Le mythe raconté à mes élèves
De ce monde informe, désorganisé, naquit la Nuit. Qui fit naître à son tour les choses abstraites: vie, mort, éternité. Et les sentiments qui animeront plus tard le cœur des vivants: peur, amour, haine, courage... Puis la Nuit donna le jour à Gaïa (la Terre). Et celle-ci engendra Ouranos (le ciel). Jusque-là ces Déesses mères se fécondaient d'elles-mêmes, sans le concours d'un principe extérieur mâle. Mais Gaïa se prit d'amour pour Ouranos, car il était beau et sans bleu aucun. Et elle décida de l'épouser dès qu'il eut atteint l'âge nubile, inaugurant ainsi l'ère de la reproduction et de la vie sexuées. De cette union -qui serait incestueuse sans l'impératif de la cosmogonie grecque- naîtront des enfants sans nombre, d'espèces diverses adaptées à tous les milieux: plantes, insectes, oiseaux, reptiles, poissons, quadrupèdes herbivores, d'autres carnivores... Et au bout de quelques ans seulement, Gaïa s'en trouva un jour excédée. Trop d'enfants à sa charge, des fœtus qui s'agitent dans ses entrailles, des nourrissons agrippés à son sein, des adultes qui s'agitent ça et là en tous sens et se frottent à même sa peau, des mourants qui implorent son assistance, des morts qui se décomposent sans son assistance, toute une smala qui ne cesse de grossir ni se faire encombrante, dont les membres, âges et espèces confondus, se suivent sans arrêt et sollicitent à la fois son sein nourricier et sa continuelle attention.
Elle n'en pouvait plus, la pauvre. Et qui pis est, ce scélérat de mari, chaud lapin au plus fort de sa jeunesse, ne lui accordait aucun répit. Priape n'était pas encore né ni l'Olympe et ses habitants, mais Ouranos devait avoir dans le sang un germe ithyphallique du même ordre que le futur petit-fils, dieu de la fertilité, qui ferait rougir sa mère à tant parader sur ses flancs et ses collines, le machin tendu en l'air comme un chêne, ou mieux: comme un saule pleureur!
Le congénère et grand-père de Priape était lui aussi grand pleureur! C'est de fils à père, ou vice versa, que les pleurs se tenaient dans ce sang de haut parage. Et Gaïa devait essuyer constamment les pleurs et les plâtres!
Évidemment la pilule, le préservatif ni tout autre contraceptif n'étaient sur aucun marché, à cette époque-là, sans quoi Gaïa en aurait usé et même abusé, faute de pouvoir inculquer à Ouranos le principe d'une quelconque modération ou abstinence. Mais elle dut prendre son mal en patience, somme toute. Et Gaïa a donné encore le jour à douze titans: six mâles et leur équivalent femelles. Cette dernière portée, Gaïa l'avait conçue dans les tremblements et les saignées volcaniques. Ouranos n'augurait rien de bon de ces symptômes maladifs jusque-là inconnus, et Gaïa elle-même appréhendait l'accouchement car jamais son ventre ne fut si gros ni grouillant de ce qu'il portait. Cependant, quand elle vit naître la douzaine de jumeaux, quand elle vit leur pâte nouvelle, leur forme singulière, des bipèdes des plus vigoureux et grands, elle oublia vite l'angoisse qui la hantait tout au long de la grossesse. Elle fit de son mieux pour les élever, les entourant tous de son affection. Mais elle choyait surtout le plus fort d'eux tous, celui qu'elle avait appelé Cronos (le Temps). Et c'est à ce fils bien-aimé que la mère, usée par tant de conceptions et de naissances, est allée se plaindre un jour, quand elle le jugea capable de se mesurer à son père.
Gaïa lui parla d'abord, et longuement, de ses frères aînés, les arbres hérissés sur ses flancs autrefois duveteux, ensablés. Les dinosaures qui n'étaient nés que pour se chamailler au milieu des arbres, les porcs qui, nuit et jour, pataugeaient au milieu de leurs cochonneries et refusaient de s'assagir, les oiseaux qui fientaient sur son ventre, même dans leur vol, et revenaient à ce ventre pour demander toujours des vers et des graines, les vers et les graines qui alourdissaient ses entrailles et n'arrêtaient de pulluler...et de tant et tant de frères et sœurs encore. Dont beaucoup étaient nés mal-gré el-le!
Et la mère martela bien ces deux derniers mots, avant de détourner la face pour dissimuler deux larmes qui lui emperlaient les yeux.
Cronos qui l'écoutait attentivement et ne manqua pas de voir cette face subitement détournée, croyant que les peines de sa mère venaient exclusivement de ses aînés, bondit comme un lion, et sans entendre sa mère qui le suppliait d’écouter la suite, il assena un coup de poing au flanc gauche de celle-ci. En moins de rien, on vit s’écrouler tout un peuple de lions, plus tous les dinosaures qui se chamaillaient autour, et s’envoler vers l’air des millions d’hectares de forêts ! Sans les hurlements de la mère qui se déchirait les joues, pleurant tant d’enfants décimés par cette colère aveugle, Cronos aurait assené un autre coup au flanc droit, lequel coup aurait étripé les mers et les océans, à jamais vidés de leurs poissons et de tout crustacé.
Quand Gaïa put lui expliquer que le mal venait surtout de son père, que celui-ci devait voir un toubib pour son saule pleureur, Cronos assena quand même un deuxième coup de poing au même flanc tantôt meurtri. C’était dans l’intention de faire mal à son poing fratricide, mais il ne fit que soulever davantage de douleur la pauvre mère, deux fois endeuillée en l’espace d’une colère. Elle en vint à regretter de s’être confiée à cet enfant coléreux, qui s’emportait ainsi comme une soupe au lait ! Et la soupe au lait dut se mordre le poing jusqu’à ce qu’il en eût vagi lui-même de douleur pour que Gaïa pût l’étreindre contre sa poitrine et lui pardonner sa colère meurtrière.
« Parle à ton père, lui dit-elle, pendant qu’elle le serrait ainsi. Essaye de trouver les mots qui puissent calmer sa fougue, le rendre à la raison. Mais en douceur surtout. Car il faut ménager sa susceptibilité. Et puis n'oublie pas que c’est ton père : ne lui manque pas de respect. »
Cronos rassura sa mère et, sitôt libéré de son étreinte, il alla droit voir son père qui était en train de prendre.. l'apéro! Le fils était persuadé que le vieux l'écouterait car, se dit-il, celui qui veut aller loin ménage sa monture. Et de monture, Ouranos n'en avait qu'une qui se faisait flétrir à la fleur de l'âge par sa faute.
Usant de telle rhétorique et de bien d’autres formules imagées, non sans peu d'impudence quand même, Cronos demanda à son père d'accorder un congé à sa monture. Il lui dit cela d'une manière plus effrontée, sans doute, car pour toute réponse, Ouranos lui flanqua une belle claque et lui intima à lui et ses frères et sœurs l'ordre d'aller se coucher sans tarder et lui ficher la paix.
"Foin de ma progéniture qui veut m’éduquer ! cria Ouranos. Que je ménage ma
monture, qu'il veut le joli fiston! ah! que tu ne m'aurais dit cela avant que je ne t'aie procréé, scélérat! tu m'aurais épargné l’ingratitude de me parler sur ce ton, à moi qui t'ai donné la vie! pouah! ah, fi! va-t-en d'ici, maudit! et que ta procréation t'éventre pour avoir osé une telle offense à l'endroit de ton procréateur!" Et il congédia sans plus l'insolent fils. L’ire intenable d’Ouranos fut telle que, réalisant entre-temps que le fils était monté contre lui par sa mère, il s'étendit de tout son long et large sur la malheureuse épouse pour venger l'honneur viril et patriarcal ainsi insulté.Gaïa en conçut aussitôt une nouvelle ventrée qui rajouterait à sa smala et ses peines. Cronos, quant à lui, ainsi éconduit et humilié, invita ses utérins non à ficher la paix à l'impénitent père, mais à tenir immédiatement une assemblée pour discuter du moyen qui permette à leur mère de savourer quelque temps de repos. On discuta et discuta une heure durant, le temps que mit le père pour se remettre de son courroux, après quoi on se plia à la seule résolution qui parut opérante, celle de Cronos précisément, laquelle, à plus d’un égards, se profilait comme le meilleur moyen de contraception à inventer en la circonstance, à cent pour cent efficace et sans faille aucune, en attendant que les humains proposent plus tard les leurs. Mais pour ce faire, vous conviendrez qu'il faudra attendre des millénaires.
Quand la maman put se joindre à l'assemblée de ses enfants, Cronos lui demanda de servir un thé à Papa, bien sucré, dit-il, et avec, en guise de menthe, mille et une gerbes de haschich et autant de pavots d'opium! Et pendant que Papa sirotait son thé, qu'il trouvait excellent, du reste, bien corsé et portant à s'offrir une pinte de bon sang pour se dérider après l'affront de l'ingrate progéniture, les douze frères et sœurs s'affairaient à tailler une belle pierre de silex. La plus belle qui fût, aussi longue, plate et affilée qu'une hache au bout de sa manche. La vue seule de cette belle œuvre d'art que Gaïa aperçut sortie des mains de ses Titans avait de quoi plonger la mère, déjà assez marquée par le deuil tout récent, dans la terreur! car la bonne Gaïa, alarmée par son sixième sens, ne s'attendait pas à ce que ses ingénieux enfants aillent si loin pour secourir leur tendre maman. Aussi, voulut-elle se repentir, sans plus tarder, et prévenir à temps Ouranos. Mais elle eut beau secouer le mari, beau lui crier de se réveiller, celui-ci ronflait déjà comme le moteur d'une 404 tunisienne courbatue sur les caillasses de Sidi Bouzid. Non seulement ce verre de thé fit étreindre par Hypnos le joyeux Ouranos, mais il lui ouvrit aussi les portes et les jardins d'Oneiros. Vingt, cent, mille houris dont les rondeurs éclipsaient celles de Gaïa s’agitaient de doux émoi autour de son saule pleureur, lui chantaient des hymnes pétris de concupiscence, sollicitaient ses honneurs et faveurs, qui se le disputaient en même temps qu'Hypnos s’accaparait le reste du corps.
« Non, ne faites pas ça, malheureux ! cria Gaïa. Touchez pas à mon mec ! »
Mais les douze Titans se juraient d’aller jusqu’au bout, faisant signe à leur mère de s'écarter, l’écartant de force quand elle voulut s’interposer, encerclant de toute part le vieux, décidés à l'initier comme il se doit au planning familial.
C'est à Cronos qu'échut la basse besogne de couper d'un coup sec l'organe à qui il devait lui-même le jour. Et l'on vit bondir, ensanglanté et hurlant, Ouranos. Il eut juste le temps de lancer contre Cronos une terrible imprécation, avant de se dissoudre dans l'air puis l'éther et monter là-haut, là où on le voit encore de nos jours, marqué toujours d'un bleu qui ne serait que la séquelle de ce vieux supplice qui le décida à fuir sa smala et se faire céleste.
N'allez pas croire qu'Ouranos cessa de harceler Gaïa depuis. A l'instant même où je termine ce récit, par dessus mon toit je vois sa face congestionnée du désir dont il n'a jamais guéri, qui préside à la fertilité de la terre et la continuité de la vie.
La météo use d'un bel euphémisme que le commun des mortels n'entend pas à son juste sens: il va pleuvoir ce soir ou demain, dit-elle. Les anciens grecs disaient, quant à eux : demain ou ce soir, Ouranos va engrosser encore Gaïa.
A.Amri
22.10.10