« ...la
Méditerranée actuelle ou ancienne nous offre des noms de lieux qui présentent
entre eux une grande similitude de structure, d'allure et de consonance. Il
suffit de citer Maratha, par exemple, comme type de ces vocables
antiques qui se rencontrent de Syrie en Espagne et de Thrace en Libye, et qui,
pour nous, semblent n'avoir aucun sens, n'ayant aucune étymologie valable ni en
grec ni en latin. La Phénicie avait sa ville de Marathos ou Marathous,
son fleuve Marathias; la Syrie, ses pirates Marato-cupreni
; l'Arabie a son mont Mareitha; l'Ionie, son port de Marathèsion;
la mer Ionienne, son île Marathe; la Laconie, son fleuve Marathon
; l'Attique, son port de Marathon; l'Espagne, sa plaine de Marathon,
etc. » (Victor
Bérard) [1].
Dans le cadre de la lutte contre le coronavirus, la télévision nationale
tunisienne, secteur du service public en collaboration avec des chaines
privées, organise ces jours-ci des soirées téléthon.
Concept médiatique de collecte de fonds à des fins caritatives, le téléthon a
débuté aux USA
en 1954. Cette année-là, au premier week-end de mars la WBA TV a
organisé la première émission de ce genre, qui s'est étendue sur 22 heures
d'affilée. Peu à peu, le concept a conquis d'autres télés américaines. Puis
s'est exporté vers l'Europe. En France, le premier téléthon a été organisé en
1987, à l'initiative de l'Association française contre les myopathies.
D'après le Wiképédia arabe, le téléthon tunisien lancé ces
jours-ci est le 2ème dans l'histoire de la télé nationale. Et si, en
raison de cette modeste expérience, l'émission n'a encore rien de tunisien,
étant jusqu'à son intitulé en lettres latines copie conforme du prototype
occidental, il va de soi que, pour ses nobles fins, elle ne peut avoir droit
qu'à la haute estime et l'entière considération.
Mais d'où vient au juste le mot téléthon ?
C'est un mot valise emprunté à l'anglais telethon, lexicalisé sur
la base de télévision et marathon. En somme, c'est un marathon
télévisuel, une course médiatique, pour ainsi dire, en vue de servir une œuvre
caritative. Au sens propre du terme, marathon est défini par le TLFi
comme suit: « Épreuve de course à pied de grand fond, sur une distance
». Quant à l'étymologie du mot, la même source
nous en dit : « Du nom de Marathon, localité de l'Attique, où en 490 av.
J.-C., les Grecs remportèrent une victoire sur les Perses, et d'où partit un
soldat qui mourut d'épuisement après une longue course, à son arrivée à
Athènes, en annonçant la nouvelle. »
Si le TLFi se contente de rattacher le mot à Μαραθών, Marathốn, dème de
l'Athènes antique éponyme de la course marathonienne, le Wiktionnaire
nous dit que ce toponyme signifie: « lieu où croit le fenouil ». Mais quoiqu'il
en soit, comme l'a démontré Victor Bérard depuis 1902, le toponyme grec est
issu du fond commun aux langues arabiques, et l'Athènes attique le doit aux
Phéniciens [2]. D'ailleurs, même l'épreuve sportive n'a
d'hellène que le prestige historique associé à la légende de Phidippidès.
الْمَرْطَى al-marta et الْمَرُوطُ al-maroutt, avec nunnation:
مَرْطٌ marton et مَرُوطٌ
maroutton, du verbe مَرَطَ marata (marcher
vite), désignent en arabe deux types de course, et sont attestés, entre autres
dérivés, autant dans les anciens auteurs que dans les dictionnaires médiévaux [3]. Ibn Mandhour définit الْمَرْطَى
al-marta comme "type de course [...] en dessus du التقريب at-taqrib [marche accélérée] et en
dessous de الإِهْذابِ al-ihdhab [course
à fond]" [4]. Quant à الْمَرُوطُ
al-maroutt, Al-Khalil le définit par "marche et course
accélérées"[5]. L'adjectif à déclinaison féminine مَرْطَى marta se dit d'une jument ou
chamelle rapide [6]. Et le substantif مِمْرَطَةٌ
mimrata désigne la chamelle de même allure [7].
Avant de conclure, il ne serait pas superflu de rappeler qu'en 1994, Taïeb Baccouche a publié un livre intitulé L'emprunt
en arabe moderne. Et parmi une foule de mots dont l'auteur ignorait
probablement la racine pré-latino-grecque, figurent "marathon"[8] et "corniche" [9]. Ce dernier, attesté en français depuis 1524,
de l'italien cornice, qu'il vienne du latin cornix (« corneille ») ou du
grec κορωνίς, koronis (courbe), apparenté à "corne" et
"couronne", doit sa racine à l'arabique [10][11][12][13][14]: arabe قَرْنٌ
qarn, hébreu קרן, keren, qui a donné aussi l'allemand, l'anglais et le
suédois horn, le néerlandais hoorn, l'italien corno, le
romain corn.
Par conséquent, contre toute apparence pouvant faire de "Téléthon
Corona" une expression importée, ces deux mots n'ont d'extra-arabe
que l'emballage graphique et phonétique.
« Μαραθών [Marathốn] surtout est un nom typique
: c'est l'un des plus fréquents sur les terres phéniciennes. En Syrie d’abord :
Marathos est une ville et Marathias un fleuve de Phénicie ; Maratocupressi
une tribu de Syriens ; en Asie Mineure : Marathesion près d'Ephèse; Marathoussa
de Clazomène; Maratonymon de Bithynie; en Grèce: Marathon et son
taureau tué par Héraklès ou Thésée; Maralhonia de Thrace; Marathon,
premier nom de l'Eurotas; Opistomarathos de Phocide; Marathos
d'Acarnanie; Maratha de Gorcyre; en Espagne: Marathon. Chypre,
actuellement encore, a le Marathovouno et les champs de Maratha.
» [15]
21.03.2020
Notes:
1- Les phéniciens et l'Odyssée, T. 1, Paris, p. 47.
2- Victor Bérard, opt. cit. p. 47.
3- Le portail al warraq recence 22 références mentionnant المرطى al-marta, 33 المروط al-maroutt, 23 مروط maroutt, 17 le verbe مرط marata, et 3 ممرطة mimrata.
4-بطرس البستاني، محيط المحيط، دار الكتب العلمية، 2009، ص. 292
5- ابن منظور، لسان العرب، ج. 7، ص. 401
6- ابن منظور، نفس المرجع، ص. 454
7- ابن منظور، نفس المرجع، ص. 454
8- L'emprunt en arabe moderne, Académie tunisienne des sciences, des lettres, et des arts, Beït al-Hikma, 1994, p. 122.
10- Arabique est le substitut que j'emploie pour désigner ce que les linguistes appellent "sémitique". Il faut l'entendre dans le sens géographique du terme, comme l'indo-européen pour les langues qu'il englobe.
11- Antoine Paulin Pihan, Dictionnaire étymologique des mots de la langue française dérivés de l'arabe..., Paris, 1866, p. 124.
12- Stephen Weston, , A Specimen of the Conformity of the European Languages, Calcutta, 1816, p. 128.
13- Léon de Rosny, Aperçu général des langues sémitiques et de leur histoire, Paris, 1856, p. 31.
14- Gilles Ménage, Dictionnaire étymologique de la langue françoise, T. 1, Paris, 1750, p. 420.
15- Victor Bérard, De l'origine des cultes arcadiens, Paris, 1894, p. 18.
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