« C'est de l'Orient que l'Occident est né, et c'est encore à l'Orient qu'il faut aller demander la clef des événements passés », assure Gustave Le Bon [2]. Venant d’une plume qui a fait acte de xénophilie et de générosité à l’endroit des Arabes, cette pensée n’en est pas moins marquée du sceau de la justesse, il faut bien le souligner. Toutefois, et cela semble évident, elle est loin d’être conforme à la doxa courante en Occident.
J’en veux pour preuve la brimade qu’avaient infligée à feu Kamal Salibi, au milieu des années 1980, un certain nombre de biblistes allemands qui, par fanatisme ou, plus exactement, racisme religieux, n'admettaient pas qu'un Arabe s'autorisât de réfléchir sur les Saintes Écritures. Alors que l'auteur libanais s’apprêtait à publier son fameux livre "La Bible est née en Arabie" [3][4][5][6], ces théologiens imbus de leur supériorité toute chrétienne ne s’étaient pas embarrassés d’user d’une rhétorique outrancière -et pour le moins insultante, afin de persuader Salibi que l'objet de sa réflexion est la chasse gardée des Européens. Selon ces messieurs, l’Orient arabe, même chrétien, n'a pas la légitimité canonique qui l'autorise à empiéter sur ce domaine qui n'est pas le sien.
Voici, textuellement, ce que Kamal Salibi nous apprend à ce propos : « C'était le premier livre que j'ai écrit en anglais. Pour se défendre contre les objections des théologiens, les éditeurs allemands du magazine « Der Spiegel » qui voulaient me publier, ont rassemblé des érudits de la Torah dans la ville de Cologne, et ils m'ont invité à aller les rencontrer. Quand je suis allé les voir, ils m'ont fait comprendre nettement que je ne suis pas européen, et par conséquent je n'ai rien à voir avec le sujet. Quant à ma qualité de chrétien, elle ne m'autorise pas d'avoir droit au chapitre en la matière. Parce que je suis, comme ils me l'ont dit en toutes lettres, « chrétien de la diaspora », c'est-à-dire, n'étant pas occidental, je serais un chrétien illégitime. » [7]
Certes, en tant que "laïque et protestant" (comme il se plaisait à s'identifier [8]), et défendant un livre dont le titre peut paraître pour beaucoup de croyants comme le dernier blasphème, Salibi ne devait pas être très présentable dans ce beau monde de théologiens imbus de leur bien-pensance judéo-chrétienne. Et si le livre avait valu à son auteur de telles remontrances, c'est qu'il a dû se profiler comme une œuvre d'hérésie méritant le feu. Il n'empêche que, pour la pitoyable arrogance dont ils ont fait montre à l'endroit de cet « enfant naturel » du christianisme, ces théologiens de la pensée monopoliste méritent d'être chapitrés. Et sans vouloir opposer à leur superbe méprisante le moindre chauvinisme panarabe, je dirais que s'il peut y avoir dans le monde une communauté chrétienne pouvant s’enorgueillir de quelque noblesse de sang bien ancrée dans l'histoire, ce sera incontestablement la communauté des maronites libanais à laquelle appartient Kamal Salibi.
Avant de rappeler ce qui permet à cette communauté de se prévaloir de ses origines et de son histoire, peut-être vaudrait-il mieux commencer par éclairer, pour ceux qui ne connaissent pas la langue ni l'onomastique arabes, le nom de famille Salibi. En arabe صليبي (même prononciation qu'en français, avec juste le déplacement de l'accent sur l'avant dernière syllabe "li"), ce nom signifie "croisé". Il se tire de صليب salib (croix), dont dérive aussi صلب salb (crucifixion). D'après l'autobiographie de Kamal Salibi [9], le nom de famille ne correspond pas au sens consacré en Occident, à savoir chevalier chrétien qui a participé aux croisades. Il désignerait plutôt, par adjectivation de "عيد الصليب" (aïd es-salib), la Fête de la Croix, en Orient célébrée le 14 septembre. Cet hiéronyme arabe qui se donne généralement aux natifs de ce jour relève de la même tradition qui a consacré « Noël », « Nadal » et apparentés en France et en Europe, ou Ayadi (du jour de l'aïd), Romdhan (de ramadan), Achour (de achoura), Jomâ ( du nom arabe de vendredi) etc., chez les musulmans arabes. Par ailleurs, le même nom "salibi" désigne chez les musulmans de la Syrie et du Liban la récolte agricole du jour séparant l’été de l'automne [10]. Mais ce sens restreint que Kamal Salibi donne à son nom de famille n'occulte pas l'intime rapport historique des Maronites avec les Croisés, ni surtout la généalogie prêtée à ces Maronites qui fait de leurs ancêtres les premiers disciples de Jésus.
Évoquant cette communauté à un moment où la France cherchait à avoir pied au Moyen-Orient arabe, Louis de Baudicour écrit : « Les Maronites ne sont autres que les anciens habitants de la Syrie, demeurés fidèles aux doctrines de Jésus-Christ, dont ils étaient les premiers disciples. Lors de l'invasion arabe, abandonnés par les empereurs grecs de Constantinople, qui achetaient la paix à prix d'or, ils s'étaient réfugiés dans les montagnes du Liban, où, sous la conduite de saint Maron [10], ils ont persévéré dans la pratique des vertus chrétiennes. Les infidèles les ont pour cela surnommés Maronites ; loin de s'en défendre, ils s'en sont fait un titre de gloire et ont conservé ce nom » [11].
Ce qui est suggéré sur le sens péjoratif de "Maronites" dans la phraséologie confessionnelle de certains musulmans est également vrai pour le mot "salibi". "Croisé", dans cette même phraséologie, signifie "ennemi de l'islam", et les Salibi ont fait de leur nom "un titre de gloire". Lisons, encore une fois, Louis de Baudicour: "Les Maronites ont joué un grand rôle dans les Croisades; c'est sur eux qu'ont été basés les royaumes chrétiens fondés à cette époque en Orient. Alors, ils sont devenus non-seulement les alliés, mais les premiers vassaux de nos croisés français. Des unions nombreuses se sont formées entre eux. Lorsque notre roi saint Louis est parti pour sa croisade, il a débarqué à l'île de Chypre et a trouvé là un renfort de trente-cinq mille Maronites" [12].
Voilà qui sont
au juste les "chrétiens de la diaspora", les "enfants naturels du christianisme", messieurs les biblistes de la légitimité toute chrétienne !
En
plus de cette flagrante ignorance de
l'histoire qu'il est fort juste de leur reprocher, ces biblistes
n'avaient même pas eu d'égard au fait que c'est leur propre école
occidentale qui a formé, de sa prime enfance jusqu'à son doctorat,
l'intellectuel libanais.
Kamal Salibi (Février 1984) |
Après le bac, Salibi a préparé un BA (maîtrise) en histoire et sciences
politiques à l'AUB (Université américaine de Beyrouth), institution fondée elle
aussi par des missionnaires américains. Et jusqu'à l'année de la maîtrise,
l'étudiant a conservé ce manque d'enthousiasme évident pour les cours. En
vérité, ce n'était pas tant l'absence de motivation pour l'apprentissage qui
lui faisait défaut ; c'était plutôt la capacité de s'adapter à un programme qui
n'englobait pas les disciplines pour lesquelles il éprouvait un vif intérêt.
Aussi consacrait-il le meilleur temps de ses lectures à la littérature (surtout
la poésie d'Al Moutanbbi et le théâtre de Shakespeare), et à diverses sciences,
comme la botanique, l'astronomie, la zoologie et la géologie. Et quand le
moment était venu pour lui de préparer le mémoire de sa maîtrise, il a voulu
travailler sur un thème en rapport avec ses prédilections : les mythes arabes.
Toutefois les références sur le sujet étaient insuffisantes. Et c'est presque à
contre-cœur qu'il se décida de travailler sur un historien maronite. Mais ce
choix, en fin de compte, se révèlera gratifiant. Car c'est grâce à ce sujet,
marquant un tournant dans sa vie estudiantine, que Salibi a acquis un vif
intérêt pour l'histoire [14].
Quand il est passé à l'Université de Londres pour son 3e cycle, à l'École
d’Études orientales et africaines (SOAS) où il s'était inscrit, Bernard Lewis
lui a recommandé de reprendre son mémoire de maîtrise, le professeur
britannique le trouvant intéressant et digne d'être développé en thèse de
doctorat [15].
En 1953, au moment précis où il obtenait son baptême doctoral, ce même Lewis
sous la direction de qui il avait préparé sa thèse lui décerna, en guise de
témoignage de fierté pour l'avoir encadré, une distinction supplémentaire,
verbale mais haute en symbole, dont Salibi a conservé intact le souvenir. C'est
une sorte de chapelet généalogique identifiant la lignée spirituelle à
laquelle son professeur l'affiliait. Imitant la vieille tradition arabe des ansâb,
Bernard Lewis dit à Salibi: "Vous êtes mon disciple. Moi celui de
Hamilton Gibb. Ce dernier celui de Thomas Arnold, à son tour disciple de
William Wright, et Wright disciple de Reinhart Dozy, ce dernier disciple de
Silvestre de Sacy." [16]
Comme on peut en juger par autant de détails biographiques, Salibi ne manque de rien pour délégitimer la pensée unique de ses détracteurs. Je ne parle pas des 7 noms composant cette illustre lignée intellectuelle, dont pas un n'a de consonance arabe, et dont l'intéressé en personne, à mon sens, ne se réclame qu'en partie [17]. Mais je voudrais insister surtout sur les composantes historique, géographique et éducationnelle qui font de Salibi non seulement le chrétien et arabe racé, mais l'intellectuel en qui fusionnent par excellence l'Orient et l'Occident.
Que cet intellectuel repense les origines géographiques de la Bible, il est en plein dans son droit, et personne ne peut lui contester tel droit. Un intellectuel d'une telle valeur, dont les travaux ont rehaussé davantage sa stature en faisant de lui le maître d'une école historiographique (voir volet 2 de cet article), ne mérite pas le mépris de ces messieurs allemands de l'interprétation biblique. D'autant que cette interprétation, il y a beau temps que les Européens mêmes jugeaient caduque. En 1976, soit une dizaine d'années avant l'entrevue de Salibi avec les théologiens allemands, Pierre Rossi, Français et diplomate, était allé plus loin que l'auteur libanais, qui prônait une relecture, voire une réécriture totale du Nouveau Testament à la lumière de la langue arabe. « Lorsque Jésus sur la croix, écrit-il, jeta le grand cri « Allah, Allah, limadha sabactani », c’est en arabe qu’il cria ; tout Arabe en comprendra aujourd’hui le sens : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi t’en vas-tu le premier ?» ou bien « pourquoi me laisses-tu en arrière ? » II n’y a rien d’hébreu là-dedans, malgré les commentaires de certains érudits. Par acquit de conscience nous avons relevé les termes donnés comme « hébreux » par les exégètes chrétiens ; la plupart sont tout simplement des mots arabes. Si on se décidait enfin, au lieu d’aller chercher midi à quatorze heures, à réviser l’exégèse biblique sous l’éclairage de la langue et de la culture arabes, toute une scolastique artificielle s’effondrerait au bénéfice d’une vision vivifiée et vivifiante des Testaments. Il est anormal que la Révélation conçue pour la prédication et la prière universelle, faite pour la compréhension populaire, soit devenue la prisonnière de l’hébreu, écriture sacrée inventée pour une minuscule secte sacerdotale. » [18]
Mais Pierre Rossi, quoique corse, avait alors l'excuse de ne pas être arabe. Encore que, à un certain moment du passé médiéval de l'Europe, comme nous le dit Rossi lui-même, bon nombre de peuples de la France ou de l'Europe méridionale partageaient malgré eux, parce que ouverts à la culture orientale, l’ethnonyme injurieux d'Arabes [19]. Tandis que Kamal Salibi, par excellence arabe et « chrétien illégitime » de surcroît, même s'il ne s'était attaqué qu'au cadre géographique des récits relatifs à l'Ancien Testament (sans en mettre en cause la véracité), n'avait pas cette excuse.
Il faut bien, cependant, rendre cette justice à l'auteur libanais que jamais exégète des Saintes Écritures, à mon sens, n'aurait rendu toute sa clarté à l'Ancien Testament comme l'a fait Kamal Salibi. Et quelle que soit l'ampleur de la polémique que "La Bible est née en Arabie", entre autres titres choc, a suscitée, il faut également rendre à l'homme cette justice qu'il n'a jamais cessé de revendiquer sa chrétienté et d'en défendre l'intégrité. Constamment et tant qu'il vivait, il s'est défendu d'être ce supposé hérétique que certains fondamentalistes, y compris parmi ses compatriotes, se complaisent à voir en lui. "Je suis chrétien, dit-il, et mon éducation est chrétienne. La question de ma croyance n'est pas tributaire de la véracité d'un récit historique ou de la nature de sa géographie" [20]. Dans la préface qu'il donne à " البحث عن يسوع، قراءة جديدة في الأناجيل [Recherche de Jésus: nouvelle lecture des Évangiles] [21], (traduction de la version originale en anglais "Who was Jesus? : Conspiracy in Jerusalem" (1988)[22], un livre tout aussi controversé que celui qui nous intéresse ici), il écrit : "La raison a mille-z-yeux. Tandis que le cœur n'en a qu'un seul. Et les mille-z-yeux de la raison signifient, par métaphore, les yeux qui examinent l'aspect visible et concret de la nature et de l'histoire. Autrement dit, ce sont les yeux de la connaissance à laquelle l'homme peut accéder au moyen de la recherche que corroborent la preuve et l'argument. Quant à l’œil unique du cœur, par métaphore aussi, c'est l’œil qui perçoit, à travers la certitude qui se passe de preuve et d'argument, le côté imperceptible de la vérité." [23]
Près de 25 ans après la publication de "La Bible est née en Arabie", interrogé par un journaliste qui lui demandait s'il persistait à croire à la solidité de sa théorie, Kamal Salibi répondait qu'il n'en était que plus convaincu : la zone sud de la péninsule arabique, et plus précisément le territoire d'Asir, assurait-il, était bien le véritable théâtre des évènements thoraïques [24]. Et non la Palestine comme cela est communément admis.
Ahmed Amri
02. 04. 2021
Notes:
2- La Civilisation Des Arabes, 1884, Edition Jean-Marie Tremblay, 2003, p. 37.
3-- Ed° Grasset & Fasquelle, 1986.
4- The Bible Came from Arabia, London, Jonathan Cape, 1985, rééd. Naufal, 1996.
5- Die Bibel kam aus dem Lande Asir. Reinbek (Hamburg) 1985
6- كمال الصليبي، التوراة جاءت من جزيرة العرب، ترجمة عفيف الرزاز، مؤسسة الأبحاث العربية، 1997
7- إبراهيم الجبين، كمال الصليبي.. مؤرخ زلزل المعتقدات الراكدة، العرب (الكترونية)، 28. 12. 2013
11- Louis de Baudicour, La France en Syrie, Paris, 1866, p. 5.
12- Louis de Baudicour, opt. cit. p. 6.
13- عبد الرحيم أبو حسين، كمال الصليبي: سيرة إنسان ومؤرخ، في كمال الصليبي: الإنسان والمؤرخ (1929-2011)، المركز العربي لدراسة الأبحاث والسياسات، بيروت، 2016، ص. 16
14- عبد الرحيم أبو حسين، نفس المصدر، ص. 17
18- La cité d'Isis: histoire vraie des Arabes, Nouvelles Editions Latines, 1976, pp. 19-20.
19- Opt. cit. p. 22.
20- زياد منى، كمال الصليبي: نعم، التوراة جاءت من جزيرة العرب! ، الأخبار، 23. 02. 2009
21- دار الشروق للنشر والتوزيع، 2000
22- 1re éd. Londres, 1988; rééd. Bloomsbury Academic, 2007.
23- زياد منى، شذرات الجرائم الحقيقية أخطر من «الحقائق الملفقة» ، الأخبار، 01. 04. 2017
24- هاشم قاسم، مقابلـة مـع المـؤرخ كمـال الصليبـي، مجلة المستقبل العربي-العدد 378 ،أوت 2010