jeudi 16 octobre 2014

Al-Atlal - Brahim Naji

Al-atlal: extrait avec sous-titrage français.



Al-Atlal (les Ruines) est sans doute la meilleure chanson d'Oum Kalthoum. La plus aboutie tant au niveau de sa facture poétique qu'au niveau de sa composition musicale. Mais elle serait aussi, aux yeux de nombreux critiques musicaux, la meilleure chanson arabe du 20e siècle. Cette consécration critique semble corroborée, à l'échelle des pays arabes (1), par les chiffres liés à la vente de la chanson, comme de son passage à la radio depuis sa première interprétation en 1965.

Comment expliquer l'engouement arabe pour cette chanson ? Le génie artistique suffit-il à expliquer cet immense succès qui, plus d'un demi siècle après la sortie de la chanson, ne semble pas près de s'affaiblir?

Il serait difficile d'admettre qu'un tube de cette longévité ait pu perdurer seulement pour sa valeur exclusivement artistique.  Si la dimension tarabienne (2) s'impose fortement tout au long de cette chanson dont la durée est d'une heure, il ne serait pas aisé d'en attribuer la force transcendante (agissant sur deux générations) au seul pouvoir des mots (3). Pas plus qu'au seul génie conjugué du poète, du compositeur et de la cantatrice. A notre sens, le succès énorme et durable de la chanson s'expliquerait surtout par l'équivocité ad hoc de certains vers, consécutive à leur interprétation par une voix féminine.  Sous l'ascendant artistique d'Oum Kalthoum, la Quatrième-Pyramide-d'Egypte, l'Astre-Resplendissant-de-l'Orient, le public qui entend "Oh, rends-moi ma liberté, délie-moi les mains", interprète ce passage non comme l'expression d'un damné masculin de l'amour, repenti, ou feignant le repentir, mais comme une revendication féministe d'émancipation. Ce quiproquo, associé à d'autres passages interprétés comme apologétiques de l'ivresse et de l'épicurisme, a donné au poème une autre lecture, pas conforme au discours initial du poète, plaçant le lyrisme du texte et son apparence transgressive sous l'autorité exclusive de la chanteuse. Et comme les moyens rhétoriques de la langue (4) assurent au jeu des pronoms la neutralité du sexe, dans l'esprit de l'auditeur non averti, le locuteur et la chanteuse se confondent aisément, tout comme l’allocutaire et le public masculin qui s'y verrait interpellé. 

Dans quel contexte la chanson Al-Atlal a-t-elle été écrite?

Brahim Naji(5) aurait écrit ce poème au milieu des années 1930. Néanmoins la genèse de Al-Atlal remonte à 1911, date à laquelle le poète a juste 13 ans. L'adolescent vit alors au quartier cairote de Chabra. C'est un collégien brillant et très doué en matières scientifiques. Mais il est également passionné de littérature et de langues étrangères. Son père, employé aux PTT et maîtrisant l'anglais, le français et l'italien, lui a transmis cet amour des Belles lettres à travers une riche bibliothèque pourvue des meilleurs auteurs de la littérature arabe et mondiale. C'est vers cet âge qu'il commence à écrire ses premiers vers. Il en doit l'inspiration à une jeune fille rencontrée au collège, dont il s'est épris. A cette muse, à cet amour dont il ne guérira jamais, des années plus tard il devra Al-Atlal (les Ruines). Et sans doute aussi, ses meilleurs poèmes d'amour (6).

En 1916, Brahim Naji est bachelier et il opte pour des études de médecine à l'EMS (Ecole de Médecine Sultanale), l'actuelle faculté de médecine à l'Université du Caire. Il en sort médecin en 1923 et ouvre un cabinet à la place cairote Al-Ataba. Entretemps, il perd de vue la bien-aimée. Mais il ne peut que s'attacher davantage à elle. Puis, un beau jour, il apprend qu'elle s'est mariée. Rude épreuve pour le jeune médecin, laquelle va marquer de son sceau indélébile, jusqu'à sa mort, le poète romantique du groupe Apollo.

Bien des années plus tard au milieu de la nuit,  alors que Brahim Naji dort, quelqu'un est venu frapper à sa porte.  C'est un homme en détresse venu demander l'assistance du médecin pour sa femme qui a des difficultés d'accouchement. Le médecin prend sa mallette et le suit. Une fois arrivé à destination, surprise inimaginable: il découvre que la patiente à assister n'est autre que sa dulcinée. Malgré la forte émotion, il l'aide à accoucher dans les meilleures conditions. Et sitôt rentré chez lui, d'un seul jet d'encre il écrit Al-Atlal. Cent vingt-cinq vers (l'équivalent de 250 français) encrés dans la fièvre succédant à cette circonstance de brèves retrouvailles et d'adieux définitifs.

Brahim Naji est mort en 1953 des suites d'un accident de la route. De son vivant, il voulait que Kawkeb Acharq (l'Astre de l'Orient) interprète son poème Al-Atlal. Il le lui a proposé à plusieurs reprises; mais son vœu ne sera exaucé que de façon posthume, en 1965. Deux raisons seraient derrière cette interprétation tardive. D'abord, il semble que Oum Kalthoum n'ait pas voulu contrarier Ahmed Rami, son principal parolier qui ne voulait pas que la cantatrice honore des poètes vivants, excepté lui. Mais comme Oum Kalthoum avait déjà dérogé à cette "loi" par trois fois au passé, elle a fini par se décider à y déroger une quatrième fois pour le talent de Brahim Naji. Elle a confié à Riadh Sumbati le poème (8) pour le mettre en musique. Le compositeur, trouvant le texte long, en a sélectionné une partie à laquelle il a ajouté des vers d'un autre poème de Naji: الوداع al wadaâ [L'Adieu], texte également dédié à la même femme aimée. Au moment où le titre est fin prêt pour être chanté, la révolution des Officiers Libres, intervenue en 1952, a contraint Oum Kalthoum d'en remettre à une date ultérieure l’interprétation. Finalement, c'est treize ans après la mort de son auteur que Al Atlal est interprétée pour la première fois par Oum Kalthoum.

Les Ruines (traduction)

Mon cœur, ne cherche pas où l'amour est parti
ce beau château de chimères s'est écroulé
Sers-moi à boire et portons un toast à ses ruines
puis, tant que les larmes ne seront pas taries,
dis pour moi comment tel amour est devenu
dits du passé et pâture à mélancolie


Brahim Naji

 Oh, je ne t'oublie pas, toi qui m'as fascinée
 d'une bouche voluptueuse au doux bagou
d'une main vivante qui se tendait vers moi
comme vers un naufragé la main secourable
et d'un phare hélant le voyageur de nuit
Où est donc passé un tel éclat dans tes yeux?



Amant dont j'ai visité un jour le buisson
comme un désir ailé ramageant mon mal
il me tarde de te voir à en perdre le nord
et donner tort au Ciel qui décide de tout
mon mal de toi me brûle, torride, les côtes
et les secondes sont des braises dans mon sang

Oh, rends-moi ma liberté, délie-moi les mains
J'ai tout donné, ne conservant plus rien pour moi
oh, que je saigne dur des poignets sous tes fers !
pourquoi garder sur moi des chaines qui me tuent?
Des attaches dont toi tu t'es délié?
Pour quand encore ce joug au détriment de la vie?

Oum Kalthoum dans sa jeunesse
Où est-il passé l'amant autrefois charmant
noble et majestueux, galant homme d'honneur
qui marchait, le pas sûr, d'une allure royale
beau à faire chavirer et d'orgueil ragoûtant
alors que son haleine fleurait bon les monts
et son doux regard mirait les rêves du soir ?




Où est donc cette alcôve où tu m'étais lumière
tentation qui me lézardait par ses éclairs
tandis que moi j'y étais corps et cœur perdus
créature aux abois de sa sœur s'approchant
alors que le désir nous tenait de courtier
Riadh Sumbati
et de commensal servant à chacun son verre ?

L'amour a-t-il vu fin souls comme nous ?
Que de belles chimères nous nous sommes repus !
Combien nous avons marché au clair de la lune
cependant que la joie dans nos cœurs gambadait !
Que de fois nous avons ri comme des enfants
et couru au point de devancer notre ombre !

Le nectar fini, nous avons rouvert les yeux
quel amer réveil dont nous nous serions passés !
Il nous a dégrisés et confisquant nos rêves
jeté chacun de nous dans sa nuit solitaire
la lumière nous est devenue si funeste
que l'aurore s'annonce comme un incendie
et la vie désormais est pareille au désert
où chaque amant de son côté va son chemin

Oh, toi damné des nuits blanches qui t'assoupis
et te réveilles, pendu au passé défunt
Dès que se referme dans ton cœur
le souvenir lancinant rouvre grand une autre
Oum Kalthoum, portrait
Mon bien-aimé, tout est affaire de destin
Ce n'est pas à nous d'imputer notre malheur
Peut-être est-il écrit que nous nous revoyions
un jour que nous aurons fini de galérer
mais si l'amour apostasie alors son âge
si nous nous croisons comme des étrangers
nous entêtant à errer chacun dans sa voie
n'en veux qu'à la malchance qui l'aura voulu.


Al Atlal (intégrale, mais sans sou-tirage fr)

Paroles: Brahim Naji
Musique: Riadh Sumbati
Interprétation: Oum Kalthoum
Traduction: A.Amri
16.10.2014


 
  

  






Notes:

1- Bien des années après sa mort en 1975, en tant qu'industrie musicale (cassettes, DVD, CD) Oum Kalthoum n'a pas concédé sa première place aux marchés des ventes, que ce soit au Machrek ou au Maghreb arabes.

2- Tarab طرب est un terme qui désigne l’émotion poétique et musicale suscitée chez l'auditeur par l'écoute d'une chanson, dont le succès ou l'échec de celle-ci est tributaire.
Pour plus de détails, consulter cet article.

3- Sans vouloir minimiser le talent du poète ni l'impact du sentiment des ruines sur le public arabe (le romantisme local remonterait chez les Arabes à la Jahilya, période préislamique), peut-être serait-il judicieux de remarquer ici que l'auteur de ce poème, Brahim Naji, a été très mal apprécié à la sortie de son premier recueil de poésie. Taha Hussein et Al-Akkad, entre autres, l'ont sévèrement critiqué et le poète a songé un moment à répudier définitivement l'écriture poétique.

4- A titre d'exemple, dans l'arabe littéraire mais aussi dans tous ses dialectes, l'euphémisme permet de dire "habib حبيب bien-aimé " pour désigner l'homme ou la femme. Par analogie, la poétesse qui fait permuter "habiba" à "habib" use du même procédé.

5- Médecin, poète et traducteur égyptien (31 décembre 1889- 25 mars 1953), il a fait partie du groupe Apollo, école littéraire arabe fondée en 1932 au Caire et développant une écriture à mi-chemin entre le romantisme et le symbolisme. En tant qu'auteur, il a publié 4 recueils de poésie et un recueil de nouvelles. En tant que traducteur, il a traduit à partir de la version anglaise Crime et Châtiment (Dostoïevski), plusieurs poèmes français (Alfred de Musset et Baudelaire) et plusieurs poèmes de Thomas Moore.
Wikipédia lui attribue la traduction, à partir de l'italien, d'un roman intitulé "Mort en congé". Mais sans mentionner l'auteur dudit roman.

6- Il lui doit aussi une nouvelle, la nouvelle éponyme de son recueil La Cité des Rêves مدينة الأحلام .
 
7- Le vers arabe classique est un distique en bonne et due forme, composé de deux hémistiches séparés d'un blanc en guise de césure.

8- Oum Kalthoum et Riadh Sumbati ont fait des coupes pour étoffer la mouture originale. De même, ils y ont inséré une strophe extraite d'un autre poème de Brahim Naji, intitulé l'Adieu الوداع .

mardi 14 octobre 2014

A la recherche d'un mendiant tunisien - par Amr Abdelhamid

Quand ils parlent de leur pays, surtout à l'intérieur, les Tunisiens ont rarement l'occasion de se montrer élogieux. Il y a toujours mille et une choses qui ne vont pas. Et quand la politique est de la partie, le plus chauvin comme le moins ne manqueraient jamais de prétexte pour renchérir et accabler en toute circonstance le pays.
Fort heureusement, cette vision si réductrice de la Tunisie n'est jamais corroborée par les  étrangers qui y viennent du Nord comme du Sud. Et en livrent souvent des impressions pour le moins flatteuses.

En témoigne l'article ci-dessous écrit par 
Amr Abdelhamid, homme de médias égyptien.
 
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J'avoue que mon premier voyage en Tunisie a longuement tardé. J'avais envie de faire la visite de ce pays depuis le départ, à la gare Sidi Bouzid, du train de printemps arabe en fin de décembre 2010. J'ai maintes fois projeté d'y aller. Mais il y avait toujours un contretemps qui m'en empêchait.

Et finalement, j'y suis parti et j'y ai passé cinq jours entiers, me déplaçant entre la capitale Tunis, le village enchanté de Sidi Bou Saïd et Carthage, sa riveraine pittoresque.

Les impressions que j'en ai gardées sont celles d'un homme qui y avait fugué pour oublier la politique et ses palabres, et non celles d'un homme de médias.


A la célèbre avenue Habib Bourguiba, j'ai scruté les visages des gens assis aux terrasses des cafés sur les deux bords. Des centaines de jeunes des deux sexes, des hommes, des femmes, des enfants, des étrangers. A les voir si nombreux, on penserait qu'ils se sont donné rendez-vous pour se voir à la même heure. Tandis que à voir sur l'allée piétonne séparant les deux voies de l'avenue de nombreuses patrouilles de police, de la statue Ibn Khaldoun à la place 14 Janvier, on a le sentiment d'être, en tout instant, en sécurité.

Mais quelle que soit l'importance de ce sentiment, on ne peut le comparer à un sentiment plus merveilleux qui fait défaut au touriste dans les rues du Caire: le sentiment de vie privée. Flâner ici et là sans avoir à se faire agacer par des importuns, si le touriste est un homme, ou par des harceleurs s'il s'agit d'une femme âgée entre 12 et 62 ans !
La plupart des Tunisiennes et des étrangères sont "branchées", habillées à la mode. Néanmoins on ne voit nulle part ni n'entend acte ou parole de harcèlement.

"Peut-être que ce constat ne s'appliquerait qu'au centre de la capitale, me suis-je dit, en raison des forces de l'ordre déployées à proximité du ministère de l'intérieur et de l'ambassade de France". J'ai gardé cette réserve et je me suis dirigé vers le Vieux Marché qui rappelle  Khan El Khalili au Caire. Là, les venelles sont étroites et s'étendent de Bab B'har à la vieille mosquée la Zitouna. Des boutiques étalent ce qui peut affrioler les visiteurs de la Médina: mosaïques, poteries, curiosités artisanales, parfums, confiseries, etc. La plupart des marchands ne se retournent même pas à votre passage, comme si votre présence ne les intéresse pas, quand bien même vous vous arrêteriez pour tourner et retourner à votre guise leurs marchandises. Si un marchand pressent que vous avez réellement envie d'acheter quelque chose, et seulement dans cette condition-là, il vous propose alors ses conseils. Mais de manière pudique et avec civilité. Et sans jamais courir après vous si vous repartez sans rien lui acheter. Ici, vous êtes libre de flâner, de vous arrêter, de vous assoir à l'intérieur d'un café au style européen ou un autre populaire. Et à la Médina comme à l'avenue Bourguiba, c'est le même constat.

Sidi Bou Saïd
Je me suis dit alors:" rien ne peut objectiver le sentiment de vie privée autant qu'une course dans un taxi." J'ai décidé d'aller à Sidi Bou Saïd. Un village perché en douceur sur une colline qui surplombe la Méditerranée. Regarder la mer d'une telle hauteur est une volupté indicible. J'ai arrêté un taxi et je me suis engouffré dedans. On a déclenché le compteur. L'auto-radio diffusait une chanson de Amr Dhiab. A la faveur d'un appel que j'ai reçu du Caire, le chauffeur a compris que je suis égyptien. Mais il ne s'est  permis de causer avec moi que lorsque je l'y ai incité. Je me suis enquis de la situation du pays, des préparatifs aux élections présidentielles. Il m'a répondu sur le ton d'une personne plutôt satisfaite. On ne pourrait espérer mieux, dit-il, quand on voit ce qui se passe chez nos voisins les Libyens. Il ne s'est plaint ni de la hausse des prix des carburants, de la flambée des prix en général, ni du décès de sa tante. Il n'a parlé ni du coût de la rentrée scolaire ni de l'échéance de taxi tombant mal à propos. Et il n'a pas abusé de mon statut de touriste pour garder la monnaie quand je l'ai payé. Ce n'était pas, là, un taxi d'exception en Tunisie. C'était la conduite communément observée que j'ai constatée durant ce séjour, faisant appel aux services de 4 à 5 taxis au quotidien.
Carthage: site archéologique

Sur les sites archéologiques de Carthage, j'ai été frappé par la propreté et l'ordre qui règnent partout. J'ai vu la résidence de notre ambassadeur sur le rivage de la mer, avoisinant d'un côté avec la Méditerranée, de l'autre avec ce que la civilisation romaine a "offert" à l'humanité. Je me suis exclamé en invoquant le Prophète, pour ne pas avoir l'air d'envier l'heureux ambassadeur !

Dans la périphérie du Musée de Carthage, il n'y avait pas la trace d'une poubelle. Il n'y avait pas non plus un quelconque arbitraire dans les rapports avec les visiteurs. Je n'ai pas vu de marchands ambulants. Par contre, il y avait de nombreux kiosques, mais alignés de manière ordonnée et proposant des souvenirs qu'on achèterait en toute spontanéité. Je n'ai pas vu des types qui vous extorquent en vous proposant des services que vous n'avez pas requis. Et personne ne vous aborderait de manière intruse dans votre promenade pour vous lancer comme un robot:" Bonne année, Pacha!"
Durant cinq jours, j'ai été heureux de ne pas entendre cette formule rituelle en Egypte, qu'on entend six mois avant l'Aïd et six mois après. Pour l'obole à en tirer par ses diseurs ! Je n'ai entendu que: " joyeux Aïd !" Un souhait sincère et désintéressé.
Tunis - La Médina

Encore une fois, je me suis dit:" est-ce que je me trompe dans mes constations? Est-ce que je suis injuste à l'égard de mon pays en le mettant dans une telle comparaison?"
Peut-être ! mais nonobstant l'amertume de l'Egyptien pour son pays, c'est le sentiment fort d'avoir à bon droit de telles impressions qui l'emporte toujours sur toute tentation de nuancer. C'est du moins ce que j'ai acquis durant ce voyage.

Tout marche en Tunisie comme j'aurais voulu que ce soit en Egypte ! Normalement à tout le moins. Sans tout le superflu qui devient source d'ennuis, d'énervement, de tensions. Et je me suis rappelé l'expression "la Tunisie comme réponse!"

Les Egyptiens ont répété cette expression quand les Tunisiens s'étaient révoltés contre Ben Ali. Et l'ont réitérée encore quand les dirigeants du mouvement Ennahdha (branche tunisienne des Frères Musulmans) se sont conduits de manière intelligente à leur accession au pouvoir. Ils ont tiré profit des erreurs de leurs frères en Egypte, ne perdant pas la raison lorsque les Tunisiens ont investi la rue pour contester la façon dont le chef de gouvernement islamiste a géré le pays.

Au dernier jour de mon séjour en Tunisie, je me suis assis dans un café et j'ai demandé une confiserie tunisienne. J'ai été surpris de constater que ce qu'on m'a servi suffirait amplement à satisfaire trois personnes. Au moment de m'en aller, j'ai hésité un moment pour laisser le reste de l'assiette. Puis j'ai décidé de l'emporter à la "take away". Mon intention était de donner ce reste au premier mendiant croisé dans la rue. Et là, nouvelle surprise pour moi ! J'ai découvert que durant les cinq jours passés en Tunisie, je n'ai vu nulle part des mendiants. Est-ce logique?

J'ai voyagé dans pas moins de 50 pays. Et même dans certains appartenant à ce qu'on appelle premier monde, j'avais l'habitude de rencontrer des nécessiteux faisant la manche à l'entrée des stations du métro ou sur les places publiques. Néanmoins, tout en étant certain qu'il devrait y avoir des mendiants à Tunis, pour l'honnêteté je n'en ai pas vu un durant mes promenades quotidiennes dans son centre ou dans son vieux marché.
    
Alors que le taxi me conduisait à l'aéroport de Tunis-Carthage, veillant à ce que le chauffeur ne m'entende pas, j'ai dit en guise d'adieu à Tunis:  " heureuse cité où les mendiants et les harceleurs n'ont pas droit de cité!"  



Amr Abdelhamid
Traduction A. Amri
14 octobre 2014



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jeudi 2 octobre 2014

Julien Bernard Jalal Eddine Weiss et l'ensemble musical Al-Kindi

"Voué depuis vingt ans à la musique arabe savante, le quintette Al-Kindi a non seulement perpétué cette tradition mais a introduit quelques subtiles innovations dans son interprétation avec les arrangements judicieux de Julien Weiss. Ce qui reste la manière la plus intelligente de garder vivant un art multiséculaire(...) Sheikh Habboush chante d'une voix captivante hymnes religieux et autres évocations qui mènent l'adepte à l'extase. La psalmodie devient plus intense quand elle est au centre de rituels de transe qui passent du murmure à la véhémence spectaculaire du chant des corps et s'achève dans la plénitude." (Libération – Janvier 2004)


Un jour de l'an 1983, alors qu'il se promène incognito dans la ville syrienne d'Alep, un grand musicien européen s'arrête devant une mosquée. Non pas tant pour admirer sa belle architecture orientale ni les somptueux arabesques  qui ornent sa façade. Mais plutôt pour écouter dans un profond recueillement de belles voix qui en sortent. Sans être accompagnées d'instruments, ces voix chantent à l'intérieur du lieu de culte musulman. Et enchantent le musicien, alors âgé de 48 ans. Elles ont sur lui un pouvoir si saisissant qu'il s'approche de la porte pour mieux s'imprégner d'une telle douceur. Puis, sans trop savoir comment, il est irrésistiblement entrainé vers l'intérieur.

Ce qu'il voit alors le subjugue davantage. Pendant que des cheikhs assis en demi-cercle psalmodient du
dhikr (chant liturgique), au milieu de tel croissant soufi des derviches tourneurs pirouettent à l'infini sur le talon du pied droit. Bras déployés de part et d'autre du long tarbouche sur la tête renversée vers l'arrière, la paume de la main droite dirigée vers le ciel, celle de la main gauche vers la terre, ces derviches ont l'air de cueillir d'une main la grâce divine et la transmettre de l'autre vers la terre.  Pendant que les amples jupes coniques semblent  les emporter comme un ouragan dans leur vertigineux tourbillon  giratoire.  

C'est le prélude d'une grande et belle histoire d'amour entre Julien Bernard Weiss, un musicien français de renommée mondiale passionné de musique arabe, et l'univers spirituel du Moyen-orient à travers le soufisme, la mystique musulmane.

Trois ans plus tard, le musicien français qui a élu domicile en Syrie, se convertit à l'islam et se rebaptise Julien Bernard Jalal Eddine Weiss (Jalal Eddine par amour du grand mystique persan Jalal Eddine Erroumi). En même temps, il fonde son Takht Sharqi (ensemble oriental traditionnel) constitué du qânun (cythare sur table à cordes pincées), du Ud (luth oriental), du Ney (flûte en roseau) et du Riqq  (petit tambourin à cymbalettes). L'ensemble a pour nom Al Kindi, par hommage au génie encyclopédique du savant arabe portant ce nom, qui était à la fois philosophe, mathématicien, médecin, musicien, physicien, astronome...

Tout en dirigeant cet ensemble musical, Julien Bernard Jalal Eddine Weiss s'est consacré durant plusieurs années à l'étude des traités musicaux des Grecs antiques, mais aussi et surtout des Arabo-musulmans. comme Al-Kindî, Al-Farabî, Avicenne, ainsi que d'autres théoriciens, turcs, byzantins et même occidentaux. En même temps, sa passion du qânun (cithare arabe trapézoïdale à cordes pincées munie de résonateurs en peaux de poissons) le pousse à développer les performances de cet instrument pour le rendre capable d'accompagner n'importe quelle musique, que celle-ci soit orientale ou occidentale.

A travers le chant liturgique ci-dessous dédié à la "Mère des Cieux" (Marie la Vierge), on peut admirer non seulement Julien Bernard Jalal Eddine Weiss en tant que virtuose de la cithare arabe, mais aussi l'interprétation de l'ensemble musical qui revalorise à la fois les instruments orientaux et la musique savante, qu'elle soit sacrée ou profane. Sans compter cette valeur culturelle ajoutée, ou plutôt restituée à l'islam, laquelle montre combien le respect des autres religions est une valeur fondamentale de son message. N'en déplaise à ceux qui, zélotes de l'islamisme ou de l'islamophobie, ne lésinent pas sur les moyens pour rendre impertinente une telle valeur.



Ci-dessous la traduction du chant interprété par Sheikh Hamza Shakour, composé de deux vers de Umayya Ibn Abī ṣ-Ṣalt, poète hanifiste mort en 626, et l'ode d'Ibn Arabi datant du 13e.

En votre religion il est un signe du Dieu de Marie
Qui vous renseigne sur le serviteur Jésus fils de Marie

je professe l'amour
en quelque chemin ses montures s'engagent
car l'amour est ma religion et ma foi


autrefois je désavouais mon ami
si sa religion n'attenait à la mienne
mais à présent mon cœur
à toute image est receveur
il est tantôt prairie pour gazelles
tantôt pour moines leur monastère
aux idolâtres il est leur temple
comme aux mahométans
la Kaaba de leur circumambulation
il est les tables de la Torah
et les pages compilées du Coran
 

je professe l'amour
en quelque chemin ses montures s'engagent
car l'amour est ma religion et ma foi



A. Amri
2 octobre 2014













dimanche 28 septembre 2014

Le devoir de mémoire: pourquoi pas?

C'est leur sourire solaire, à la croisée des chemins, qui m'a guidé. Leur front polaire et l'ascendant du sang par quoi leurs veines vertes ont irrigué les roses de l'amour m'ont décidé à faire ce choix.

Tous les trois sont morts debout.


L'avocat, l'ingénieur et le député avaient, tous les trois, de quoi se la couler douce. Mais, tête haute et front polaire, ils se sont refusé tout compromis de conscience. Et à la postérité de la postérité, l'histoire le dira et redira: ils étaient ce qu'il y a de plus intègre comme militants de la révolution tunisienne.

Tous les trois ont laissé qui une veuve et des orphelins, qui un père et une mère dont il fut le bâton de vieillesse, qui des pupilles de l'école publique devenues après lui sans soutien.

Chacun de ces trois martyrs a honoré de son vivant, et de manière infaillible et admirable, l'engagement intègre pour la justice et la démocratie. Et le ralliement inconditionnel à la cause des pauvres, des exclus sociaux et des laissés-pour-compte. C'est-à-dire ceux qui ont été les artisans de notre révolution et ses premiers perdants.

Tous les trois, des années après leur martyre, leurs assassins courent toujours. Et peuvent profiter en tout moment de l'impunité pour revenir à la charge.

Belaid, Brahmi, Belmufti: tous les trois ont la même initiale patronymique.

Et contre les donneurs de baies, ce B donneur de sang et de beauté doit avoir plus d'ascendant sur l'oreille citoyenne que toutes les belles promesses électorales des populistes mythomanes !

Dans le labyrinthe électoral national où les candidats aux législatives et présidentielles sont presque plus nombreux que le peuple, moi modeste citoyen signataire de ce papier qui n'ai jamais été frontiste, aujourd'hui j'ai choisi l'honneur de la mémoire et son devoir.

J'ai choisi cette étoile polaire à trois branches, et seulement cette étoile-là, pour m'éclairer le jour du scrutin.
C'est mon vote-sanction contre ceux qui s'engagent dans la surenchère électorale et la désunion pour nous "servir", contre ceux qui n'ont tiré aucune leçon des précédentes élections et des tribulations qui s'ensuivent à ce jour, contre ceux que nous avons essayés et qui nous ont mordus, contre ceux qui ont fait de la Tunisie une aire de terrorisme, de zizanies sectaires et d'obscurantisme, contre ceux qui rêvent de restaurer le régime déchu, contre les opportunistes aux basses ambitions hantés par la seule obsession du pouvoir, contre les arrivistes de tout bord, les candidatures de mauvais aloi et les mauvais plaisantins. Moi modeste citoyen signataire de ce papier qui n'ai jamais été frontiste, en mon âme et conscience je suis persuadé que c'est le seul vote utile pour le peuple qui a consenti tant de sacrifices et, à ce jour, n'a tiré de la révolution que d'amers déboires, des frustrations allant croissant, des deuils qui se suivent sans répit, et mille fois plus de misères et de désillusions.

En mon âme et conscience, c'est le seul choix honorable par quoi je puisse m'acquitter d'une part de mon devoir à l'endroit des martyrs, de leurs familles, épouses, enfants, parents. Et de la justice à rendre aux disparus et leurs ayants droit comme au peuple tant bafoué et tant trahi.

Belaid, Brahmi, Belmufti: voilà mon unique repère de vote utile aux législatives comme aux présidentielles !




A. Amri
10.09.14

vendredi 26 septembre 2014

Quand la conscience tourmente le non-humain



Y a-t-il dans le genre animal, chez certaines espèces du moins, une faculté permettant de porter des jugements normatifs fondés sur la distinction du bien et du mal ? Y a-t-il, régie par des lois psychologiques et des sentiments semblables aux nôtres, une conscience animale morale ? Et les bêtes dotées de telle conscience ont-elles la capacité de réfléchir après coup sur leurs actes ? Sont-elles capables de discerner une faute, un mal commis dans un état d'âme secondaire et le regretter par la suite ? Peuvent-elles en la circonstance être  consciencieuses au point de se faire un auto-procès et, se jugeant coupables, en inexorables juges s'infligent la peine qu'elles estiment mériter ?

Voilà quelques questions que je me suis posées en découvrant cette histoire authentique qui a eu lieu au Caire il y a une quarantaine d'années. Et qui a fait couler beaucoup d'encre à l'époque, que ce soit sur les pages des échotiers cairotes ou sur celles de grands écrivains égyptiens(1).

Mohamed El-Helw à dos de Sultan
En ce soir de la mi-octobre 1972, le cirque national égyptien présente à El-Balloon son premier spectacle pour le mois de ramadan. Le grand théâtre rond au toit rose situé sur la corniche du Nil, qui abrite le cirque égyptien depuis sa fondation en 1966, est pour la circonstance comble.


Mohamed El-Helw, directeur du cirque et artiste dompteur de lions, vient tout juste de finir son numéro avec le lion Sultan. Ce fauve qu'il avait dressé lui-même depuis qu'il était lionceau, voilà des années qu'il s'était assuré sa complicité dans des numéros des plus sensationnels. Que ce soit en Egypte ou dans les plus grands pays du monde où ils s'étaient produits, voilà des années que l'homme et son lion formaient, à chaque représentation, le duo le plus applaudi. Les jeux les plus périlleux et les plus inouïs, Mohamed et Sultan s'y étaient adonnés tant et tant de fois dans une parfaite entente. Et jamais il n'y a eu le moindre pépin. Ce soir-là encore, devant des milliers de spectateurs au souffle coupé, le duo n'a pas failli à la règle, exécutant de A à Z toutes les composantes du numéro. Comme d'habitude, Mohamed a fait son entrée en scène à dos de Sultan. Et la docilité de ce dernier tout au long de la parade fut impressionnante. Il en fut de même pour la suite, une simulation de combat où le dresseur prend Sultan à bras-le-corps et le jette à terre. L'animal s'y est plié avec la souplesse coutumière, s'est laissé rouler sur un flanc, puis sur l'autre, aux pieds de son dompteur. S'il lui fallait faire la moue et rugir de temps en temps pour feindre un accès de colère, ce dont le spectacle a besoin pour saisir davantage le public, il le faisait sans faute dès que le claquement de fouet lui en intimait l'ordre rituel. Mais dans le cadre strict de son jeu coutumier, sans trahir la moindre velléité de révolte. Bref, il semblait obéir au doigt et à l’œil de son dompteur, s'acquittant normalement de tout ce qui lui incombait jusqu'à la fin de l'enchainement. Même quand l'homme a mis sa tête dans la gueule du lion, ce qu'il y a de plus périlleux dans un spectacle de cirque, Sultan s'est prêté au jeu sans ambages. Pas le moindre signe apparent d'agressivité. Pas la moindre réaction inhabituelle susceptible d'alarmer Mohamed et de le mettre exceptionnellement sur ses gardes. 

Le numéro fini, comme d'habitude le public ravi applaudit. Et c'est peu dire que, ce soir-là, il applaudit à tout rompre. Le dos tourné à Sultan perché sur un tabouret, Mohamed El-Helw, sur la rampe, s'incline pour l'énième fois, tant le tonnerre d'applaudissement s'étire. Il est loin de soupçonner ce qui se trame alors dans la tête de Sultan. Et incapable d'imaginer que ce dernier, quelques heures plus tôt vexé à bon droit par une brimade, puisse garder une dent contre lui.

Quand le lion a bondi de son tabouret sur le parterre de la scène, il y a eu quelques spectateurs qui ont crié pour prévenir Mohamed El-Helw. Mais, si forts aient-ils pu être, ces cris se sont perdus dans l'interminable salve d'applaudissements.

Ce qui a suivi fut atroce et fatal pour le dompteur de lions.

Toutes griffes et canines dehors, Sultan s'est jeté sur lui et s'est mis à lui lacérer l'épaule. Sans le courage de quelques spectateurs bondis avec des chaises à son secours et l'énergie de son propre fils qui, armé d'une barre de fer, a forcé le lion à desserrer les griffes et les canines, Mohamed El-Helw aurait été dévoré en entier, sinon étripé et tué sur-le-champ.

Gravement blessé, Mohamed El-Helw est mort quatre jours plus tard à l'hôpital. Mais la tragédie n'en finira pas pour autant. Son épilogue, celui que les Cairotes retiendront, c'est Sultan le lion qui le fera lui-même quelques jours plus tard.
Soulignons ici qu'au moment précis où on remettait en cage Sultan, avant même que
Mohamed El-Helw ne fut évacué vers l'hôpital, la dernière recommandation du blessé à son fils (aujourd'hui son successeur à la tête du cirque national égyptien) a été de prendre soin du lion et de ne lui faire aucun mal. Cette même volonté a été réitérée dans les minutes précédant sa mort.


Louna El-Helw, petite-fille de Mohamed
Le lion a-t-il intercepté une telle recommandation? Personne n'est en mesure d'en dire quoi que ce soit. Mais avant d'en venir à cet épilogue tantôt annoncé, faisons une petite digression pour comprendre ce qui semble avoir été aux origines de l'attaque surprenante du lion.
Le matin du jour fatidique, il y a eu une bagarre entre le lion Sultan et un congénère qui s'appelle Jabbar. Selon Louna El-Helw (2), ce dernier, en chaleur, voulait s'accoupler à une lionne connue pour sa fidélité à Sultan. La querelle a eu lieu en présence de Mohamed El-Helw. Et ce dernier a dû intervenir pour empêcher Sultan de nuire à son adversaire. Le dompteur de lions aurait-il forcé la femelle à accorder ses faveurs à Jabbar? On ne le sait pas. Néanmoins c'est fort probable. Et quoiqu'il en soit, aux yeux du lion Sultan l'intervention du maître qui lui a assené un coup de fouet pour le calmer a été assimilée à un parti pris pour son adversaire. Si de surcroit le maître avait livré la femelle à tel adversaire, il n'y aurait plus aucun mystère sur le mobile exact de l'attaque. Ce qui est certain, c'est que Mohamed El-Helw a blessé à son insu Sultan. Et ce dernier n'aurait pas été subitement si agressif s'il n'était pas encore en train de saigner ce soir-là.

Que s'est-il passé ensuite?

Sitôt remis dans sa cage après son forfait, Sultan est allé se tapir dans un coin, comme prostré.  Les quartiers de viande qu'on lui avait servis et qu'il avait l'habitude de dévorer sur le champ avec le sien appétit connu étaient restés intacts. Ce qui semblait au début un manque d'appétit passager se révèlerait, le lendemain et les jours suivants, comme une volonté, une résolution
délibérée de ne plus manger. L'air miné par l'acte irréparable qu'il a commis, Sultan ne voulait plus se nourrir.  Des jours et des jours, il est resté ainsi, isolé dans son coin, buté dans cette posture de repli total sur lui-même et refusant de mettre un terme à la plus curieuse grève de la faim.
Le nouveau directeur du cirque a pensé qu'un changement d'air sortirait sans doute l'animal d'un tel état. Et Sultan fut transféré alors au parc zoologique du Caire. Mais ni l'état de semi-liberté dont il jouissait ni l'environnement vert et quasi forestier ne l'ont décidé à changer. On a pensé qu'une femelle à ses côtés pourrait peut-être le sortir de cette interminable apathie. Néanmoins dès qu'on en mettait une à sa portée, il la chassait loin de lui avec brutalité.

Il était évident que Sultan subissait le contrecoup de l'agression qui l'a fait tuer son maître. C'était, jour après jour, la mine d'une bête contrite, et désespérément accablée par la faute, qu'il donnait. Pour soutenir jusqu'au bout sa grève de la faim (on ne peut pas l'appeler autrement), pour prendre ainsi le contre-pied de l'instinct et s'exposer à la mort certaine, il n'y a d'autre explication plausible à un tel comportement suicidaire que le sentiment fort de culpabilité, les remords lancinants dont la bête ne pouvait se défaire. Et la fin de ce récit semble étayer davantage telle thèse.

Un jour, à la grande stupéfaction des employés du parc zoologique, on vit Sultan se mordre rageusement la queue. Et ne la relâcher qu'une fois amputée de lui. Après quoi, comme si cette auto-mutilation était bien en deçà du châtiment qu'il semblait s'infliger, il s'était mis à se mordre les pattes, se lacérant la peau jusqu'à s'ouvrir, comme un humain qui se suicide, les veines.

Et peu de temps après,  Sultan a succombé à ses blessures.


A. Amri
26.09.14





Notes:

1-
Youssef Idris, nouvelliste, romancier et dramaturge lui a consacré la nouvelle éponyme de son recueil de nouvelles أنا سلطان قانون الوجود Je suis le sultan de la loi d'existence, paru en 1972.

 
En 1973, l'écrivain et penseur Mustapha Mahmoud lui a consacré à son tour la préface de son livre رأيت الله J'ai vu Dieu.

2- Louna est la petite fille de Mohamed El-Helw, aujourd'hui elle-même dompteuse de fauves au même cirque égyptien.

jeudi 4 septembre 2014

Il était une fois à Kojo la joie




Il faisait bon vivre à Kojo.

En toute saison dans ce village situé non loin du mont Sinjar, il fleurait des senteurs émoustillantes, des parfums de volupté. Fragrances de thym sauvage mêlées aux arômes de l'armoise et du genévrier. L'air en était tellement imprégné et incorruptible que le Kojois, depuis toujours réputé bon vivant et en symbiose avec la nature, alléchait moins que tout autre humain ailleurs la maladie. On dit que la longévité aurait fait de cette heureuse contrée en terre de Mésopotamie son pays de prédilection. Et pour aider les hommes à tirer le meilleur parti de cette longévité, dit-on encore, Taous Malek, l'ange-paon qui préside au bonheur des vivants, avait décrété à ses fidèles la joie comme un acte de foi. Un pilier fondamental du yézidisme. Aussi la gaieté instinctive, le bonheur sacré qui invitait périodiquement ses élus à le célébrer dans l'allégresse commune, en chantant et dansant à la ronde, rayonnait-il depuis la nuit des temps sur tout le pays des Yézidis.

Des siècles durant, des millénaires sans fin, il faisait bon danser et vivre à Kojo. Comme on peut le voir sur la vidéo ci-dessous.





Telle était à Kojo la vie. Jusqu'à ce jour fatidique. Ce funeste 4 août 2014.

Ce jour-là, des soudards en noir et hissant des bannières noires, tout aussi lugubres que leurs desseins, sont venus de la nuit moyenâgeuse empester Kojo. Et empêcher les hommes libres de danser en rond.
Des soudards nourris de haine et respirant et suant la haine de tous leurs pores ont surgi des cloaques immondes des ténèbres pour s'en prendre à ceux qui respiraient le thym sauvage, la lumière limpide et l'aimable gaieté.

Pourrait-on imaginer que celles et ceux qu'on voit sur cette vidéo datant de quelques mois seulement ne soient plus de ce monde? Pourrait-on imaginer que ces femmes et hommes célébrant dans une telle ambiance de kermesse le bonheur puissent disparaître en moins de rien, immolés en masse sur l'autel d'une horde de sanguinaires ennemis de la joie? Pourrait-on imaginer qu'une telle hécatombe, ourdie puis ordonnée avec un parfait sang froid et précédée des pires supplices, ait pu se produire non loin de nous, et en l'an 2014? Pourrait-on imaginer que l'enregistrement de ce bal publié par un rescapé miraculé soit tout ce qui nous reste des Kojois, que la joie de vivre dont ces femmes et hommes étaient l'incarnation, la fraternité et le pacifisme qu'ils prêchaient et observaient sans faute en vertu de leur foi aient pu susciter autant de haine chez les califoutraques des temps maudits?

Si de telles interrogations se passent de réponse, que faire alors, s'il vous plait?
Quelle oreille qui ne soit pas sourde interpeller? Quels témoin, instance de droit, répondant de justice humaine qui ne soient ni absents, complaisants, ni complices, saisir de ce génocide? Quelle conscience humaine encore de ce monde faut-il interpeller et secouer pour qu'un tel crime ne reste pas impuni ni ne se reproduise?


Ce 4 août 2014, les soudards de la barbarie ont investi Kojo. Entre autres villages habités par les Yézidis autour du mont Sinjar. Les ennemis jurés de la joie ont d'abord passé par les armes une bonne centaine de jeunes qui tentaient de résister, les uns égorgés comme des moutons, les autres à bout portant fusillés. Tous sous les yeux de leurs familles impuissantes (mères, épouses, enfants...), ameutées par la force des armes et forcées d'assister aux scènes macabres. Scènes que les bourreaux ne manquaient pas d'en rehausser l'effet par telle ou telle humiliations. Coups, crachats, insultes en tous genres. Et cerise sur le gâteau si la métaphore ne choque pas, plus d'un de ces exécutés ont été pendus à des poteaux électriques, décapités, étripés, exposés au soleil et charriant des corbeaux. Pour le supplice inouï des survivants.

Ensuite, les ennemis jurés de la joie et de la vie ont parqué séparément dans un camp de concentration les hommes et les femmes, sommant les uns et les autres de se convertir à l'islam, seule condition pour eux de réchapper à l'exécution. Un ultimatum d'une dizaine de jours leur a été fixé. Leur argent, les bijoux des femmes, tout ce qui a de la valeur leur a été ôté. Leurs maisons, bétail, voitures, téléphones portables, tout ce qui peut être saisi comme butin de guerre leur a été confisqué.

Au jour "J" (le 15 août), à l'exception de sept personnes miraculées qui ont pu échapper au carnage et à qui on doit la vidéo et les éléments de ce témoignage, tous les hommes âgés de plus de 13 ans (quelque 600 d'après les rescapés) ont été exécutés. N'en déplaise aux agents de propagande qui nous montrent des vidéos de convertis sur Youtube ou ailleurs, pas un Yézidi, ni à Kojo ni ailleurs, n'aurait accepté de troquer sa confession et son honneur pour la vie sauve. Les martyrs ont convenu d'opposer à leurs bourreaux cet ultime acte de résistance, cette vaillance héroïque d'hommes libres et jusqu'au bout insoumis. Les femmes, quant à elles, et les enfants âgés de moins de 13 ans (700 en tout) ont été retenus à titre de prisonniers. On présume que les femmes, du moins celles qui ne sont pas âgées, ont été vendues, comme le rapportent plusieurs sources dont la députée yézidie Vian Dakhil. Il n'est pas exclu que certaines aient été forcées d'être des concubines, des auxiliaires malgré elles des jihadistes du niqah. En ce qui concerne les enfants, personne n'est en mesure de dire ce qu'ils sont devenus. On a vu des vidéos présumées d'orphelins yézidis pris en charge par les califoutraques. Mais à les supposer authentiques, on n'y voit que des enfants en bas âge (3 à 6 ans tout au plus), ce qui autorise les pires craintes en ce qui concerne les autres. Le dieu de ces califoutraques (qu'il ne faut sous aucun prétexte assimiler à Allah) est un Moloch, un prince de l'Enfer qui se nourrit au quotidien de chair humaine. Et l'on est en droit de craindre que beaucoup d'enfants yézidis aient pu servir d'hosties à tel Moloch. 

Plusieurs récits de cette tragédie évoquent, outre les inénarrables atrocités commises par les hordes de la barbarie, des actes pour le moins épiques, des attitudes admirables à l'honneur des victimes. Dont le suicide de Gilène Barjès Nayef, en l’occurrence synonyme de haut fait de résistance yézidie.

Cette jeune fille dont la beauté subjugue comme on le voit sur la photo ci-dessous ne vivait pas à Kojo, mais à Tell Aziz, patelin voisin dont plusieurs familles ont des liens de sang avec les Kojois. On croit l'avoir identifiée dans la ronde filmée, mais il faut le dire avec prudence et circonspection, même si les similitudes des traits sur la photo et la vidéo (observer la danseuse qui porte un pantalon noir et une veste manteau grise) sont frappantes.

Gilène Barjès Nayef
Quoiqu'il en soit, depuis son suicide -que nous n'avons pu dater- Gilène Barjès Nayef est devenue icône de la résistance yézidie en Irak. Son village Tell Aziz a subi l'invasion des barbares ce même 4 août funeste. Alors que certaines populations vivant dans les autres villages de Sinjar ont eu le temps de fuir vers les hauteurs du mont, celle de Tell Aziz, prise au dépourvu, a dû résister tant bien que mal quelque temps, avec l'appui des Peshmerga. Mais les assaillants ont vite pris le dessus, et les combattants kurdes ont abandonné à leur triste sort la population. Malgré ce que les Yézidis appellent trahison des Peshmerga, les habitants de
De g.à.d, Rizan (frère de Gilène) et les oncles Jamil et Kacem
Tell Aziz, les jeunes surtout, ont résisté jusqu'à l'épuisement de la dernière balle dans leurs fusils. Si bien que par volonté farouche de mourir debout, beaucoup de jeunes ont continué de se battre avec des pierres. Et sans doute en représailles contre ces irréductibles yézidis, beaucoup de familles dont celle de Gilène ont été massacrés sur le champ. C'est ainsi que le 4 août, les bourreaux daéshistes ont égorgé sous les yeux de Gilène son père septuagénaire, ses deux frères dont l'un terminait ses études en médecine et quatre de ses oncles. En plus de cette hécatombe familiale, une quinzaine de proches ont été kidnappés. Même si personne ne sait ce qu'ils sont devenus, il y a lieu de croire qu'ils ont été exécutés dans le grand carnage du 15 août à Kojo.

Si les bourreaux avaient daigné épargner la vie à Barjès Nayef la dernière survivante de sa famille,  c'est vraisemblablement parce qu'ils espéraient faire d'elle une odalisque. Une concubine à adjuger à l'un des leurs ou à vendre à quelque saint baron du califat. Mais c'était compter sans la noblesse d'âme de Gilène, sans la trempe héroïque de son caractère. La jeune fille s'est suicidée en honorant la devise millénaire des Yézidis: "plutôt la mort que le déshonneur !"

Le mot de la fin, nous voudrions le "dédier" aux ennemis de la joie. Ou plutôt à leurs amis dans les bases arrières du jihadisme daéshiste. Dont, hélas, la Tunisie.
Selon des chiffres publiés sur les pages web arabes de CNN TV, lesquelles citent le Pew Research Center, la Tunisie figure en tête des pays dont sont issus les jihadistes engagés en Syrie et en Irak, avec un effectif de 3000 personnes (dont des dizaines de femmes jihadistes du niqah). Ce n'est un secret pour personne, et les documents compromettants foisonnent à ce propos, que des personnalités politiques haut placées dans le mouvement Ennahdha, des ministres de l'ancien gouvernement à majorité islamiste et des députés dans l'actuel parlement (ANC) sont impliqués jusqu'au cou dans "l'exportation" du jihadisme vers ces deux pays.

Quiconque ce génocide interpelle, quiconque dont la conscience ne peut que se rebiffer contre ces crimes parrainés par des partis, des organisations ou des Etats, quiconque s'estime lésé dans son humanité par cette barbarie impliquant des citoyens ou des organismes de son pays doit réagir fort et réclamer à qui de droit d'établir toute la vérité à ce propos.

Réclamer que soient traduits devant les instance de justice internationale tous ceux qui ont recruté, financé, aidé de quelque manière que ce soit les jihadistes à partir en Syrie ou en Irak, est le devoir de chaque citoyen du monde. Quiconque faillit à ce droit, hausse les épaules, oublie ces carnages, qu'il le veuille ou non devient complice des hordes islamistes, allié objectif de la barbarie.

J'en appelle à toutes les consciences vives dans le monde pour en prendre acte.


A. Amri
4 septembre 2014


Voir aussi sur ce blog:

La tragédie des Yézidis: nouveau témoignage de Vian Dakhil


Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

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