samedi 9 juillet 2016

L'insatiable feu tunisien

Au pays du jasmin, les suicides se suivent et se ressemblent au quotidien. Et à l'exception des échotiers qui les honorent ici ou là de quelques lignes, ces corbans humains dédiés au feu ou à la corde touchent de moins en moins le citoyen. De plus en plus, la tendance est à laisser mourir qui veut et peut dans l'indifférence quasi totale. Il est à craindre qu'en raison de son étendue, le suicide soit devenu pour les Tunisiens une banalité, un pain quotidien qui n'a d'impact que sur les familles directement concernés par ce malheur.

Le 5 juillet, un homme de 43 ans a été admis en soins intensifs à l'hôpital de Sfax après s'être mis le feu au corps aspergé d'essence, au poste de la Garde nationale d'El Hencha. Le 6 juillet, une jeune fille a tenté de s'immoler elle aussi par le feu à Menzel Tmim. Deux ou trois membres de sa famille qui ont essayé de la secourir se sont fait brûler à leur tour. Le 8 juillet, une jeune fille de 30 ans s'est pendue à Mahdia. Et le même jour, on apprend que le «Bouazizi» d'El Hencha a succombé à ses brûlures.

Depuis Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid -il y a de cela 6 ans, il ne se passe presque plus un jour sans que les médias nous rapportent la triste information d'un suicide au moins ou d'une tentative de suicide dans notre pays. Rien que pour l'année 2015, la moyenne mensuelle de ces tragédies est de 45 cas. Et la tranche d'âge la plus touchée par cet acte de désespoir suprême se situe entre 25 et 35 ans.*

Même si toutes les tragédies se valent dans ce contexte précis, celle de Imed Ghanmi, en tout rappelant le martyre de Bouazizi, mérite un intérêt particulier ici.

Ce 5 juillet, dernier jour de ramadan, les Tunisiens étaient à la veille de l'aïd. Comment, à tel jour surtout, Imed Ghanmi, pourtant âgé de 43 ans, pourtant marié et père de 3 enfants, ait-il pu céder au désespoir et se donner la mort d'une manière aussi spectaculaire ?

Imed Ghanmi
Contractuel dans l'enseignement supérieur et finissant une thèse de doctorat en mathématiques, Imed a perdu tout récemment son emploi à l'université, son contrat et celui de quelque 2600 enseignants dans le même cas ayant expiré avec la fin de l'année universitaire 2015/2016. Après 7 ans d'enseignement à l'INSAT, dont 4 à Mahdia et 3 à  Tunis, cet homme est contraint de travailler comme simple serveur de narguilés dans un café. 
C'est triste mais c'est la condition commune d'un nombre indéterminé de diplômés tunisiens. Que faire d'autre pour assurer le pain et un semblant de décence à sa famille dans ce pays allant de pis en pire,  qui ne fait que régresser, économiquement et socialement parlant, depuis la révolution de 2010/2011 ? 
Imed Ghanmi a une moto et il a dû négocier avec son patron le privilège de devenir son fournisseur exclusif de tabac à chicha («maâssel»). Une fois l'accord conclu, le serveur de narguilés a traversé le pays à moto, se rendant de Bizerte (à l'extrême nord du pays) à Sfax au sud, afin de se procurer au meilleur prix la marchandise. Et il semble qu'il a emprunté à son patron ou à quelque ami l'argent nécessaire pour faire cet achat.

Un professeur d'université déchu, un mathématicien doctorant, l'un de ceux que nous appelons notre élite scientifique, est sommé par le besoin de vivoter d'expédients. Expédients même si le commerce s'effectue dans la transparence et n'a rien de malhonnête. Pendant que des non diplômés, des non instruits, des mafieux, des parasites sociaux de tout bord, parce que pistonnés et jouissant de l'appui de gens corrompus, trouvent le moyen d'accéder à des postes élevés, de toucher des salaires quelquefois inimaginables, faramineux, de réussir et parvenir.

Ce 5 juillet, à 5 heures du matin, alors qu'il rentrait à Bizerte, Imed Ghanmi est arrêté à El Hencha par deux agents de la Garde nationale. Sans le moindre égard pour sa condition sociale ni pour la circonstance de fête, les agents ont d'abord confisqué sa marchandise, abusivement jugée «contrebande». Quand il a contesté un tel abus, on l'a tabassé et sa moto elle-même a reçu sa part de « raclée »  avant d'être confisquée.

Imed a téléphoné alors à l'un de ses amis motorisés vivant à Boumerdès. Et cet ami qui devait initialement le prendre et le déposer à la plus proche gare l'a incité à rester au poste de la Garde nationale. Pour y attendre l'officier chef de poste et tenter de récupérer sa marchandise et sa moto.

Vers 9 heures moins le quart du matin, Imed téléphone à sa femme. Puis il éteint son appareil. Une heure plus tard, sa femme apprend qu'il a été admis
en soins intensifs à l'hôpital de Sfax, après s'être aspergé d'essence et mis le feu à son corps. Ayant subi des brûlures de troisième degré, Imed Ghanmi est mort ce vendredi 8 juillet.

Imed Ghanmi au sit-in des enseignants et assistants contractuels de l'enseignement supérieur
 (janvier 2016 à Tunis)




A. Amri
09.07.2016



* Chiffres établis par l'Observatoire social tunisien (Forum tunisien des droits économiques et sociaux)

vendredi 8 juillet 2016

Austin et les ambassadeurs d'Azraël



« Une des coutumes bizarres des gens des oasis est la cynophagie. Cet usage est en violation flagrante du Coran, qui interdit expressément l'usage de la viande de carnassiers. Malgré cette proscription, on mange du chien sous toutes les palmeraies. Pour excuser cet usage, les habitants prétendent que cette chair les préserve de la fièvre. On se trouve là en présence d'un vieil usage antérieur à l'Islam. » (Lucien Bertholon) [1]


Qui n'a pas entendu parler des capacités paranormales des chiens, comme la perception d'esprits, de fantômes, voire de l'ange de la mort à l’œuvre ? Mais que diriez-vous d'un chien qui -selon toute vraisemblance en raison du cri de sang de sa propre espèce, n'aime pas voir certains spécimens du genre humain, comme les Gabésiens par exemple ?

Au mois de mars 2005, cinq Gabésiens dont l'auteur de ces lignes ont passé deux semaines aux Côtes d'Armor, en Bretagne. C'était dans le cadre d'un stage pédagogique inscrit dans une vieille tradition de coopération, instaurée depuis leur jumelage en 1998, entre le gouvernorat tunisien et le département français. Durant ce stage, nos hôtes ont tout fait pour rendre agréable notre séjour. Et je ne dirais jamais assez combien la charmante hospitalité de nos amis bretons nous a conquis. A ce jour, leur sympathie, leur prévenance et leur générosité restent inoubliables. 

Je me souviens en particulier de Loïc
Loïc Poullain
Poullain
, professeur à l'IFUM de Saint-Brieuc, qui nous a invités un jour chez lui pour le déjeuner. Il avait deux enfants ravissants, et une femme formidable. Je me rappelle que la veille de ce déjeuner, le couple Poullain est venu nous voir à l'Auberge de Jeunesse où nous étions hébergés. Après avoir accepté de prendre un thé « à la gabésienne » préparé par nous et servi avec des morceaux de  loukoum et de halva, les Poullain nous ont dit qu'ils étaient venus nous prendre pour faire un tour en ville. L'invitation au déjeuner du lendemain avait été faite deux jours auparavant. Et quand le tour en ville nous a conduits vers la poissonnerie d'un supermarché, nous avons compris que c'était pour nous demander si nous avions une préférence pour tel ou tel poisson. Car ils comptaient nous faire manger du poisson.

Et pourquoi, diriez-vous ? par prévenance à deux enseignants de notre groupe -nous avons fini par les surnommer les « Semi-végétariens », qui, depuis leur arrivée en France, boudaient toute sorte de viande, ne mangeant que du poisson, des fruits de mer ou des légumes. Quoique l'auteur de ces lignes, se faisant en la circonstance ouléma, rappelât la fatwa d'
al-Albani [2],[3], et le verset de coran qui permettent de halaliser dans la nécessité ce qui n'est pas halal, et quoique ce même ouléma rappelât encore que la simple formule bismillah, prononcée au moment de passer à table, devrait suffire pour délier le musulman des interdits qu'il ne peut observer en la circonstance, ce fiqh, jugé permissif et pas orthodoxe, n'a pu que valoir à son auteur des hochements de tête incrédules, et des aoudhou billah le persuadant que le mufti qu'il était, s'il voulait se faire plus audible et crédible, ferait mieux de s'allier au  Méphistophélès de Faust !

Il faut reconnaitre que, malgré mes décevants insuccès d'ouléma en la circonstance,  je ne pouvais que répondre par des hamdoullah, pieux et profonds, à ces « Semi-végétariens». Et ces dévotes marques de gratitude à Dieu, d'ailleurs, s'élevaient en chœur de tout le reste du groupe. Carnivore inaltéré, bien endenté et ne crachant jamais sur un steak saignant ou des morceaux de veau juteux, ce groupe se partageait avec joie ces rations de viande boudées, pour en faire sa kémia, ce qui lui permettait de bien arroser au quotidien ses repas. D'ailleurs les mêmes « carnivores inaltérés» n'avaient pas oublié d'apporter chacun quelques bonnes bouteilles du terroir tunisien avant de débarquer en France. Pour les servir ou offrir à nos amis bretons.

Mais le piquant de l'histoire n'est pas là. Et j'y viens sans plus tarder. Quand nous avons été reçus par les Poullain, alors que la maîtresse de maison nous servait du café, Mohamed -l'un des «Semi-végétarien, m'avait dit tout bas: «hé! nos amis ont un clebs !» Et ma réaction immédiate fut de tourner la tête, lentement mais dans tous les sens, à la recherche du chien. Ne le voyant nulle part, j'ai interrogé des yeux le «Semi-végétarien». Et ce dernier, reniflant par deux fois, voluptueusement, comme si l'air ambiant était imprégné de jasmin, me fit comprendre qu'il en a flairé le fumet. Je dis bien fumet, et non odeur, parce que le terme arabe serait trahi si je le rendais par un autre mot ! Ni moi-même ni le reste du groupe -comme ils me le confirmeraient plus tard- n'avions pu discerner dans l'air une odeur particulière, à part celle du poisson, plus ou moins avivée par l'appétit, qui semblait provenir de la cuisine. Alors, ne résistant plus au désir d'en avoir le cœur net,  j'ai demandé à M. Poullain s'il avait un chien.
"Oui, dit-il. Il est dans sa niche. Vous voulez voir Austin ? Venez les amis ! il est juste derrière, au fond du jardin."

Bien des années plus tard, quand roulant dans les parages de Mareth je vis une meute de chiens se lancer à la poursuite de ma voiture en aboyant, j'ai compris pourquoi, des cinq stagiaires gabésiens invités par Loïc Poullain, seul Mohamed le «Semi-végétarien» a flairé le clebs. En vérité, ce nez qui, de prime abord, a pu percer en Bretagne le fumet du chien, habite à Mareth, à 40 km au sud de Gabès. Alors que tous les autres vivent à Gabès ville. Et il faut souligner qu'à Gabès ville et dans sa proche banlieue, beaucoup de «bonnes odeurs», hélas! s'étaient irrémédiablement perdues depuis un bail. Entre autres celle du chien qui fait presque figure de dinosaure ! Au jardin zoologique de Cheninni, le seul chien qui subsiste encore, faisant le beau malgré son état, est un sloughi empaillé !

Pendant que M. Poullain nous faisait découvrir son jardin sur le chemin conduisant à la niche du berger, je me souviens qu'il nous a dit:" chez vous, il parait qu'on n'aime pas les chiens." Une remarque qui fit sourire mes collègues, se fit même salivante à deux des "pas carnivores", alors que je rétorquai:" ceci est valable, peut-être, pour une bonne partie des Arabes dont les Tunisiens que nous sommes [4]. Mais ce n'est pas vrai pour nous autres, Gabésiens. D'ailleurs si Gabès a une certaine renommée à l'échelle nationale, tout le monde vous dira que c'est surtout grâce au chien étroitement associé à ses traditions culturelles. Sans exagération, je vous dirais que pas un Tunisien n'aime autant le chien que nous !

Et quoique j'aie pris soin d'articuler ce mot de manière à souligner la marque du singulier, je ne pense pas que notre hôte ait saisi la nuance et le sens exact de ma réplique. De sorte que la suite de l'échange entre lui et moi à ce sujet ne fut qu'un interminable quiproquo.
"Ah, voilà quelque chose qui me rassure, dit M. Poullain. Cet été, nous comptons partir en vacances dans votre pays et les enfants tiennent à ce qu'Austin parte aussi avec nous.
- Vous n'en serez que mieux accueillis chez les Gabésiens!" dit Mohamed, qui avait sorti un mouchoir pour s'éponger à deux reprises les lèvres. Détail qui n'est pas sans rappeler, est-il besoin de le dire? le fameux réflexe de Pavlov mettant en rapport stimulation et salivation.

Nous étions à quelques pas de la petite cabane en bois. En vérité, petite cabane est une façon de parler qui, au mieux, ne pourrait que suggérer une pâle image de l'abri pour chien concerné. C'était ce qu'on peut appeler, sans fioriture aucune, un chalet, très haut de gamme, avec une terrasse , un auvent, un porte gamelles et d'autres éléments de confort, le tout si bien aménagé et si intégré au jardin que nous en fumes pour le moins émerveillés. Et alors que je disais, à mon tour, à notre hôte:" rassurez-vous de ce côté; mais songez quand même à contracter une bonne assurance pour votre chien!" nous entendîmes, sans voir encore le chien, un grognement qui semblait traduire l'appréciation par quoi le maître de céans, encore invisible, accueillait mes propos précis.
" Calme-toi ! lança M. Poullain. Ce sont nos amis gabésiens !"
Au mot "gabésiens", nous vîmes surgir de son chalet, furieux, le berger. Je me rappelle encore le prompt pas en arrière, réflexe commun des invités que nous étions, face à la posture menaçante du chien. Je n'oublierai jamais cette gueule ouverte, ces dents pointues et saillantes, le regard étincelant décoché vers nous tous,  planté un moment dans mes propres yeux, le plissement des lèvres baveuses vers l'avant. Ni le vilain grognement qui ne faisait que monter. Tandis que notre hôte éprouvait toutes les peines du monde à faire coucher sa bête, répétant incessamment: "ce sont nos amis gabésiens !", que nous mêmes tentions par le regard conciliant de persuader l'animal que nous n'avions aucune intention de lui faire du mal, le molosse ne voulait pas du tout se calmer. Visiblement, il voulait le dire -à son maître comme à nous- que ces Tunisiens venus de Gabès étaient personæ non gratæ ! et toutes les tentatives pour nous mettre dans ses bonnes grâces seraient vaines.. parce que irrecevables !

Autour de la table du déjeuner, nous avions discuté un peu de cette mauvaise humeur manifestée par Austin. Et Mme Poullain, qui était persuadée que leur berger est raciste, nous a révélé qu'il y eut deux ou trois antécédents lui ayant permis d'avoir son idée là-dessus.
"Quand c'est un Breton, un Français en général, qui s'en approche à notre compagnie, jamais il râle." Son mari lui fit remarquer qu'une certaine Suzanne, française et bretonne, a failli se faire lacérer le jarret, juste trois mois plutôt. "Heureusement, dit-il, qu'elle portait des bottes!"
- Oui, mais tu oublies que Suzanne
 Nguyen est d'origine vietnamienne. Tu te souviens des deux profs chinois qu'il a voulu attaquer et qui ont pris la poudre d'escampette ?
- Si j'ai bien compris, dis-je, il doit avoir une dent contre les Asias et les Arabes.
- Je dirais plutôt contre les étrangers, remarqua Mme Poullain, le cas s'étant présenté aussi avec un beau-frère, époux de ma sœur, qui est suisse ! Et puis il y a eu encore ce jardinier africain, camerounais ou nigérian, je ne sais plus. On a dû enfermer le chien dans la cuisine pour que le pauvre ouvrier puisse faire son boulot."

Une Vietnamienne, deux Chinois, un Suisse, un Africain du Cameroun ou du Nigéria. Et enfin cinq Tunisiens de Gabès: voilà ce qui a permis à Mme Poullain d'en déduire que son chien est soit raciste soit xénophobe. Mais à mon avis, à mon humble avis, Austin n'est ni xénophobe ni raciste. Les cinq spécimens de l'espèce humaine déclarés par ce chien personæ non gratæ ont en commun ceci: ils aiment tous le chien ! Et tous ont acquis le triste renom de cynophages !


A. Amri
06.07.2016



1- Dr Lucien Bertholon, La population et les races en Tunisie, in La France en Tunisie (par Marcel Dubois, Gaston Boissier, P. Gauckler, Dr Bertholon), 1897, p. 68.


2- Se fondant sur le verset coranique qui dit: "وَمَا لَكُمْ أَلَّا تَأْكُلُوا مِمَّا ذُكِرَ اسْمُ اللَّهِ عَلَيْهِ وَقَدْ فَصَّلَ لَكُم مَّا حَرَّمَ عَلَيْكُمْ إِلَّا مَا اضْطُرِرْتُمْ إِلَيْهِ ۗ وَإِنَّ كَثِيرًا لَّيُضِلُّونَ بِأَهْوَائِهِم بِغَيْرِ عِلْمٍ ۗ إِنَّ رَبَّكَ هُوَ أَعْلَمُ بِالْمُعْتَدِينَ [Qu'avez-vous à ne pas manger de ce sur quoi le nom d'Allah a été prononcé ? Alors qu'Il vous a détaillé ce qu'Il vous a interdit, à moins que vous ne soyez contraints d'y recourir. Beaucoup de gens égarent, sans savoir, par leurs passions. C'est ton Seigneur qui connaît le mieux les transgresseurs] (Coran, Al-anâm, 119), ce théologien albanais estime que le passage "إِلَّا مَا اضْطُرِرْتُمْ إِلَيْهِ [à moins que vous ne soyez contraints d'y recourir]" autorise d'appliquer en la circonstance la règle "الضرورات تبيح المحظورات [les nécessités rendent licites les interdits".
 
3- أبو عبد الرحمن عادل بن سعد، فتاوى العلامة ناصر الدين الألباني، دار الكتب العلمية، 2011، ص. 190‎


4- Une idée plus ou moins faussée sur les Arabes et les musulmans veut que ceux-ci n'aiment pas les chiens. Ce que ces musulmans et Arabes n'aiment pas au juste, ce sont les impuretés liées aux chiens. Et tout le reste est infondé. Un hadith du Prophète dit qu'"un homme qui donne à boire à un chien assoiffé sera pardonné de ses péchés". Un autre dit qu'une prostituée juive s'est rachetée en donnant à boire à un chien errant. Le Coran met en valeur la fidélité du chien, qui en fait le gardien des Gens de la Caverne. Voir à ce propos l'article de Marine Benoît: Pourquoi les chiens ne sont pas les bienvenus dans l’islam.


jeudi 7 juillet 2016

Le Pronom de l'Absent (nouvelle)

Résumé: Deux passagers du métro parisien assis l'un en face de l'autre. Avec un journal au milieu, dressé comme un mur saturé de graffitis, dont la manchette raconte la triste fin d'un bandit, abattu la veille dans un guet-apens policier. 
Pour avoir fui la guillotine d'un agent de la RATP, le ticket de métro de celui qui se trouve en deçà de ce "mur" insonorisé et infranchissable tombe dans les rets d'un collant maille, et s'y pend. Et comme ce coquin de suicidaire a l'air de dire: "il n’y a que ce supplice qui m'aille", s'ensuit pour celui qui l'a perdu une descente aux enfers dont il ne peut sortir indemne.
              


        Tout a commencé dans la déchirure d'une nappe de brouillard.

      Il avait rouvert les yeux sur la fermeture de deux battants et le cliquetis de la portière. Et il s'était poussé un peu pour faire place au monsieur qui attendait. Il n'avait pas fait attention à l'uniforme. Ni au tampon oblitérateur. Sur fond de grisaille, les murs d'une ville aux lueurs blafardes détournèrent ses yeux de la vitre. Et c'est alors seulement qu'il perçut, jaune, un ticket tendu. C'était à sa gauche. Puis la main gantée d'une mitaine, sur le siège d'en face, qui le récupéra et disparut derrière un journal.   

      
« Police : l’instinct de mort » , titrait la manchette.

      Le tampon n'arrêtant de claquer dans le vide, il esquissa un sourire et une formule de politesse qu'il ne put achever, tandis qu'il fouillait fébrilement dans ses poches pour retrouver son ticket. Celui-ci, aussi terne que la demande d'excuse ou les marques de confusion qui avaient filé entre les lèvres de son porteur, se dressa à l'angle d'un sillon, dans le tas de papiers que ce dernier démêlait entre les doigts. Et à l'instant précis où ce même personnage crut le tenir, comme une sauterelle, ou quelque criquet migrateur, bondit en l'air et alla tomber dans « le filet ». 
Sa main esquiva au dernier moment le réflexe d'une poursuite incongrue, et s'éleva comme pour taper sur une cloison en bois, une vitre ou quelque rideau de fer. Mais elle dut effleurer à peine le journal. Et les gants résille noirs qui le tenaient ne firent pas le moindre signe de vie.

« Nous voilà dans un beau pétrin ! » se dit-il. 
    
 En-bas, le ticket émergeait à peine des bas voiles en nylon, noirs et tendus sur des jambes croisées. C'est tout juste si l'on pouvait voir encore de lui, pâle, une petite oreille. Pour le sortir d'un tel « pétrin », l'énergie et le courage étaient assurément nécessaires. Néanmoins à eux seuls ils étaient trop insuffisants.       
       
La rame, qui serpentait sur le dos d'une ville absente, siffla, entamant une folle descente. De l'ongle d'un index tendu lui nouant le reste de la main, il gratta à trois reprises le bout d'oreille visible. Sans toutefois parvenir à extirper « le fétu de fretin » empêtré dans ses rets. La gêne qui l'empêchait de tendre toute sa main le desservait, certes. Mais également les filets de sueur qui lui coulaient des tempes, imprégnant ses paupières et ses cils. D'un revers de main, il s'essuya plus d'une fois les yeux. Et quand il put désembuer son regard pour tendre, sans gêne aucune cette fois, deux doigts décidés à reprendre « le fugitif », il lui sembla que le ticket virait, curieusement, vers le rose. Mais ce qui était plus curieux encore, ce ticket n'était plus là où il avait chuté la première fois !     

        
Son ongle l'aurait-il poussé par hasard plus loin à son insu ? Le misérable « fugitif » aurait-il rebondi de lui-même comme la sauterelle des marais ? Ou, chatouillé dans ses rets, gigotant, frétillant comme un poisson -l'instinct de vie contrant en-bas « l'instinct de mort » en-haut à la une des journaux ? Aurait-il pu être capable d'une telle prouesse pour promouvoir d'un échelon sa « chute » dans l'espoir d'en faire son salut ?       
 Toujours est-il que « le fugitif » avait gagné du terrain ! Il était à plus d'un pouce des genoux le pinçant quelques secondes plus tôt, planté dans ce qui avait l'air d'une jarretière, ou quelque attache de jarretelle. « Pourvu qu'il ne se mette pas en tête de trouver là-dedans une « liane » qui le propulse plus haut ! songea-t-il, et le fasse disparaître au plus profond de la forêt ! ».
 
Le tampon claqua par deux fois, apparemment toujours dans le vide. Il leva les
Libéraion du 3 novembre 1979
yeux vers le journal pour voir si une tête avait entretemps quitté sa cachette. Mais à part les doigts aux ongles rutilants, d'un rouge flamboyant, d'un côté, et le noir des infos et des mitaines de l'autre, rien ne put s'offrir à ses yeux angoissés qui pût les rasséréner et le sortir quelque peu de l'embarras. Il cogna contre le rideau de fer. Par trois fois. Mais celui-ci paraissait insonorisé. Seul le mort dont la photo illustrait la manchette, affalé contre son volant, lui a donné l'impression d'avoir intercepté sa triple tape. Sa photo s'était déridée un peu. Et comme le tampon se fit plus insistant, il décida de se débrouiller tout seul pour récupérer son ticket.
Glissant alors légèrement vers la gauche, libérant ainsi un peu d'espace pour mieux s'arc-bouter du côté opposé, il pencha sa tête et se mit presque sur le flanc droit. A la seconde précise où sa posture sembla l'assurer d'un certain confort pour tendre sa main et mettre le grappin sur le ticket, la rame entama un virage serré à droite, grinçant et cahotant, qui faillit le faire chavirer en entier, la tête la première, et le mettre dans l'inconfort d'une situation inédite. Ç’aurait été une rude épreuve, pour le moins déplaisante en la circonstance. Néanmoins ce même virage, en retour, vint à sa rescousse, qui réussit à transmettre à la paire de jambes un léger tremblement, les fit se décroiser, puis s'écarter assez pour relâcher leur mince prise.     
 
       
« Ouf ! »
fit-il à part soi. Mais ce qui devait ressembler à un soupir de soulagement discret se révéla hâtif, inopportun. Car le maudit ticket n'en fut pas plus à sa portée ni au bout de ses propres escapades. Sitôt libéré par le bas et ses attaches, il alla tomber plus bas ! Carrément sous l'aiguille d'un talon.
Alors que la rame cessa de grincer, remise sur sa ligne droite, le souffle coupé et la face abreuvée de sueur, il tendit promptement sa main, convulsive et moite, et réussit à pincer le billet. Toutefois, quand il voulut le soustraire à l'aiguille du talon, soit que cette aiguille l'eût transpercé et cloué au plancher comme Jésus à sa croix, soit que le supposé crucifié lui-même, par masochisme ou quelque mystérieux penchant pour le martyre, refusât de se faire délivrer -le martyre entre les mâchoires d'un tampon oblitérateur n'étant pas plus accommodant, les doigts qui le pinçaient avaient fini par se nouer, crispés comme le gosier qui les hélait à part soi d'être plus fermes.  
              
« Alors, ça vient ou pas ce ticket ? » entendit-il.        

        
Courbé, ne pouvant répondre sans imprimer à son cou un léger redressement, il fit, d'une voix blanche : « Une seconde, s'il vous plait ! » Puis d'une voix plus étouffée, à peine perceptible : « L'Origine de l'enfer ! comme deux gouttes d'eau ! » On eût dit que cette exclamation, sibylline, où « Origine de l'enfer » devait n'être qu'une sorte d'antiphrase ou le produit d'une langue qui lui aurait fourché, et la chaude haleine qui échappa aux lèvres en même temps que ces mots, eussent été un torrent de feu déversé sur les jambes, jusque-là décroisées de la passagère. Car, instantanément, le talon tortionnaire tressauta. Et le ticket de métro céda aux doigts qui le tiraient.
        
Sans effleurer d'un poil les chaussures noires, il se releva, haletant et tenant au bout des ongles le bout de carton exsangue. Le contrôleur le happa, visiblement exaspéré. Et les feux d'un tunnel qui avait englouti la rame lui cisaillèrent, le temps que dura la course souterraine, la face baignée de sueur.

         Comme une pousse que la terre a trop supportée dans ses entrailles et qui ne sait sous quel ciel elle va s'ouvrir une percée, il se laissa emballer dans le paquet, un genou légèrement infléchi sur la marche qui l'avait pris au dépourvu pour l'écarteler. Au dernier moment, il s'appuya sur le bandeau roulant du garde-corps, attendit que la marche articulée s'aplatît et fit un saut. 
Il y avait une éternité qu'il était là, à ce qui lui sembla tout à coup, le dos tourné à la chenille mécanique qui ronronnait sourdement, et les yeux faisant corps avec le feu qui tardait à passer au vert. En-haut, par-dessus le pont, un train s'ébroua, fraîchement bouté hors de sa coque en béton. Un monsieur le bouscula, apparemment pressé de gagner l'autre trottoir. Et il se décida à le suivre, sans même s'apercevoir que le feu, entretemps orange, était repassé au rouge. Une trombe de klaxons le paralysa une seconde, au milieu de la chaussée, avant qu'il ne pût enjamber le restant des mètres cloutés. Et se trouver dans la mêlée de ceux qui attendaient pour traverser dans le sens inverse.
 Il se fraya un chemin en tentant de ne pas jouer des coudes; et parvint difficilement à se libérer des grappes humaines qui déferlaient d'une autre bouche de métro. A peine eut-il le temps de lever la main pour se frictionner une tempe que quelqu'un le fit pivoter sur ses talons, et passa après s'être excusé en lui donnant une légère tape sur l'épaule. Une seconde tape suivit, venant de derrière. Une dame affable lui souriait, et il fit de même, sans s'aviser du paquet qu'elle lui tendait. Elle dut l'agiter plusieurs fois de suite, presque à fleur de son nez, pour qu'il acceptât de le prendre, comme si cette chemise cartonnée ne fut pas la sienne. Désemparé, il tourna et retourna le paquet entre ses mains, puis fondit en remerciements, alors que la dame était déjà très loin pour l'entendre.
Il remit la chemise sous le bras, la retira immédiatement pour s'en venter le front. Puis il enfila, sans savoir au juste pour aller où, la première artère qui lui permit, à grandes enjambées, de s'éloigner du grand boulevard.
 
Essoufflé, suant et tenant à peine sur ses jambes, comme pour éviter de tomber, il accrocha au hasard une barre métallique, ou un semblant de levier, qui lui tomba sous la main. Une porte céda sous son poids et il se cabra de justesse pour ne pas s'affaler de tout son long sur le parquet. Un coup d’œil en coulisse vers les tables qui étaient à sa gauche et le comptoir vers sa droite lui fit comprendre que personne, à part la serveuse qui cirait un carreau et l'avait toisé d'un regard furtif, ne fit attention à lui. Il respira, presque soulagé, et puisa en lui assez de force pour trouver une table vide et s'y asseoir.
Le kleenex dont il s'était longuement épongé le visage et le cou était mouillé au creux d'une main. Et comme il ne sut s'il devait le remettre dans une poche ou le déposer sur le coin de la table, il se décida après quelque temps d'hésitation à le ranger dans la chemise, entre deux plis de papier vierge. Tout autour de lui, bourdonnant comme une ruche, des voix et des éclats de gaieté lui parvenaient de temps à autre, puis fondaient dans l'entrechoquement des pièces de vaisselle. Comme personne ne vint relever sa commande dans ce lieu qui avait tout l'air d'une brasserie, il se résigna à attendre, pensant qu'on était occupé à servir ceux qui étaient arrivés avant lui. Visiblement, il y avait du monde. Et donc, il fallait patienter.
 
Il était plongé ainsi dans son attente, presque absent, lorsqu'il lui sembla entendre quelqu'un lui parler dans le dos. Il se retourna alors pour saisir au vol un «..s'il vous plaît ! » et vit un couple de jeunes qui le regardaient avec une mine exprimant à la fois une sorte d'attente et l'ombre d'une confusion. Lui-même confus, ne sachant s'il fallait parler ou attendre qu'on lui parlât, les doigts noués autour de sa pomme d'Adam et le regard accroché à celui de la fille, il ne dut son salut qu'au sourire de celle-ci, réitérant la demande : « auriez-vous un stylo s'il vous plait ?»
Presque honteux de les avoir fait attendre, il s'empressa d'en trouver un dans sa chemise dépliée et le tendit à la fille en s'excusant, qui le tendit à son tour au garçon en lui dictant une série de chiffres, un numéro de téléphone probablement. Puis on lui remit le stylo, le même sourire toujours aux lèvres de la fille.
      Revenu à lui-même et à sa table, il retira le mouchoir de sa cachette et le remit dans une poche. Puis il prit une feuille et se mit à griffonner dessus, dans la nonchalance d'un rêveur, un dessin, puis un autre par-dessus, et un troisième, comme si la feuille était une sorte de palimpseste, se prêtant naturellement à cet insatiable désir d'y vider la bile de son « stylet ». Jusqu'à ce que la lassitude ou un sentiment de honte, obscur, le fît lâcher le stylo et un soupir en même temps.
       Grillant une cigarette, le front appuyé à une main, il tenta un moment de se laisser absorber par quelque distraction susceptible de lui être comme « l'antidote au poison », bribe de phrase dont il ne savait plus à quel auteur la rattacher[1]. Mais la distraction, pareille à un tulle de voilage que l'on rabat, entre soi et le monde extérieur, sur une fenêtre, ne lui offrait pas la compacité nécessaire à la fin escomptée. C'était un rideau trop poreux, aux fils ténus, pour résister à l'assaut de ces pensées indésirables. Lui qui n'aurait transformé son papier en palimpseste que pour fuir ces « furies » qui le harcelaient depuis sa descente du métro, il lui semblait que ce qu'il voulut en faire une échappée de distraction, un répit, ne fit que servir de monture à celles qui le rappelaient vers la scène du métro. Et ce harcèlement était tel que sa vision de « courbé », par un mystérieux effet de « contamination » homophonique ayant déclenché une mise en abyme avec un tableau de Courbet vu quelques jours plus tôt, le décida à rechercher le salut, « l'antidote au poison », dans son « palimpseste ».       

      
Curieusement, l'effet espéré fut plus poison qu'antidote. Et les démons dont il cherchait à se délivrer, intraitables, l'attendaient là où il avait cherché refuge, sur le « maudit palimpseste ». Dès qu'il balaya du regard sa feuille, il ferma les yeux. Et quand il les rouvrit pour vérifier s'il n'était pas victime d'une illusion d'optique, il ne put que les écarquiller.               

      Avait-il pu être à ce point
« absent », étourdi, inconscient, pour s'étonner après coup de ce que sa feuille lui révélait ? Il referma encore les yeux et sentit ses mâchoires claquer, bruyamment, comme sous l'emprise d'un accès de fièvre. Quelque impensable que pût paraître la révélation, la « synthèse » des trois dessins griffonnés depuis peu reproduisait, dans les mailles et les lacets de leurs dessous, et jurant nettement avec la grossièreté de ce qui faisait le reste de l'ébauche, les jambes et les cuisses d'une femme. Une femme sans tête. Une femme dont le buste était rayé, perdu dans ce qui devait composer les pages d'un journal, exactement comme celui qui faisait écran, dans le wagon de métro, entre lui et « la passagère au visage caché ».

      
Il tira autant que lui permit son souffle de longues bouffées qu'il expulsa en volutes de fumée, âcre et sombre. Elles tournoyèrent un moment devant ses yeux, s'élevèrent en l'air, pareilles à des fils de soie tissant un escalier en colimaçon. Mais dès qu'elles se rabattirent sur sa face, c'était plutôt comme les lanières d'un fouet qu'il les perçut.        
          
       C'est alors qu'un malaise physique le prit. Et pour un laps de temps lui paraissant démesuré, le fit vivre un véritable supplice. Pour le moins épouvantable.            

     
D'abord ce fut comme un vertige, quelque chose de confus lui donnant l'impression que la terre s'affaissait sous ses pieds, puis se dérobait. Il ne voyait alors plus rien si ce n'était un trou noir qui le happait, et lui, aspiré en tourbillon dans l'entonnoir d'un tel gouffre, subissait comme une sorte d'estrapade. Mais cette impression n'était rien à côté des sensations qui la suivirent, lancinantes, étourdissantes et culminant progressivement pour prendre les proportions d'une peine d'enfer. Cela commença par une angoissante perception d'étouffement. Il sentit sa gorge se nouer. Et malgré les torsions répétées qu'il imposa à son cou et les petits massages, il lui semblait que quelque chose de pointu, en travers du gosier, le suffoquait. Une sorte d'arête piquante, un tesson de verre ou une écharde de bois qui l'étranglait. Sa main, qu'il avait surprise esquissant un mouvement de glissade sur la joue qu'elle soutenait, lui brûlait les tempes, s'agitant comme un oiseau aux ailes rognées. En même temps, une douleur plus vive lui raidit l'échine, puis se transforma en un fourmillement qui lui répondait à la tête et aux orteils, intenable. On aurait dit une myriade de chenilles lui tailladant le ventre, les reins, la poitrine. Ce devait être une commotion, probablement cérébrale, l'ébranlant ainsi avec ses complications, sa chaîne de réactions, son effet boule de neige. Et il se couvrit le visage, saisi d'une peur atroce, une terreur inexprimable, suscitée autant par le pressentiment du pire que par la présomption lui faisant croire qu'il devait avoir, dans l'état où il se trouvait, une mine horriblement défigurée. Une mine de nature à affoler, faire fuir plutôt qu'apitoyer, toute personne pouvant le surprendre à visage découvert.                                                        
    
    
Il resta de longues minutes ainsi, appelant de tout son cœur le répit qui tardait à venir, serrant les mâchoires et pinçant à des intervalles réguliers les narines, dans de vains efforts pour freiner leur battement. Sous ses coudes crispés, il avait l'impression de résister à un imminent éclatement. Et au lieu de relâcher ces coudes qui ne faisaient que rajouter à son malaise, il les resserra plus fort contre ses côtes. Il était persuadé que ses flancs, raidis à l'extrême, commençaient de s'effilocher déjà. Et alors qu'il ne pouvait plus rouvrir les yeux tant le mal était abominable, il lui semblait que ses côtes, s'évasant sous une peau tendue et près de s'éclater, allaient se désagréger incessamment à leur tour.       
      Serrant aussi fort que possible ses dents, il étrangla des sanglots secs qui lui gonflaient le cœur, et lutta de son mieux pour contenir le supplice. Celui-ci eut beau être inhumain, l'irréductible fibre de quelque sentiment extraverti le rendait malgré tout plus sensible encore à l'idée, obsessionnelle, qu'il pût trahir son mal, se faire voir par quelqu'un dans un tel état.         
 
        N'en pouvant plus, il hurla.
         
 
       Comme un loup blessé à mort. Sous la peau d'un homme au plus haut de sa solitude.
               
    Pour un laps de temps indéfini mais probablement assez long, il a dû perdre connaissance. Sinon perdre toute perception non seulement du monde ambiant, du lieu où il se trouvait, mais aussi et surtout du corps endolori. Et de l'intenable mal qui l'avait fait hurler. Plus rien n'était sensible ni en lui ni autour de lui. A part la sensation de sa cigarette brûlant encore au bout de ses doigts.          

       
Quand il put reprendre conscience de la table à laquelle il était assis et accoudé, il réalisa qu'un miracle, sinon quelque chose du même ordre, s'était entretemps produit. Il n'était plus en proie à cette perception d'explosion imminente. Ni à l'atroce douleur qui l'accompagnait. La peau qu'il entrevoyait tantôt en voie d'éclatement s'était relâchée d'elle-même on ne sait comment. Ses côtes s'étaient rétractées. Ses flancs s'étaient désenflés. La douleur lancinante n'était plus qu'un souvenir. Et plus rien ne subsistait, si ce n'est le souffle encore haletant de l'oppression qui pesait sur sa poitrine, étranglait sa gorge et l'empêchait de respirer.                   

       Alors, les yeux fermés, il reposa ses bras sur la table. Oublia le bout de cigarette qui fumait toujours entre deux doigts. Et en silence, sans juger nécessaire d'étouffer les imperceptibles hoquets de respiration, il s'abandonna en entier à cet état de grâce inespéré.
           

        Et quoique, longtemps après, ne s'entendant plus haleter, il garda les yeux fermés. Aussi longtemps que l'instinct lui commanda de rester ainsi expectatif, savourant prudemment cette heureuse péripétie, ce retournement de situation providentiel, qui lui permettait de respirer de nouveau sans la moindre douleur. Aussi longtemps qu'il appréhenda l'erreur perceptive, jugeant prématuré de se laisser griser par l'euphorie pour songer à bouger ou seulement rouvrir les yeux, il garda closes ses paupières, ne fit rien qui pût inciter l'agréable perception à se déjuger. Il lui semblait que ce moment de bonheur pourrait n'être qu'un leurre, un rêve trop beau, si beau qu'il ne pouvait le prendre hâtivement pour argent comptant. Rouvrir les yeux, c'était en la circonstance prendre l'énorme risque de convertir en cauchemar tel rêve. S'il en était un, et il y avait tout lieu de craindre qu'il n'en fût qu'un, autant le garder le plus longtemps possible captif, muré sous les paupières closes, et veiller à bien souder dessus la herse ferrée des cils. Il se rappela tant de rêves enchanteurs par le passé, incessamment avortés à cause de surexcitations
« non mesurées ». Le moindre battement de cils pouvant être fatal en l'occurrence, pareil au couperet de guillotine qui s'abat et tranche net la tête. Que de fêtes oniriques furent ainsi décapitées, transformées au fort de la nuit, et plus souvent à l'aube, en cauchemars ! A cause de cette illusion le prenant en traître, faisant battre ses cils, impulsive certes, mais devenant au réveil « cas de conscience », matière culpabilisante, comme si la déchirure des paupières au moment précis où l'euphorie culmine et promet de porter ses fruits, était un acte délibéré, un délit intentionnel.                

     
Aussi longtemps que persista cette « angoisse » jugée légitime et salutaire, il s'interdit le moindre relâchement de paupières, la moindre vibration susceptible de faucher cet inespéré bonheur et rappeler les aubes des hautes œuvres.
       Aussi longtemps que palpitèrent ses narines sous l'irruption de cet agréable fluide revivifiant qui irradiait sa peau, il ne fit rien d'autre que d'attendre. Attendre qu'en lui, un soleil fût assez éblouissant, un arc-en-ciel assez rassurant, une résurrection assez probante, pour le persuader que l'orage était bel et bien loin derrière lui et qu'il ne reviendrait plus. Et alors même qu'il n'osait encore ciller ni sourciller, le soleil, l'arc-en-ciel, la résurrection, il avait l'impression de les revoir à travers
« un troisième œil », nets, éblouissants, sous ses paupières toujours closes. Un soleil méditerranéen se réverbérant entre une oasis et une mer. Et lui fondant au creuset de ces trois éléments, n'était plus qu'une infime graine opalescente baignée dans l'irisation de l'or, de la verdure et de l'azur. Tandis que les vagues et les effluves de cet amalgame alchimique imprégnaient ses poumons de leurs parfums suaves, et que sa peau respirait de tous ses pores la vie.       

     
Quand il put rouvrir enfin ses yeux, il était encore comme un rescapé revenu de loin, et n'en revenant pas quand même que son cœur pût continuer de battre. Il n'appréhendait plus le mouvement ; néanmoins il gardait liés ses bras, engourdi le reste de son corps. L'euphorie était telle qu'il valait mieux la savourer ainsi, douillettement perclus et le souffle à peine perceptible.            

       Il ne se soucia pas le moindrement du bout de sa cigarette qui s'était consumée entre ses ongles, et d'ailleurs le mégot était éteint. Désormais, il n'était plus qu'un regard tourné vers le dedans, assujetti à une sorte d'introversion qui n'avait cure du dehors, des tessons consumés et des cendres. La vie était en lui, comme le fut la mort récente, l'une et l'autre jalousement couvées dans l'enceinte de son corps.
            

       Sous son pull-over flottant, enfilé par-dessous un veston de cuir, il percevait les filets de sueur toute chaude, lui coulant des aisselles. Cette sensation de liquide humectant ses flancs et ses reins lui faisait l'effet d'un baume émollient, divinement onctueux, si agréable qu'il ne résista pas à la détente de ses pieds. Étirant les jambes jusqu'aux limites imposées par la table, puis les écartelant, il put constater non sans joie que la sueur avait redonné à ses membres endoloris une flaccidité revivifiante, laquelle se propageait tous azimuts au fur et à mesure qu'il croisait et décroisait les genoux. Et il était tellement imprégné de ce sentiment de bien-être reconquis qu'il sentait presque la viscosité huilant ses articulations, perceptible dans l'aisance de chaque mouvement de ses jambes.

      
Il aurait aimé se dresser et faire trois à quatre pas, toute allure dégagée, pour tester à quel point son corps s'était dégourdi. Mais on ne sait quel excès de prudence, sans doute un reste d'appréhension lui recommandant de jouer encore prudemment, le décida à vérifier au préalable le mouvement de ses bras avant de marcher. Et il entama divers tests, en imprimant d'abord à ses doigts de petites torsions, qu'il répéta plusieurs fois. Puis il fit de même pour ses poignets. Après quoi, il exécuta quelques chiquenaudes sur la table. Ce faisant, il s'aperçut que le bout de cigarette éteinte frétillait encore à l'extrême phalange de son médium. Il l'en détacha d'un coup de dents et poursuivit ainsi ces exercices d'assouplissement qui lui procurèrent un grand plaisir.            

      
Gagné par la certitude qu'il était redevenu maître de ce corps aux membres encore écartelés mais qui n'attendaient que ses ordres pour lui obéir, il plia ses bras, les tendit pour contourner la table de part en part, les tira de nouveau vers lui, avant de les poser enfin sur ses genoux. Tête baissée pour inspecter le moindre geste, il replia les jambes une à une, posa les pieds sur une sorte de pièce cylindrique servant de piédestal à la chaise, et s'aperçut en même temps, non sans étonnement, que celle-ci était pivotante ! C'était une découverte plus que surprenante pour celui qui était assis dessus tout le temps sans même l'avoir soupçonné. Et cela l'émerveilla d'autant plus que le piédestal, en métal laqué, était tellement lustré qu'en se penchant d'un côté ou de l'autre, il pouvait y regarder son profil comme dans un miroir convexe, car, à y voir de plus près, la pièce métallique était plutôt conique. L'idée de pouvoir se mirer dans « une glace », en surplomb, l'amusa singulièrement. Et comme il esquissa un mouvement de pirouette pour voir ce que cela donnerait, l'une de ses jambes accrocha le bord de la table et celle-ci freina sa rotation. Il tenta de pivoter dans le sens inverse, mais la même entrave s'y opposa, accrochant l'autre jambe.    

      
Il releva les mains pour remuer la table afin de la pousser un peu plus loin, mais celle-ci résista, entraînant l'inclinaison de sa tête curieuse de savoir ce qui immobilisait ainsi une table. Le même émerveillement s'empara de lui à la vue du support rivé au parquet. Un regard en coulisse vers la table qui était à sa gauche lui permit de voir un support adhérant différemment au sol. Celui-là était planté dans le plancher, et, pour soutenir le plateau, semblait pousser dessous telle une asperge ! Et comme il s'apprêtait à détourner les yeux, il vit, penchée de l'autre côté de la table, en tablier de ménage blanc, une femme qui ramassait les restes d'un repas.       

  
     « La serveuse ! »
se dit-il.              

      
Et il tressauta sur sa chaise, faisant voleter la feuille gribouillée et des particules poudreuses de cendre. Et comme si des paquets de mer s'étaient brisés dans un ressac tout autour de lui, et continuaient de clapoter en se rabattant sur sa face, il cligna des yeux plusieurs fois et perçut, dans le déchirement de tympans qui s'ensuivit, un tintement de métal et de voix cognant sur du verre. Le monde ambiant de la brasserie le ressaisit d'un coup. Et flairant le fumet alléchant des vins et des assiettes, il jugea qu'il était grand temps de rappeler la serveuse, par un geste ou par un cri pressant, car selon toute apparence on l'avait oublié depuis le temps qu'il était là.    

      
Il leva la main en guise d'appel, mais la serveuse qui, entretemps était passée à une autre table, lui tournant le dos, ne le vit pas. Déçu, il se résigna à attendre quand même qu'elle se tournât, et ne la lâcha plus des yeux de peur qu'elle s'en allât sans avoir pris sa commande. Et comme la dame esquissait un mouvement de repli sans jeter le moindre regard en direction de sa table, il se hissa sur les bras de la chaise et cria : « Madame ! madame s'il vous plait ! » La serveuse se retourna, et sans s'arrêter, lui adressa un sourire, des plus coquet, et un cri qui se perdit dans l'entrechoquement des verres et des assiettes. Il put néanmoins en saisir l'essentiel, à ce qu'il a pu croire, dans l'unique mot qu'il entendit clairement: « ...service ! » Aussi cria-t-il à son tour, plein de gratitude : « Merci madame ! »
   
    « Elle était à son service »
, se dit-il, convaincu que la serveuse venait de lui dire: « monsieur, je suis à votre service ! » Il n'était que de voir son sourire désarmant à l'appui de la touchante cordialité ainsi traduite. Il la suivit du regard en pivotant sur sa droite, et ravala sa salive en accrochant, jusqu’à sa disparition, le beau derrière moulé dans une jupe fendue.               
       Surprenant sa main droite qui tremblait et sentant le dessèchement de sa gorge, il se massa un moment le cou. Et pour se faire, il imprima à son épaule un long mouvement de rotation, en partant, sous la joue gauche, de la nuque vers la pomme d'Adam, avant de remonter vers la joue droite et soutenir une tête reposée sur le plat de la main.              

      
Sous des yeux apitoyés, il se rendit compte que la cigarette qui avait « roussi » l'un de ses doigts a fait plus de mal encore pour « la passagère du métro ». La pauvre avait, grande comme une noisette et auréolée de sa cendre, une vilaine brûlure au creux des cuisses. Néanmoins cela ne l'empêchait pas de faire son cinéma ! Impudique sous tous les angles, culbutée et lisant son journal à l’envers, elle lui offrait un spectacle ahurissant, qui exécutait, en porte-jarretelles et bas résille, un véritable numéro de strip-tease !           

     «
Mara,
dit-il en se remémorant une scène de film italien, il ne te manque que l'air Abat-jour pour me le rejouer comme dans le film original, ton numéro ! Mais en faut-il tant à celui qui subit aujourd'hui son supplice de Tantale ?» Et aussi « pieusement » qu'il put, après s'être essuyé une fine moustache en émoi, il tendit sa main gauche, le souffle coupé, la modela en l'air, lui donnant successivement la forme d'une pyramide puis celle d'un dôme. Et mordant la lèvre inférieure pour mieux se concentrer et bien viser sa cible, il abattit le dôme sur la belle prise ! Seules quelques «plumes» cendrées purent s'échapper à travers le treillage du piège. Un regard d'inspection ratissant l'ambiance circonscrite au cercle des fines particules volantes, le confirma dans sa certitude. Sous sa main cambrée de la sorte, la poule aux œufs cendrés s'était fait piéger ! Aurait-elle jasé une oraison jaculatoire ou gloussé la chamade pour l'attendrir, songea-t-il, il ne la lâcherait plus qu'il n'aurait réglé tous ses comptes avec elle !    

        
Il pivota sur un flanc puis sur un autre, cherchant des yeux la serveuse, celle qui avait versé une goutte de plus dans la rasade des appétits et qui ne s'était guère fait du tourment pour le débordement. Ne l'ayant pas vue, il revint à sa captive, réfléchissant au moyen de la faire cesser son numéro. Cela avait trop duré, se dit-il, et c'était exténuant. Non seulement pour elle qui aurait dû songer à panser sa brûlure et plumer le restant de son canard dans une position plus commode, mais pour lui aussi, du même feu brûlé, et ne sachant que faire pour calmer le doigt qui commençait à le tourmenter.     

      
Il imagina la plaie béante, couleur de cendre, enserrant une crête et un bec mordorés et rutilants, suffoquant sous la moiteur du duvet.         

      « Par cet automne pas moins rigoureux que l'hiver,
Augusto Rusconi, une Mara qui t'épluche de ta laine, et de son aine te couvre ! femme emmitouflée dans ses filets de nylon, ses bas jarretelles, et son âme tressautant dans le treillis tendu comme ta nervure, de toute part ficelée et emballée pour parer aux chocs des rames !     

       Par ce temps de frimas, dis-moi passagère du métro jouant à
Mara, où le mènes-tu, ce beau colis tout palpitant dans sa guêpière, ses lacets, jarretelles et jarretières, escorté par un agent de la RATP ? Vers quelle destination te mène, si pressé, ton fourgon ? Et quel téméraire oserait-il recevoir le colis et déplomber de ses mains la bombe ? »     

     
Ces envolées lyriques imagées ont dû le mordre au vif de la chair, car il souleva à tous crins le dôme, de crainte qu'une explosion ne lui arrachât la main. Puis il s'essuya une moustache, la même ressaisie d'émoi. Et après une seconde de réflexion, il tira de sa poche le ticket de métro qui fut le héros du jour, et un coupe-ongles, y tailla une charpie aux dimensions de la zone de brûlure et la mit dessus.      

       « Voilà,
dit-il à mi-voix, de quoi bander ta plaie et « débander » peut-être un peu la mienne ! et si ça brûle encore, mon petit trésor, appelle les sapeurs pompiers ! D'ici la nuit, nous aurions trouvé, toi et moi, les âmes toubibales qui se pencheront sur nos blessures respectives et nous prodigueront les soins appropriés.
       Dommage qu'on ait fait un bout de chemin ensemble sans s'être vus de face, toi derrière ton journal, plongée à passer au peigne fin les dernières nouvelles du monde. Et moi en-deçà à subir le fâcheux contrecoup d'un repêchage de noyé. Si je savais que l'enfer est à l'orée des rets où mon pauvre ticket était tombé, je ne me serais pas jeté la tête la première pour repêcher le coquin suicidaire. Mais je ne savais pas. Pas du tout. Akarbi je te jure !
      
       Tout ce que je voulais, c'était récupérer mon bougre de ticket fuyant le tampon d'un contrôleur, un contrôleur pas moins sympa que l'exécuteur des hautes œuvres !
       Sans doute avait-il raison le pauvre ticket. Plutôt que de se livrer au couperet du guillotineur, il a tenté de chercher son salut en se jetant dans le vide. Et il a fini par se faire pendre, je crois, au sirat surplombant la Géhenne. Mara, tu ne sais pas ce qu'est un sirat: c'est le pont qui mène les Elus au jardin d'Allah. Mais il est jeté sur les abîmes de l'enfer. Ce pont est plus fin que le fil de tes collants. Et mille fois plus tranchant que la lame d'une flissa. Heureux qui pourra le franchir, avec ou sans encombre, pour se faire accueillir par les houris des parvis éternels. Imagine une foule de nymphes disputant d'ardeur et de zèle pour servir Monsieur l'Elu, l'une offrant une coupe de champagne, l'autre la chicha, une troisième jouant de l'oud, une quatrième qui chante, une cinquième qui exécute une danse du ventre, et les autres déchirant le ciel par leurs youyous ! Mon ticket était probablement persuadé qu'il avait franchi le sirat ! quel con ! Mais je ne lui en veux pas, je te jure.  Moi à la place du jeune jaune suicidaire, j'aurais peut-être agi pareillement. Et tant pis, si ployant sous le fardeau des péchés que j'aie pu commettre, au lieu d'atteindre mon sérail au jardin d'Allah, je me serais précipité, moi et ma charge, dans la bouche de l'enfer.     

      L'enfer, Mara, le paradis, ou quelque source du monde pouvant jaillir sous le pinceau de Courbet, mon ticket en a été bouté, déchu par sa corde de pendu sous la pointe de ton talon. Et moi derrière ce jeunot, croyant répondre à de bonnes intentions tout en oubliant que l'enfer en est assez pavé, sans avoir eu à tenter le passage sur le sirat des périls suprêmes, j'ai l'impression d'être attaché encore des pieds à ce pont, supplicié au bout d'une longue ficelle élastique, comme le gibier d’estrapade ! 
         
      Regarde ma main. J'en ai un bout de doigt brûlé. Lui et le mégot que j'en ai détaché à coups de dents. Calcinés alors que je voyais, à travers les spirales de fumée expulsées par ma bouche, l'escalier de l'enfer.     
     Dis-moi Mara, au moment même où mon doigt brûlait j'ai eu comme une illumination surgie de cet escalier. Quelque chose qui a éclairé l'idiot que j'étais en face de toi.  Ce canard dans lequel tu étais plongée, t'absorbant de haut alors qu'en bas tes appas et tes bas m'absorbaient, m'a l'air d'un écran de cinéma, ou de fumée ! Malgré la tourmente de ce majeur que tu vois rosi et roussi comme ton mont de Vénus, je mettrais sept fois ma main dans le feu que ta plongée dans les infos c'était pour la frime sans plus !            
       Oh, je sais ! Je sais que « le Robin des Bois français »[2], abattu hier dans un traquenard, a dû te faire beaucoup de peine, comme à ses amis chroniqueurs de ton canard. Quel pauvre martyr ! Et quel vide affreux surtout il a laissé pour ses veuves et ses orphelins ! D'ailleurs, tous mes compliments pour le noir assorti aux peines nationales.     
        Mais « le Robin des Bois » est désormais un cadavre. Et le plus beau cadavre ne vaut rien, mais alors rien, à côté d'un vivant qui te regarde. Un vivant ayant toutes ses dents et une faim de loup, mieux ! d'adive plutôt. Si j'avais pu voir ton visage, rien que tes yeux, et pour une fraction de seconde, pas plus, j'aurais été capable non seulement de deviner quels dessous tu portes, mais quel est ton groupe sanguin. Un seul regard, et tout mahométan que je sois, je serais devenu ton confesseur, lisant comme sur une tablette de Moïse tes péchés véniels et capitaux. Je t'aurais donné la main, sans façons, pour te faire descendre du métro. Je t'aurais invitée à un couscous royal, mais pas ici ; ah, non ! pas chez les gens qui tantalisent leurs clients, et apparemment pour le seul vice d'assouvir leurs délicieux penchants de tortionnaires. Moi je t'aurais conduite chez les miens, à Belleville, Barbès ou Saint-Michel. Puis nous serions allés faire un tour soit au Jardin-des-Plantes soit au Trocadéro. Chemin faisant, nous aurions fait quelques emplettes. Et quand nous aurions donné à manger aux colombes, nous serions à deux pas de chez moi. Tu ne refuserais pas un dîner aux chandelles, au Trocadéro, chez le mec que tu matais tantôt ! 

       Non, ne dis rien
Mara !          
     C'est là, Mara, avenue du Président Wilson, que j'habite. Même Giscard n'y rêvait pas quand il avait mon âge ! Mon chez moi donne sur les  Jardins, la Cascade, la Seine, la Tour Eiffel, le Champ de Mars... Je ne te raconte pas quels gros yeux font certains Français quand, dans un bistrot du 18e ou du 20e, je leur dis que je suis trocadérien. « Sans blague ? » qu'on me dit alors. Et ils me demandent si je suis émirati ou saoudien. Leurs femmes ne manquent pas de reluquer la curiosité venue de si loin s'adjuger une résidence au 16e. Quand je leur dis que de chez moi, je domine Eiffel et sa tour, que les vues panoramiques de chez moi sont meilleures, il y en a qui commande un double Calva et le vide sec d'un trait ! Pour son trou normand, qu'il dit, alors que c'était plutôt à cause de l'Arabe qui a fait mieux que lui son trou ! Et ce double Calva que je vois entonné sec ne manque pas de me faire plaisir. Je me sens alors un peu bourgeois, et aristocrate un peu, parce que ma propriétaire, une quinquagénaire qui a su conserver de beaux restes, à ce qu'elle m'a dit est de haut parage. C'était une ci-devant comtesse dont l'un des aïeux aurait été guillotiné sous la Révolution.              
        Mais dès qu'un Français, l'air irrité, me crie : « Hé, toi le bourgeois ! Hé l'aristo ! », sans trop savoir comment, je me sens un peu blessé. J'ai l'impression que tout le bistrot m'en veut à mort de ne pas être prolo. Je le comprends dès qu'on tutoie le bourgeois gentilhomme. Je vois des guillotines se dresser autour de moi dans les yeux qui m'intentent des procès. Et plutôt que de calmer le jeu, de leur dire en souriant que je rigolais, que ma résidence trocadérienne est, en fait, une misérable mansarde au 8e étage, que je me tape 87 marches d'escalier pour l'atteindre -n'ayant pas droit à l'ascenseur, que si je dine souvent aux chandelles, c'est que ma propriétaire appuie sur le disjoncteur dès qu'elle voit que j'ai atteint le plafond de mes kilowatts, au lieu de descendre ainsi de ma tour mensongère, je paie mon pot et je sors. Mais une fois dehors, je me tourne contre moi. Je m'érige en Robespierre de la Terreur contre le vantard à l'esprit pourri que je suis.        

         Dommage qu'on se soit pas vus les yeux dans les yeux, même à travers le chas d'une aiguille, un minuscule pore dans la peau du canard, le troisième œil permettant aux insatiables affamés de sensations de tester en direct l'effet de leur coquetterie sur les misérables dont Victor Hugo n'a pas parlé.
       N'est-ce pas à cette noble fin d'être toujours à l'affût de ces sensations qu'on a mis en orbite son œil de Hubble ? Grâce à ce judas braqué sur la braguette du Sarrasin, tu disposes d'un baromètre te permettant de mesurer la pression atmosphérique au Sahara.           
       Tu me diras, Mara, que ce galimatias ne te dit rien. Mais tu sais bien que les adives sont à peu près comme les loups. On dit que la faim fait sortir le loup du bois. C'est du kifkif au même pour l'adive. Seule la faim le fait sortir du désert. Sauf que cette bestiole a souvent froid aux yeux. Elle éprouve beaucoup de gêne à montrer sa queue. Alors on lui fait flairer le fumet de sa cuisine. Et on regarde sur son baromètre jusqu'où la pression peut monter au Sahara ! 
       Motus Mara ! tu ne me diras pas que je me sois trompé. Mais plains-moi quand même d'avoir eu tout à l'heure l'esprit d'escalier. Je n’ai pigé qu’après coup ton manège. Feu Diderot disait : « l’inspiration nous vient en descendant l’escalier de la tribune ». Motus, s'il te plait ! »            

      
Et il fut le premier à se taire, obtempérant sur-le-champ à l'ordre d'une instance dont il n'était qu'un modeste subordonné ! Les prérogatives de cette instance n'engagent pas forcément tout le monde. C'était ce qu'il avait compris à la réticence de quelques uns autour de lui. Ainsi, le monsieur qui avait tiré une chaise, en face de lui, et demandé la permission de s'asseoir, ne sut s'il devait se taire et s'asseoir, ou réagir différemment. Et finalement, il opta pour quelque chose entre les deux, une solution en quelque sorte médiane. S'étant vu apostropher, et d'une manière qui le décontenança, il remit la chaise à sa place et s'éloigna de deux à trois pas, lèvres pincées. Puis posant son plateau sur une table à moitié desservie, il marmonna : « ça va pas la tête, non ? »             
       La serveuse, qui s'était effacée pour laisser s'asseoir le client mécontent, ayant pu deviner, au regard de celui-ci, qui l'avait mis en colère, fit un sourire et, expédiant le débarras de la table, elle se décida enfin à accoster celui qui attendait là, selon toute vraisemblance, Godot !             
       Souriante et fondant en douceur, presque débonnaire, elle se pencha et dit : « Monsieur voudrait bien manger quelque chose, non ?»
       Sans son sourire et la douceur de sa voix, l'émoi de deux seins corsetés à l'étroit, et ce parfum suave imprégnant ses narines palpitantes à lui qui avait une faim d'adive et une soif de Tantale, il aurait pu devenir en ce moment précis un ours mal léché.
       Croyait-elle donc qu'il fût là pour faire la cour à la lune des heures à venir ? Ou était-ce pour stimuler un appétit qui ne payât pas de mine qu'on le fit attendre et délirer tout ce temps ? Sûr qu'il ne pourrait pas contester les vertus apéritives de ces appas, de toutes ces grâces incessamment accompagnées d'un si beau sourire ! mais c'est une chose de stimuler l'appétit, c'en est une autre de l'exacerber.
             
       Il n'est que faim si Madame a encore des doutes là-dessus ! Tripes, glandes, doigts, claouis, tous gazouillent, minaudent et salivent tant l'appétence les a usés ! Faim de citation Madame. Mais diable ! qu'attend-elle pour aller chercher la carte ou la débiter par cœur, la sourate[3] de la Table du jour ?
       « Oui, alors..»,
fit-il, confus. Puis il se gratta le menton. Souriante toujours, la dame qui le voyait tergiverser indéfiniment vint à sa rescousse : « Oui ! alors donnez-vous la peine de faire la queue cher monsieur !»     

       - La queue ? dit-il, penaud.             
      La serveuse le vit dissimuler une feuille sous la chemise cartonnée. Et son sourire ne s'étiola pas tant soit peu. Ni l'émoi des seins. Toutefois cette femme qui le surplombait ainsi maintenant, d'assez près, devenait envahissante, excédante. Elle n'était plus ce corps pulpeux qu'il dévorait des yeux, mais plutôt un corps prismatique qui l'enserrait de partout, réverbérant sur mille facettes sa propre face, celle-ci en tout pouvant ressembler à la mine d'un enfant tassé dans sa culotte, dont la confusion dit bien ce qu'elle veut dire.             
       - Oui, monsieur ! dit-elle, le trouvant à son tour subitement plus idiot qu'elle ne l'avait cru, avec son air renfrogné. Vous savez au moins ce qu'est une queue ?          

     
S'il savait ! il était sidéré !   
       
     Le ton de la femme était sensiblement haussé, et ses yeux pétillaient au point qu'il redouta un instant qu'elle tendît la main, dans un élan de zèle, et au nez de tout le monde, pour la lui arracher .. cette queue! .. et la pendre sous ses yeux à lui, comme l'oreille d'un épagneul !    
       C'est tout juste s'il esquiva quelque flissa qu'il entrevoyait comme tendue, à un cheveu de son nez, pour pivoter, propulsé par ses accoudoirs, botté par sa table, bouté hors de son univers branlant, et recevoir, le dos tourné, le coup de grâce :
       «C'est un self-service cher monsieur !»
dit la dame.   



A. Amri           

Malakoff, novembre 1979 
     




   

[1] - « L'attention est un poison dont la distraction est l'antidote. » (Alfred de Vigny,Le journal d'un poète, T. 1, Paris, 1935, p. 532.
[2] - Allusion à Jacques Mesrine que chouchoutait une certaine presse d'extrême-gauche, abattu par la police à Paris, le 2 novembre 1979.

[3]- Nom de sourate coranique.





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