puissance
armée au monde) ont forcé l'admiration du monde entier, y compris chez les
sionistes.
J'ai
vu à la première prestation de serment de Barak Obama, c'était en
janvier 2009, repéré par je ne sais quel "œil américain" dans une foule
estimée à deux millions, un homme noir qui pleurait. Pour Martin
Luther King et son discours du 28 août 1963, pour les milliers de
frères africains autrefois déportés de leur terre natale et devenus
esclaves au continent des Yankees, pour l'histoire promettant de
réparer, entre autres injustices, le passé des noirs et le passé noir
des USA, de telles larmes ne sont pas facile à oublier.
J'ai vu d'autres larmes, d'autres sanglots, des torrents lavant des petits et grands écrans. Que j'ai oubliés avec le temps.
Mais l'écran que je n'oublierai jamais, quoique ne l'ayant "vu" qu'à travers un poème, c'est cet écran associé aux larmes de Azza Al-Shara. Je ne pense pas avoir été si viscéralement empoigné par le passé, ni ne
crois pouvoir l'être pour l'avenir, comme je l'ai été par les larmes
coulant sur la joue de Damas pour sa sœur Bagdad, à travers le vibrant hommage que dédie Ahmed Omar Bakr à la journaliste syrienne !
C'est à travers les yeux de ce poète que j'ai vu pleurer Azza. Pleurer comme
une enfant dans toute sa fraîcheur émotionnelle, craquant dans ce
moment si éprouvant et ne s'accommodant d'aucun masque. En ce 9 avril 2003, elle a pleuré de notre cœur arabe et a fait pleurer du sien syrien tous ceux qui avaient pu la voir en direct. Il ne serait pas injuste de dire que jusque-là l'image télévisuelle n'avait sur nous qu'un pâle pouvoir.
"Nous"
ce sont les blasés de ce vieux monde, qui en sommes sortis depuis 67.
Vomissant tout ce qui pouvait nous attacher encore à lui, nous avons cru
pouvoir lui échapper, totalement nous défaire de lui, partis à la dérive comme des fugueurs, au vent
nous lavant de nos attaches et souillures, en voulant à l'histoire de nous avoir
cocufiés et jetés loin de l'âge autorisant la fraicheur émotionnelle.
"Nous" ce sont ces millions de blasés par le quotidien et ses lots d'horreur, son mektoub
incessamment au rendez-vous. Au rendez-vous alors même que nous n'en
voulions plus, l'ayant répudié et déclaré publiquement délié de nous.
"Nous" ce sont ces allergiques aux journaux de 20h, et de toutes les heures, qui s'ouvrent sur le palais, saluant le maître de céans, et n'en sortent que nous morts ou endormis!
Sans
la télécommande qui dut nous être salutaire un moment, nous permettant
de fuir la médiocrité de l'info locale, nous donnant au moins le loisir de
zapper au bon moment, comme pour claquer la porte au nez du maître de céans, il y aurait belle lurette que nous ne serions plus sur terre!
Et
même zappant à la recherche d'une zone de l'écoumène qui soit
vivable, qui ne sente pas la fumée et le fumet de nos cadavres brûlant
sur tous les bûchers, impossible de claquer la porte au nez de
l'histoire arabe! Désespérant de ce monde fou qui nous
poursuit, asphyxie où que nous berce l'illusion d'en être sortis et
séparés, qui à l'infini nous tue à bout portant, nous avons fini par
boycotter, purement et simplement, l'image.
Sauf
de temps à autre, histoire de ne pas payer indument la redevance de la
télé, et c'était pour voir la grâce d'un visage comme celui de Azza !
Quand
Azza Al-Shara a
pleuré, quelque chose de mystérieux a chaviré en
nous. Instantanément, des blocs de glace rompus ont irrigué les zones
mortes, les contrées désertifiées, les terres arides. Le "
Rub al Khali" du cœur
s'est ébroué, recouvrant la verdeur de l'âge. Et nous sommes redevenus
puceaux de l'émotion.
Bagdad: qu'en savez-vous ?
|
Azza Al-Shara |
Bagdad
l'héritière de Babylone, le pays des Mille et Une Nuits, le
berceau de la civilisation abritant les plus vieilles écritures au
monde, l'Épopée de Gilgamesh, l'Épopée de la Création, la Descente
d'Ishtar aux Enfers, Bagdad les Lumières pionnières quand l'Europe
hibernait dans sa longue nuit moyenâgeuse, Bagdad la montre et
l'astrolabe, Bagdad qui, mille ans avant la conquête de l'espace, a
sondé le ciel et en a tracé astres, orbites et comètes sur ses cartes,
Bagdad qui a inventé la caméra, le premier prototype de l'ordinateur
moderne, l'arbre à came du moteur, le distributeur automatique. Bagdad l'Histoire qui rayonne
sur le monde depuis plus de 3500 ans!
12
Bagdad qui tombe ce 9 avril
2003, à 16h, foulée par les bottes de ceux qui ont à peine deux siècles
d'histoire: de tout cela condensé dans les images d'une statue qui tombe
Azza Al-Shara a pleuré pour nous tous et n'a fait cas de l'histoire qui
dira: les Arabes ont pleuré13.
Notes:
En Irak, mais c'est également valable pour d'autres pays musulmans,
ces trois prénoms ont une dimension symbolique évidente : pour les sunnites,
ils font figure de hagionymes, étant respectivement prénoms du Prophète et des
deux califes qui lui ont succédé, Abou Bakr et Omar. Le signataire du poème est
un sunnite, et il s'adresse à un lectorat de cette confession : la femme même à
qui il rend hommage est également sunnite.
Je
sais que les féministes invétéré(e)s ne me pardonneront pas cette « essentialisation »,
plus ou moins phallocrate, qui voudrait insinuer que les larmes sont l’apanage
des femmes, et que seules celles-ci auraient le droit à les « extérioriser ».
Mais la suite du texte, je crois, prouvera que mon propos va plutôt à l’encontre
de ce que ce contexte précis permettrait de supposer.
En Septembre 1982, Jacques-Marie Bourget et
Marc Simon, respectivement reporter et photographe de VSD, s’embarquent vers
l'enfer et expliquent pourquoi pleurer : « Au milieu de
l’équarrissage pour tous pourquoi ne pas pleurer ? Le seul geste qui apparaît
possible, qui a le mérite du silence, celui qui accompagne les vraies douleurs.
Je vois Marc baisser la tête et tous les deux nous partageons une honte qui nous tombe dessus. Honte pour l'humanité.
Honte pour ces dirigeants, les nôtres, qui ont signé la promesse que ce
massacre n'arriverait jamais. »
Notre traduction du poème signé Ahmed Omar Bakr:
Azza Al-Shara, incisif est le glaive de la vérité
Puisse demeurer sauve la Syrie
Pour que nous reste debout la demeure
Les hordes de l'invasion jusqu'aux dents armées sont venues
Avec leurs chars, infanterie, missiles et satellites
Pour éteindre sur les lèvres le sourire épanoui
Et irriguer des laves de mars les roses
Azza Al-Sara, m'ont tourmenté dans tes yeux
les larmes amères coulant sur tes joues
Rassure-toi, ou plutôt crois en ce serment
Nos âmes à la Syrie seront des murailles
َAzza, Deir ez-Zor sera notre point de passage
Vers un pays abritant la volonté et la résolution
Car , Dieu m'est témoin, cette terre demeurera
Et nos alliés de guerre y seront présents
Azza Al-Shara, Al-Shara l'a dit depuis longtemps
A cette attaque à main armée, honte et déshonneur !
Des maux de leurs crimes nous avons enduré
Ce qui est au delà de toutes les endurances
Eux, ils nous ont brûlés de leurs obus
Que ton feu soit fraicheur salutaire
Je perçois leurs colonnes anéanties à Umm Qasr
Et à l'aéroport nous leur réservons des surprises
Azza Al-Shara, les meilleurs me demandent
Pourquoi en quelques heures Bagdad a chuté
La trahison, dirais-je, épuise le plus rusé des malins
Et la guerre était réclamée par un esclave et un samsar (*)
L’esclave cachait sous sa bure la haine
Et l'autre le veau, des négociants lui ont fait un prix
Assabah [le matin][**] est devenu sordide dans nos glossaires
Et par dessus tout c'est un traitre
Bush finance ses guerres de leurs khazines
Aux vaches laitières qui brament pour lui au Golfe
Quant aux poltrons soi-disant arabes de notre nation
Nous avons juré de nous venger d'eux
Azza Al-Sara, ceux-là n'ont pu entamer notre noblesse
Et si nous accusons quelque défaillance, elle est passagère
La Syrie est notre fierté et Bagdad notre espoir
Deux antres de lions et le reste lupanar
Toute mère est pour nous une Khansa qui résiste
** Sabah al-Ahmad al-Jaber al-Sabah, émir du Koweït de 2006 à sa mort.
Le poème intégral en arabe
يا عزة الشرع سيف الحق بتار *** فلتسلم الشام كي
تبقى لنا الدار
جحافل الغزو قد جاءت مدججة *** درع، مشاة، صواريخ
وأقمار
لتطفئ البسمة الزهراء في شفة *** ولتسق الورد مما
جاد آذار
يا عزة الشرع في عينيك أقلقني *** دمع حزين على
الخدين مدرار
فلتطمئني، بل كوني على ثقة *** بأن أرواحنا للشام
أسوار
يا عزة الشرع دير الزور معبرنا *** الى بلاد بها
عزم وإصرار
فهذه الأرض بسم الله باقية *** والمردفون لنا في
الحرب حضار
يا عزة الشرع قال الشرع من زمن *** سطو المسلح
فيه الخزي والعار
لقد صبرنا وآذتنا جرائمهم *** ما ليس يصبره في
الصبر عمار
هم اشعلونا بنار من قذائفهم *** كوني سلاما
وبرداً أنت يا نار
في ام قصر أرى ارتالهم سحقت *** وفي المطار لنا
شأن وأسرار
يا عزة الشرع والاخيار تسألني *** ما بال بغداد
بالساعات تنهار
قلت الخيانة أعيت كل داهية *** والحرب نادى لها
عبد وسمسار
فالعبد قد خبأت حقدا عباءته *** والآخر العجل قد
ساموه تجار
صار الصباح خسيسا في معاجمنا *** وفوق هذا وذاك
فهو غدار
بوش يخوض حروبا من خزائنهم *** بقر حلوب وفي
الخلجان خوار
أما الرعاديد من أعراب امتنا *** عهدا قطعناه
منهم يؤخذ الثار
يا عزة الشرع ما نالوا عراقتنا *** وان أصبنا
بضعف فهو دوار
فالشام فخر وبغداد لنا أمل *** هما العرينان
والباقون هم عار
فكل ام لنا خنساء صابرة *** وكل خال لنا صخر
وكرار
يبقى العراق منارا هاديا ابداً *** كأنه ( علم في
رأسه نار)
سيبزغ الفجر من انبارنا وغداً *** من ارض فلوجتي
تأتيك أخبار
احمد عمر بكر