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mercredi 18 mars 2020

Gêne, gêner: deux dérivés arabes, et non franciques


"Parmi les peuples, qui habitaient alors l'Espagne et le Portugal, il y en avait un qui se distinguait par sa civilisation, par son zèle pour les lettres, son goût pour la poésie et par son esprit guerrier et chevaleresque, et dont on ne saurait méconnaître l'influence sur le développement moral et social des pays voisins: je veux parler des Arabes, ordinairement appelés Maures ou Sarrasins. [...] Voisins des Arabes et se trouvant continuellement en contact immédiat avec eux, il n'est pas étonnant, malgré le fanatisme de ce temps-là, que les peuples chrétiens aient commencé insensiblement à oublier leur ancienne haine contre un peuple qui se faisait respecter autant pour son intelligence qu'il s'était fait craindre par sa bravoure. Les Arabes devinrent les maîtres de leurs ennemis dont ils apprirent les arts de la paix et de la guerre et jusqu'à leur langue." (Karl Heinrich Schier) [1]

Là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir. Cette sagesse que nous devons au proverbe français est d'autant plus frappée de bon sens que la gêne signifiait autrefois "torture". Et sauf pour celui qui la pratique ou s'y soumet par perversion (on songe ici aux adeptes du sadomasochisme), il n'y a pas de plaisir à tirer de la torture. 

Il n'y a pas de plaisir non plus, à mon sens, à constater que le TLFi, probablement par amalgame des deux racines verbales du vieux français, "gehiner" et "gehir", continue à soutenir que "gêne" se tire de l'ancien  bas francique jehhjan signifiant « dire, avouer ». Même s'il donne à croire qu'il se démarque de la vieille thèse faisant de  gêne « une contraction de géhenne » [2], le TLFi semble faire de la coiffe du mot sa chaussure: gehiner, nonobstant son analogie avec jehhjan appartient au 14e siècle. Alors que "gehir", le prototype du verbe "gêner", date du 12e siècle. Or, ce "gehir" qui signifie "avouer, confesser, dire",  dément de manière probante cette filiation infernale. Mais ce n'est pas tout: à mon sens, et j'en donnerai la preuve patente, gehir "avoue et confesse" qu'il est arbi. Il m'a même l'air de dire, paraphrasant Gondebreuf le Frison et détournant l'ire ce dernier contre les mystes de la philologie: « Vous y avez menti, TLFi et consort, Je le vous ferai jehir veuillés ou non. »[3].

Avant de "faire jehir" la vérité à ce propos, rappelons que le vieux sens de "gêne" ("torture pour obtenir un aveu")  semble avoir été maintenu jusqu'à la fin du 16e siècle. En 1581, expliquant le rapport de sens entre "gêne", "géhenne" et "gehir", Etienne Pasquier écrit: "Quand nos sainctes lettres usent du mot de gehenne, c'est pour denoter une peine de mort eternelle. Nous en nostre commun langage practiquons le mot de Gesne, pour une peine que l'on exerce contre un Criminel, pour extorquer de luy la verité du fait, c'est ce que nous appellons autrement, Torture. Nos bons vieux François userent du mot de gehir, pource que l'on pourroit dire autrement faire dire la verité par force, et trouve ce mot en une espece de torture au Roman de Pepin."[4

Ce mot gehir (variantes: jehir, gehier, jhehir, jheir, gihir...[5], gehier) est attesté dès le début du 12e siècle dans le Psautier [6] d'Oxford, au sens de « avouer, confesser, reconnaître ». Mais pas nécessairement par la force de la torture. Gehir, soulignons-le encore une fois, n'était pas synonyme de gehiner, mot dont le déverbal gehine, attesté postérieurement à géhenne, pourrait bien n'être qu'une altération de ce dernier. Et il faut souligner que gehir ne signifiait pas qu'avouer, dire et affirmer étant aussi parmi ses vieux sens [7], quoique pas assez cités dans les références contemporaines.

On rencontre le verbe gehir [8]/ jehir [9] (entre autres variantes [10]) dans de nombreux textes médiévaux dont la Vie de saint Gilles datant d’environ 1150, écrite par le poète anglo-normand Guillaume de Berneville [11]. Et ce premier sens du verbe sur lequel il n'y a pas de désaccord [12], dès qu'on le traite indépendamment de la contamination phonétique et sémantique de "gehine", "gehiner" et "géhenne", ne peut que disqualifier autant par sa forme que par son sens, sa supposée dérivation du jehhjan francique. C'est dans l'arabe « جَهَرَ jahara » [13] (révéler ce qui est caché, rendre manifeste, rendre public, avouer, confesser) [14][15] qu'il faut chercher la racine de « gehir » et son déverbal "gêne". Les textes arabes relatifs aux "جهر الحب jahr al hobb [aveu d'amour] [16], "جهر العداء jahr al îda [aveu d'inimitié] [17], "جهر بالسر jahr bissir [aveu, révélation de secret] [18], etc., ne laissent subsister aucun doute sur la pertinence de la racine arabe.

جَهَرَ jahara, variantes جَاهَرَ jaahara et أَجْهَرَ ajhara, dont la racine trilitère [jhr] est identique à celle du français "gehir" et ses variantes, signifie aussi "éblouir", "impressionner", "saisir par sa beauté" et "creuser". Il a pour déverbal جَهْر jahr (aveu, manifestation, divulgation, éblouissement, impressionnement), جَهْرَةٌ jahra qui, en tant que substantif, signifie beauté et ravissement, et comme adverbe signifie "ouvertement, manifestement", "publiquement", "explicitement", pour adjectifs جهير jahir et جهوري jahwari (se disent respectivement d'une voix élevée et d'une voix de stentor). Et parmi ses autres dérivés (voir copie de l'article "Jahara" ci-dessous), figure جَوْهَرَة jawhara, pluriel جَوَاهِر jawahir (pierre(s) précieuse(s)) qui a donné au français joyau et joaillier [19] , et leurs apparentés à d'autres langues [20]. A ce propos précis, parce que l'arabe جَوْهَرَة jawhara est considéré à tort par Pihan (entre autres) comme un mot emprunté au persan, il convient de corriger cette idée en rappelant que Rhazès, pourtant persan, rattache le concept philosophique الجوهر al jawhar  (l'essence, et nom générique des pierres précieuses) à la racine arabe جهر jahr [21]. 

« De ce jeu sage et amoureux La riche dame fu roÿne, Sy vault savoir tout leur convine, Car tous les fist a tour venir Et leurs secrez d'amours jehir. » (Le Dit du prunier - 1330-1350) [22]

« A ma dame de ma dolour je ne la puis araisonner Ne je ne puis un mot sonner, Einsois pers toute contenance, Scens, vigour, maniere et puissance, Tant sui dou vëoir esperdus, Et tout aussi comme homs perdus Sui, ne je ne li puis gehir Les maus qu'elle me fait sentir. » (Guillaume de Machaut, Le Dit dou vergier, 1340-50) [23]

Article جهر "jahara" tiré du Dictionnaire arabe-anglais de Edward William Lane.

Part 1




Part 2

Part 3
Part 4


A. Amri
18.03.2020



Notes:




2- Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, Le barbier de Séville, Londres, 1879, p. 129, note 66; -Emile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1875, p. 513;  - Edmond Scherer, Mélanges d'histoire religieuse, Paris, 1865, p. 439
3- Le Galien de Cheltenham, publié par David M. Dougherty, Eugene B. Barnes, Aùsterdam, 1981, p. 147.
4- Des recherches de la France, livre premier et second, plus Un pourparler du prince et quelques dialogues, le tout par Estienne Pasquier, advocat en la Court de Parlement à Paris, Gilles Robinot, Paris, 1581.
5- Frédéric Eugène Godefroy, Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle, V. 4, Classiques Garnier Numérique, 1885 [lien 1], [lien 2].
6- Psautier (recueil de psaumes), emprunté au latin psalterium, du grec ψαλτήριον, psaltếrion, est apparenté à l'arabe بسملة besmala qui est la substantivation de la formile باسم الله bismillah [Au nom de Dieu]. La besmala, en Arabie, est antérieure à l'islam comme en témoigne son usage chez les chrétiens d'Orient. Les Arabes païens de la période préislamique disaient: "باسمك اللهم " [bismika ellahomma] (En ton nom, Elohim [Allah, Dieu]). (Source: إبراهيم المارغني (1415 هـ 1995م). النجوم الطوالع علي الدرر اللوامع في أصل مقرأ الإمام نافع (الطبعة الأولى). بيروت - لبنان. دار الفكر ، ص. 185). Psalmodie et psalmodier permettent de mettre plus en évidence cette parenté.
7- Le Chevalier au cygne et Godefroid de Bouillon, T. 3, Bruxelles, 1859, p. 797.
8- Agnès de Navarre-Champagne, Poésies, Paris, 1856, p. 36;11- Guillaume de Machault, Les Oeuvres, Reims, 1849, p. 37; - Christine de Pisan, Oraisons, enseignements et proverbes moraux, in Oeuvres poétiques, Paris, 1896, p. 38.
9- La chanson du Chevalier au cygne et de Godefroid de Bouillon, Paris, 1874-1877, p. 36; - Amis et Amiles. und Jourdains de Blaivies, Paris, 1852, p. 16;- Lion de Bourges, T. 1, Genève, 1980, p. 439.
10-  Frédéric Eugène Godefroy, opt. cit. [lien 1], [lien 2].
11- Guillaume de Berneville, opt. cit. p. CVI.;- Guillaume de Berneville, opt. cit. p. 11; - Guillaume de Berneville, opt. cit. p. 85
13- Lisan al-Arab sur le portail al-warraq.
14- Freytag, Lexicon Arabico-Latinum, T. 1, Halle-sur-Saale, 1830, p. 317.
15- Edward William Lane, An Arabic-English Lexicon, Book 1, Part 2, Londres, 1865, pp. 474-476
16-  صديق محمد جوهر، تضاريس عاى خرائط الصمت، دار بتانة للنشر والتوزيع، 2016، ص.117
      -  رضا طعيمة، بهدوء..جمال العلاقة الزوجية، رضا طعيمة، 2017، ص. 40
      - محمد يوسف نجم، زار قباني شاعر لكل الأجيال، دار سعاد الصباح للنشر والتوزيغ، 1989
17- حسني محمد البوريني، مرج الزهور، مركز الزيتونة للدراسات والاستشارات، بيروت، 2012، ص. 513
       - ، الدعوى الفاطمية، مكتبة مدبولي، 2005 احمس حسن صبحي
18- مصطفى علوش، خطر البائية والبهائية، دار الأرقم، 1990، ص. 76
       - معركة وليمة لأعشاب البحر في الصحافة العربية، أسامة طيب، ركز بيروت للنشر والمعلومات، 2000
       - شجرة الذاكرة، دار الفارابي، 2007
20- Jewel en anglais, juwel en allemand, joia en catalan, portugais et occitan, joya en espagnol, gioiello en italien, juwell en néerlandais, juvel en suédois [Wikitionnaire].
21-  فرج بالحاج، لسفة الجوهر الفرد في علم الكلام الإسلامي، الدار التونسية للكتاب، 2014، ص. 15
22- Le Dit du prunier: conte moral du Moyen Age, éd° Pierre Yves Badel, Librairie Droz, 1985, p. 62.
23- Guillaume de Machaut, Le dit dou Vergier, in Oeuvres, T. 1, Paris, 1808, p. 50.





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