Dédié à la mémoire de son mari Fatah décédé le 12 juillet 2012, cet
hommage écrit par Tounès Thabet nous saisit autant par le style imagé,
la tendre poésie, que par la lumière -tantôt blanche, chaude, tantôt
bleue, tamisée- qu'il jette sur le disparu. Transcendant tout
épanchement jugé impudique, toute effusion à tonalité idyllique ou
élégiaque, il nous restitue de Fatah des instantanés qu'on croit
sortis d'un album-photos, images qui recoupent sans fioriture aucune les
souvenirs
de ses anciens élèves. D'autres, plus intimes, semblent emperlées de
ces cristaux de sel brûlant qui poudroient sous les paupières. Mais sans
le moindrement affecter la dignité de la dame qui nous les révèle.
Toutes rendent au militant, retrempé dans l'amour de celle qui lui
parle et nous parle de lui, ce qui lui appartient.
C'est beau, parfait, captivant. Et c'est peu dire. Un chant ciselé dont les résonances intérieures, le non dit, sont bien plus poignants encore que ce qui s'entend au pied de la lettre. (A.Amri)
« Tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté » ( Stig Dagerman )
Homme libre, tu le fus, toujours, traversant les chemins rocailleux, la colère en bandoulière et la lumière pour ultime horizon. Dans le regard, ce désir ardent d’abattre les murailles des geôles, de couper les fers de l’oppression et de l’aliénation. Combat harassant et ardu, tel fut le tien, contre toutes les entraves à la pensée libre et souveraine, contre les chaînes invisibles, mais bien lourdes du conformisme et du conservatisme, contre l’immobilisme et le défaitisme.
Tu te battis contre les ténèbres, les bonimenteurs, les discoureurs aux paroles futiles, contre les illusionnistes aux mirages dévoreurs, contre les bourreaux qui flagellent la liberté avide de soleil et de terres fertiles. Contre les mots qui ronronnent, insipides et fastidieux, tu brandissais des phrases de feu, ciselées au fer rougi, ce langage enflammé qui fut le tien, pétri de ferveur, d’humour et de rébellion. Tes pages furent le lieu de ton combat, sans cesse renouvelé. Une plume acérée, jetée dans l’encre épaisse des jours de révolte, à l’écume coléreuse. Lorsque la réalité devenait insupportable, intolérable, je voyais ton front s’assombrir, les mots courir sur tes lèvres, fuyants et espiègles. Tu les poursuivais, les dénudais, les retenais, t’y agrippais, saisissais le meilleur au bout de ta plume triomphante et en étalais la splendeur sur ta page blanche, bientôt remplie des graffitis que toi, seul, savais déchiffrer et décrypter. Je me suis toujours extasiée sur cette écriture fine et délicate, posée sur des bouts de papiers essaimés sur le bureau à l’ordre improbable. Tu souriais malicieusement et me parlais « de désordre organisé ».
Quand tu devenais silencieux, toi, l’amoureux des mots, qui m’inondais de paroles, je savais qu’un texte te trottait dans la tête, qu’une idée cheminait derrière les rides d’un front, devenu, soudain, soucieux. Mais rares étaient tes silences tant tu aimais la musique des mots. Tu les éveillais de leur torpeur, les habillais de colère et d’enthousiasme, domptais leur désobéissance, parfois, et les éclairais. L’enfantement pouvait durer des jours, mais la délivrance, vécue dans la douleur, illuminait ton sourire. Je relisais la merveille, sous ton regard inquisiteur, discutais d’un mot, d’un titre et finis par avouer mon envoûtement. Ainsi la traque des mots est-elle devenue notre sport favori.
Discret jusqu’au bout, tu ne parlas jamais de tes combats pour les damnés de la terre, les rejetés, les discriminés, les laissés pour compte, les abandonnés, les oubliés. Jamais, tu ne dévoilas ces pans d’une vie de lutte pour les belles causes, celles qui nous transcendent, nous donnent le feu sacré. Mais, tous te reconnaissent la fidélité à des principes inébranlables et un engagement fougueux. Ton combat de syndicaliste, pendant les années de braise fut laborieux et rude, mais jamais, tu ne t’agenouillas, jamais tu n’abandonnas, le front fier et la parole libre. Des batailles furent perdues, jamais le désir de se battre, persuadé que le chemin était long, tortueux et torturé, parsemé d’épines. D’autres furent plus prometteuses. Ce 14 Janvier fut glorieux. Fatigué, tu battus le pavé qui résonnait du bruit assourdissant de nos pas et de la clameur libératrice. A 13h 30, tu rentras à la maison, non sans m’avoir fait cette belle confidence « Je suis heureux d’avoir vécu ce jour ! ». Cela te donna des ailes, de la vigueur et des étoiles dans le regard. Tu passas des heures à discuter, à analyser, à mesurer les futures espérances. Le 23 Octobre, tu exhibas avec fierté et bonheur ton doigt enduit de bleu azur.
Ton dernier combat fut long, douloureux et pénible contre le temps que tu appréhendais différemment, non plus en durée, car ce qui comptait était l’instant, la fulgurance d’une seconde, un moment fugace, l’éclair d’un instant. Une conversation à bâtons rompus avec un ami, une phrase bénie attrapée au vol, l’envol d’un papillon de nuit, le bruissement d’une feuille, la voix chaude d’un intime, le rire de ta fille, cristallin et limpide, l’arbre qui, derrière ta fenêtre explosait de fleurs. Tu aurais pu écrire comme Stig Dagerman « Il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre,… un être souverain à l’intérieur de ses limites. ». Tu sus créer de l’espérance et de la beauté à partir de ce désespoir que tu taisais. Tes mots planent, désormais, lucioles d’argent, au-dessus de la voie lactée.
Tu transmis à des générations ta part de rébellion et de merveilleux, fébrile et déterminé à passer la main à ces jeunes qui t’adorèrent et t’adulèrent. Semences généreuses d’un printemps splendide, même si des orages nous guettent. Tu étais persuadé qu’il n’y aurait ni renonciation, ni capitulation et que la nuit n’était qu’une passerelle entre deux jours. Les saisons ont été douloureuses, mais « le miracle de la libération » t’a porté « comme une aile » vers ces contrées verdoyantes où tu survis. Tu as atteint, serein, l’inaccessible étoile, inondé de lumière.
Tounès Thabet
Journal "Le Temps"- 21.08.2012
Merci à tous qui se sont associés à notre douleur suite au décès de Fatah : La Rédaction du journal « Le Temps », tous les collègues, les amis et compagnons de route de Tunisie, de France, d’Allemagne, de Vienne, du Liban, de Jordanie, de Libye. (Tounès Thabet)
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Du même auteur sur ce blog:
C'est beau, parfait, captivant. Et c'est peu dire. Un chant ciselé dont les résonances intérieures, le non dit, sont bien plus poignants encore que ce qui s'entend au pied de la lettre. (A.Amri)
« Tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté » ( Stig Dagerman )
Homme libre, tu le fus, toujours, traversant les chemins rocailleux, la colère en bandoulière et la lumière pour ultime horizon. Dans le regard, ce désir ardent d’abattre les murailles des geôles, de couper les fers de l’oppression et de l’aliénation. Combat harassant et ardu, tel fut le tien, contre toutes les entraves à la pensée libre et souveraine, contre les chaînes invisibles, mais bien lourdes du conformisme et du conservatisme, contre l’immobilisme et le défaitisme.
Tu te battis contre les ténèbres, les bonimenteurs, les discoureurs aux paroles futiles, contre les illusionnistes aux mirages dévoreurs, contre les bourreaux qui flagellent la liberté avide de soleil et de terres fertiles. Contre les mots qui ronronnent, insipides et fastidieux, tu brandissais des phrases de feu, ciselées au fer rougi, ce langage enflammé qui fut le tien, pétri de ferveur, d’humour et de rébellion. Tes pages furent le lieu de ton combat, sans cesse renouvelé. Une plume acérée, jetée dans l’encre épaisse des jours de révolte, à l’écume coléreuse. Lorsque la réalité devenait insupportable, intolérable, je voyais ton front s’assombrir, les mots courir sur tes lèvres, fuyants et espiègles. Tu les poursuivais, les dénudais, les retenais, t’y agrippais, saisissais le meilleur au bout de ta plume triomphante et en étalais la splendeur sur ta page blanche, bientôt remplie des graffitis que toi, seul, savais déchiffrer et décrypter. Je me suis toujours extasiée sur cette écriture fine et délicate, posée sur des bouts de papiers essaimés sur le bureau à l’ordre improbable. Tu souriais malicieusement et me parlais « de désordre organisé ».
Quand tu devenais silencieux, toi, l’amoureux des mots, qui m’inondais de paroles, je savais qu’un texte te trottait dans la tête, qu’une idée cheminait derrière les rides d’un front, devenu, soudain, soucieux. Mais rares étaient tes silences tant tu aimais la musique des mots. Tu les éveillais de leur torpeur, les habillais de colère et d’enthousiasme, domptais leur désobéissance, parfois, et les éclairais. L’enfantement pouvait durer des jours, mais la délivrance, vécue dans la douleur, illuminait ton sourire. Je relisais la merveille, sous ton regard inquisiteur, discutais d’un mot, d’un titre et finis par avouer mon envoûtement. Ainsi la traque des mots est-elle devenue notre sport favori.
Discret jusqu’au bout, tu ne parlas jamais de tes combats pour les damnés de la terre, les rejetés, les discriminés, les laissés pour compte, les abandonnés, les oubliés. Jamais, tu ne dévoilas ces pans d’une vie de lutte pour les belles causes, celles qui nous transcendent, nous donnent le feu sacré. Mais, tous te reconnaissent la fidélité à des principes inébranlables et un engagement fougueux. Ton combat de syndicaliste, pendant les années de braise fut laborieux et rude, mais jamais, tu ne t’agenouillas, jamais tu n’abandonnas, le front fier et la parole libre. Des batailles furent perdues, jamais le désir de se battre, persuadé que le chemin était long, tortueux et torturé, parsemé d’épines. D’autres furent plus prometteuses. Ce 14 Janvier fut glorieux. Fatigué, tu battus le pavé qui résonnait du bruit assourdissant de nos pas et de la clameur libératrice. A 13h 30, tu rentras à la maison, non sans m’avoir fait cette belle confidence « Je suis heureux d’avoir vécu ce jour ! ». Cela te donna des ailes, de la vigueur et des étoiles dans le regard. Tu passas des heures à discuter, à analyser, à mesurer les futures espérances. Le 23 Octobre, tu exhibas avec fierté et bonheur ton doigt enduit de bleu azur.
Ton dernier combat fut long, douloureux et pénible contre le temps que tu appréhendais différemment, non plus en durée, car ce qui comptait était l’instant, la fulgurance d’une seconde, un moment fugace, l’éclair d’un instant. Une conversation à bâtons rompus avec un ami, une phrase bénie attrapée au vol, l’envol d’un papillon de nuit, le bruissement d’une feuille, la voix chaude d’un intime, le rire de ta fille, cristallin et limpide, l’arbre qui, derrière ta fenêtre explosait de fleurs. Tu aurais pu écrire comme Stig Dagerman « Il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre,… un être souverain à l’intérieur de ses limites. ». Tu sus créer de l’espérance et de la beauté à partir de ce désespoir que tu taisais. Tes mots planent, désormais, lucioles d’argent, au-dessus de la voie lactée.
Tu transmis à des générations ta part de rébellion et de merveilleux, fébrile et déterminé à passer la main à ces jeunes qui t’adorèrent et t’adulèrent. Semences généreuses d’un printemps splendide, même si des orages nous guettent. Tu étais persuadé qu’il n’y aurait ni renonciation, ni capitulation et que la nuit n’était qu’une passerelle entre deux jours. Les saisons ont été douloureuses, mais « le miracle de la libération » t’a porté « comme une aile » vers ces contrées verdoyantes où tu survis. Tu as atteint, serein, l’inaccessible étoile, inondé de lumière.
Tounès Thabet
Journal "Le Temps"- 21.08.2012
Merci à tous qui se sont associés à notre douleur suite au décès de Fatah : La Rédaction du journal « Le Temps », tous les collègues, les amis et compagnons de route de Tunisie, de France, d’Allemagne, de Vienne, du Liban, de Jordanie, de Libye. (Tounès Thabet)
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