Fascisme islamiste?
Certes, l'expression a de quoi offenser l'hypersensibilité de nos puritains locaux. Et pour cause! Néanmoins ce n'est pas parce que le fascisme a fait son triste renom ailleurs, et plus exactement en Europe, qu'il nous serait interdit ou obscène de l'associer à l'extrémisme religieux chez nous. Sur la rive sud de la Méditerranée et plus précisément en Tunisie.
Le salafisme dont la montée alarme à bon droit les composantes de la société civile et les défenseurs de la démocratie en général est de plus en plus désigné du doigt en Tunisie. Il est décrié comme l'avatar islamiste de la vieille peste brune européenne, avatar dont les menaces pèsent sérieusement sur notre pays. Entre autres touchés par les révolutions du Printemps arabe.
Mais ce qui inquiète davantage les Tunisiens, parce que plus pernicieux, c'est la collusion d'intérêts fondamentalistes factuelle et la connivence politique probable entre les élus islamistes et ce fascisme du même qualificatif, tel qu'incarnent les radicaux du salafisme qui pullulent à l'ombre d'Ennahdha. Même s'il est trop tôt pour le dire sur un ton incisif, même si les élus d'Ennahdha ne sont pas tous à l'image de Chourou, il y a lieu de croire que la complaisance de ceux qui nous gouvernent à l'égard de ce fascisme local naissant, nonobstant discours officiel et vulgaires oripeaux de démocratie, ne sont pas seulement dus aux difficultés inhérentes à la transition.
Alors que la Tunisie ne cesse d'être adulée pour sa révolution somme toute exemplaire et son engagement en bonne et due forme sur la voie de la transition démocratique, jour après jour l'euphorie qui a succédé au départ de Ben Ali cède la place au scepticisme et à l'angoisse. L'islamisme, qui n'était ni au programme de Bouazizi et des martyrs tombés derrière lui ni dans les objectifs du peuple qui a acculé à la fuite le dictateur, a cueilli les primeurs du Printemps tunisien. Pour les perdants aux élections du 23 octobre dernier, majoritaires en masse électorale mais pénalisés par la rançon de leur division, cette déroute est d'autant plus lourde de conséquences qu'elle menace la démocratie naissante.
Le gouvernement et le mouvement Ennahdha dont est issue la majorité ministérielle ont beau se défendre d'être des instances islamistes, beau se dire défenseurs de la démocratie, aux yeux d'une large tranche du peuple, ils font preuve d'une dangereuse incurie face aux extrémistes religieux. Les salafistes qui émergent de l'ombre depuis la chute de Ben Ali, multipliant les démonstrations de force et les actions spectaculaires sur le terrain, comme tout un chacun le sait, n'entendent pas se plier au jeu démocratique. D'ailleurs, la plupart des groupes salafistes locaux, issus du wahabisme saoudien puritain et des plus réactionnaire, prêchent une ligne rigoriste ouvertement obscurantiste, et qui pis est, rejette en bloc la démocratie.
D'où ce sentiment de plus en plus partagé que Haj Moussa et Moussa Haj ne font en réalité qu'une seule personne(1). Derrière chaque projet fasciste, il y a des milices d'avant-garde à qui incombent la terreur, les tâches ardues, les basses besognes. Les salafistes tunisiens et leurs activistes zélés surtout sont-ils les poulains de chargement d'un fascisme nahdhaoui non déclaré?
Sans vouloir pérorer sur l'origine du mot fascisme ni sur son sens, dans les contextes mussolinien et hitlérien surtout, je voudrais faire une petite analogie à la volée. Quand Mussolini a pris le pouvoir en Italie en 1922, il a puisé l'essentiel de son soutien sur le terrain dans les groupes de choc, les Chemises noires (camicie nere ou squadristi). Idem pour Hitler en Allemagne avec ses Chemises brunes (les SA). Point commun entre ces deux fascismes et leurs chemises respectives la célèbre devise mussolinienne: « Tout par l'État, rien hors de l'État, rien contre l'État ! ». Et sa réplique hitlérienne:" Un seul peuple, un seul Etat, un seul chef"(2) Est-il besoin de rappeler que conformément à cet idéal totalitaire, le fascisme s'est défini d'abord comme ennemi de la démocratie, ennemi des valeurs de l'humanisme démocratique du siècle des Lumières? Il ne reconnait ni droits de l'homme, libertés individuelles, libéralisme ni communisme. La laïcité et la gauche sont ses principaux ennemis. Et le pouvoir dans sa totalité est aux mains du commandant suprême politique (Guide, Führer, Chef...)
A présent, pour compléter l'analogie, venons-en aux fractions salafistes les plus pacifistes chez nous, nos "Chemises blanches"! et demandons-leur un projet, une devise, un idéal: selon la tendance, peu ou prou rigoriste , le mot central sera soit islam soit califat, mais l'un ou l'autre mot ne changera rien au sens global de la devise: « Tout par l'islam, rien hors de l'islam, rien contre l'islam! »
Demandons à ces salafistes de situer pour nous leurs principaux ennemis à l'intérieur du pays, ils diront: gauche, laïques. Et si les mots en eux-mêmes ne sont pas assez puants ou nauséabonds, ils y rajouteront ce qu'il faut pour les rendre assez persuasifs: mécréants, francs-maçons, sionistes ou pro-, orphelins de Ben Ali et parti de la France(3), entre autres éléments de la phraséologie servant à diaboliser les opposants tunisiens d'aujourd'hui.
Sur le terrain, le fascisme islamiste évolue selon une ligne ascendante qu'on pourrait schématiser comme suit: takbir, takfir, tafjir(4). Depuis l'été dernier, voire dès le lendemain de la fuite de Ben Ali, la Tunisie n'a cessé de vivre au rythme du tawhid et takbir annonçant ici ou là une bataille salafiste. Cela a commencé d'abord à Tunis la capitale, où il a fallu l'intervention de l'armée pour empêcher des jihadistes résolus de mettre le feu au quartier réservé Abdallah Guech. Peu de temps après, les mêmes jihadistes s'en sont pris à la synagogue de cette même ville qu'ils voulaient détruire. Et comme il était de bon ton à l'époque d'accuser les contre-révolutionnaires d'être derrière ces actes criminels, dès qu'une barbe assez voyante se faisait repérer quelque part dans une manifestation ou un sit-in on y soupçonnait immédiatement des ornements postiches, l'ercédiste travesti en islamiste qui tentait de faire jeter le discrédit sur le mouvement Ennahdha et ses partisans. D'ailleurs, suite à une campagne anti-bikini menée sur certaines plages du Sahel, les nahdhaouis, alors à la veille de la campagne électorale, ont crié aux "barbes postiches", dénonçant à travers ce coup monté des manœuvres de sape menées par leurs adversaires politiques en vue de salir Ennahdha.
Mais c'est surtout depuis le début de l'été dernier que les actes de violence davantage systématisés et se réclamant de la charia islamique ont commencé à prendre une tournure de plus en plus alarmante. Au mois de mai, un bar et une boîte de nuit sont brûlés à Bizerte. A Jendouba des débits de boissons alcoolisées clandestins et des restaurants ouverts au mois de ramadan seront pillés et incendiés à leur tour. Les lieux de débauche
Entretemps l'attaque de Cinémafricart le 26 juin 2011 et, deux mois plus tôt, l'agression contre le cinéaste Nouri Bouzid marquent le début d'un terrorisme salafiste ciblant les artistes (5) et les intellectuels se réclamant de la laïcité. Les médias et les journalistes ne seront pas épargnés. Le 9 octobre 2011, une attaque contre les locaux de Nessma TV a été avortée par les forces de l'ordre. Une autre contre la maison de Nabil Karoui directeur de cette chaîne (fort heureusement ce directeur et sa famille étaient absents lors de l'attaque) s'est soldée par l'incendie de la maison et la destruction de deux voitures garées à l'intérieur. Et comme si les détracteurs de Karoui et sa chaîne, qu'on voulait corriger ainsi pour avoir diffusé le film iranien Persepolis(6), n'étaient pas assez rétribués, de surcroit une poursuite judiciaire a été engagée par une légion d'avocats (7) contre ce directeur et deux employés de Nessma TV pour «atteinte aux bonnes mœurs et aux valeurs du sacré». Et alors que le tribunal ne s'est pas encore prononcé à ce sujet, la violence salafiste continue de plus belle, ciblant d'autres journalistes et intellectuels. Le 23 janvier 2012, Zied Krichen(8) et Hamadi Redissi(9), ont failli se faire lyncher par une foule de fanatiques, et ce à leur sortie du tribunal qui jugeait Nessma TV et son directeur. Après avoir essuyé les huées et les insultes, ils se font agresser simultanément par le même individu qui assène à l'un un coup de de poing, à l'autre un coup de tête. Au même lieu et le jour même, un autre journaliste, Abdelhalim Messaoudi(10), et deux avocats, Chokri Belaïd(11) et Saïda Grach(12), sont agressés en marge dudit procès.
Dans tous ces faits et bien d'autres imputés aux salafistes tunisiens, Ennahdha et ses partisans ne seraient que des colombes blanches, dira-t-on. La faute des actions ici énumérées ne pouvant incomber qu'à la situation sécuritaire de transition et le gouvernement à majorité nahdhaouie ne pouvant assumer la responsabilité de tant de dérives antérieures pour la plupart à sa prise de pouvoir.
Mais que dire de la non ingérence gouvernementale dans la violence qui s'abat sur les institutions universitaires? Que dire de l'absence de réaction officielle face à la confiscation de l'imamat des mosquées par les salafistes (13)? Que dire de l'incurie gouvernementale face à la tragédie de Sejnane?(14)
Que dire encore des élus nahdhaouis qui prônent la crucifixion, l'amputation d'une jambe ou d'une main aux contestataires "empêchant le gouvernement de faire son travail"?
A. Amri
08.01.2012
Notes:
1- Historiquement, la mouvance islamiste tunisienne est issue du même noyau: Mouvement de la tendance islamique (MTI) fondé le 6 juin 1981 et dont les thèses sont, grosso modo, celles des Frères musulmans d'Egypte. Persécutés sous le règne de Bourguiba, avec l'arrivée au pouvoir de Zine el-Abidine Ben Ali le 7 novembre 1987 ils bénéficient d'une trêve, les membres emprisonnés sont graciés et une certaine liberté d'action est accordée au mouvement. Le 7 novembre 1988, pour prouver leur insertion dans le jeu démocratique ils signent le Pacte National, sorte de contrat rassemblant les différentes formations politiques et sociales du pays autour d'un code de conduite démocratique: respect de l’égalité des citoyens des deux sexes, des acquis du Code du statut personnel (CSP), des principes républicains et refus d’utiliser l’Islam à des fins politiques.
C'est au lendemain de la signature de ce pacte par Rached Ghannouchi que le MTI va se scinder en deux ailes: les modérés représentés notamment par Rached Ghannouchi et Abdelfettah Mourou; les radicaux dont certains rejoindront, à sa création en 1983 par Mohamed Fadhel Chtara, le parti Attahrir, tandis que d'autres comme Sadok Chourou continueront de militer au sein d'Ennahdha (la Renaissance), nom par lequel la partie impliquée dans le Pacte National a rebaptisé le MTI pour gommer toute référence explicite à l'islam.
Aujourd'hui, si les dirigeants d'Ennahdha se déclarent en public davantage proches des modèles islamiques à succès comme les modèles turc, malaisien et indonésien ; des modèles qui combinent islam et modernité (Rached Ghannouchi) les salafistes radicaux quant à eux sont plus proches du modèle taliban et des thèses d'Al-Qaîda.
2- «Ein Volk, Ein Reich, Ein Führer» est le slogan d'une affiche politique conçue pour l’annexion de l’Autriche par l'Allemagne nazie en 1938.
3- L'expression injurieuse Parti de la France ne date pas d'aujourd'hui. Elle semble ancrée jusque dans la doctrine des islamistes, sans doute par aversion pour Bourguiba en qui les islamistes tunisiens voient un défenseur de la laïcité et de la francophonie. Que Rafik Bouchlaka, gendre de Rached Ghannouchi et ministre des affaires étrangères dans l'actuel gouvernement de Jebali, soit anglophone et ne sache pas le moindrement s'exprimer en français, que Rached Ghannouchi, leader d'Ennahda, fustige en octobre 2011 "la pollution linguistique" de la langue arabe par le français, ce sont là deux exemples qui illustrent le parti pris islamiste à l'encontre de la France et de sa culture laïque. Rappelons par ailleurs que ce rejet de la francophonie fut l'un des thèmes de prédilection du FIS (Front islamique du salut) algérien au début des années quatre-vingt-dix. Belhadj déclarait à ce propos:«Si mon père et ses frères (en religion) ont expulsé, physiquement, la France oppressive de l'Algérie, moi je me consacre, avec mes frères, avec les armes de la foi, à la bannir intellectuellement et idéologiquement et en finir avec ses partisans qui en ont tété le lait vénéneux», (in Gilles Kepel, A l'Ouest d'Allah, p. 2
4- Le takbir conssite à dire Allahou akbar (Dieu est plus grand). Alors que cette expression n'avait aux origines d'autre sens que la glorification de la toute-puissance de Dieu (plus grand que tout le reste), scandée en foule à la faveur des conquêtes islamiques, l'expression devient peu à peu le cri de guerre annonçant l'assaut contre l'ennemi. Les salafistes qui usent et abusent de ce cri en ont fait une formule incantatoire pour endormir leurs disciples.
Le takfir est une fatwa de déchéance du statut de musulman émise à l'encontre de celui que l'auteur de la fatwa juge mécréant.
Le tafjir qui signifie en arabe dynamitage est, à mon sens, la prochaine étape du fascisme islamiste en Tunisie. Il y a tant de bourrage de cerveaux, tant de violence entretenue par les prêches et les discours politiques que, tôt ou tard, les fascistes salafistes passeront à la vitesse supérieure dans l'usage de la violence. Si je me trompe, et je le souhaite de tout mon cœur, alors tant mieux!
5- Le 17 décembre 2011, alors que les Tunisiens commémorent le premier anniversaire du martyr de Bouazizi qui a déclenché la révolution, c'est dans la région même de Bouazizi que les salafistes s'en prennent à la troupe musicale Ouled Al-manajem, détruisant leur matériel estimé à 8 000 dinars et tabassant de nombreux musiciens dont l'un a dû se faire hospitaliser.
6- Il est curieux que ce long métrage d’animation réalisé par Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud et qui a fait son entrée en Tunisie au lendemain de sa sortie en France, soit en 2007, se soit diffusé dans les salles de cinéma sans susciter la moindre réaction négative. La hargne des islamistes contre Nessma TV est, en vérité, motivée par des raisons purement politiques
7- 140 avocats qu'on présume pour la plupart nahdhaouis.
8- Directeur et rédacteur en chef de l'édition arabe du magazine hebdomadaire Le Maghreb.
9- Juriste, écrivain et professeur de sciences politiques à l'Université de Tunis.
10- Professeur à l'Institut des Beaux Arts de Sousse, Abdelhalim Messaoudi est producteur-animateur d'une émission culturelle de Nessma TV, intitulée Notre Maghreb dans l'émancipation et les lumières مغربنا في التحرير والتنوير
11- Chokri Belaïd est également leader du Mouvement des Patriotes Démocrates (MPD, Al Watad) et membre de l'Assemblée Constituante.
12- Cette dame est également membre de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution.
13- Selon des estimations datant du mois d'août 2011, près de 400 mosquées seraient sous contrôle salafiste.
14- Au début de janvier 2012, alors que des journalistes tunisiens et étrangers dénoncent la terreur qui s'abat sur Sejnane, localité qui se trouve au nord de la Tunisie (Gouvernorat de Bizerte), que des témoignages recueillis sur place par les représentants de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) font état d'une talibanisation de la localité, devenue émirat salafiste, à part l'envoi de renforts policiers à Sejnane ni le ministre de l'intérieur ni le chef du gouvernement n'ont pipé mot sur la gravité de la situation. Les partisans d'Ennahdha quant à eux ont accusé sur les réseaux sociaux les orphelins de Ben Ali de divulguer de fausses informations afin de déstabiliser le pays.