dimanche 20 mars 2016

Constantin Afer: fugitif ou captif de bonne guerre ? - I


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Il y a près de mille ans, un Ifriqien que l'on suppose médecin, et des plus érudits, a quitté Carthage pour la Sicile. Une première fois comme commerçant. Puis une seconde fois comme philanthrope. Le philanthrope, Carthage ne le reverra plus jamais. Et le plus investigateur des historiens serait incapable d'élucider le mystère de ce dernier "aller simple". L'homme se serait converti au christianisme, s'il n'était pas chrétien de naissance, et il aurait troqué sa médecine, son commerce, son pays et les
Portrait de C. l'Africain
biens de ce monde pour la plus douce des retraites, devenu moine de l'abbaye Mont Cassin. On peut être dubitatif et sceptique à propos de tout ce qui se raconte sur le "transfuge de l'Ifriqia", mais ce dont personne ne peut douter, c'est que l'Ifriqien fut à l'Occident chrétien médiéval ce que le mythique Prométhée aux mortels: un donneur
de feu !
Sans Constantin l'Africain et la flamme scientifique qu'il a tirée des universités de la Zitouna et de Kairouan pour en faire don aux Salernitains, il serait difficile d'imaginer ce qu'aurait été la renaissance européenne.

Les Tunisiens dont beaucoup ne soupçonnent pas ce que leur pays a donné depuis Magon et Augustin à l'humanité, et davantage au moment où la civilisation arabo-musulmane était à son apogée, doivent exhumer de l'oubli immérité ce compatriote de grande stature. Et même si le personnage semble avoir emporté son secret avec lui à plus d'un niveau biographique, il n'en reste pas moins perméable, abordable et attrayant à d'autres niveaux. Ce donneur de feu fut aussi donneur de mots. Pour n'en citer qu'un exemple, c'est à lui que le latin doit
ancha, de l'arabe أنقاء qui a donné le français hanche. Un mot parmi tant d'autres arabes dont la plupart sont indument attribués par la "mythémologie" savante à des mères putatives indo-européennes.

Salerne,  autrefois devenue Ville d'Hippocrate (
Urbs Hippocratici) grâce à cet illustre Tunisien, ne rendra pas à Carthage son dû. C'est aux Tunisiens de le réclamer.  En dépistant leur "transfuge" et en le "rapatriant" pour lui donner la place qu'il mérite dans les patrimoines national, maghrébin et arabe.  A. Amri - 20 mars 2016



L'énigme Afer
"Son nom brille à l'un des premiers rangs parmi ces pieux enfants du cloître, qui du fond de leur solitude enrichirent le monde des fruits patients de leurs veilles, et pour lesquels notre reconnaissance sera toujours inférieure à leurs bienfaits1 ».

L'homme dont parlait ainsi, en 1852, Maxime de Montrond est Constantin l'Africain.

En dépit de l'œuvre historique qui l'a élevé en son temps au dessus de la stature commune des hommes, le personnage de Constantin l'Africain reste pour l'essentiel de sa vie un grand mystère. Celui qui a transmis à l'Occident chrétien les textes fondateurs de sa renaissance scientifique2 n'a pas livré à l'histoire les clés de son action. A quelque mille ans de ce moment-charnière du passé médiéval, le personnage aux multiples zones d'ombre, irréductibles, ne cesse d'intriguer.

Quel mobile précis a pu motiver chez cet homme,  arabe ou berbère arabisé, et de confession originellement musulmane, une action aussi singulière que la sienne ? Qu'était-il au juste pour basculer du camp sarrasin au camp chrétien ? Un transfuge de la persécution ? Un mystique de la philanthropie ? Un génie hors de son temps dévoué à une œuvre prométhéenne ? Ou bien rien de tout cela,  mais seulement un captif de bonne guerre dont l’œuvre n'aurait été que la monnaie d'échange de sa survie ?

Ces questions, nous allons tenter d'y répondre à travers deux articles, dont le premier ici publié, est une reconstitution de ce que l'on peut appeler la
dimension ifriqienne du personnage, sa face  éclipsée de Tunisien, d'Arabe et de musulman. Nous verrons que si l'histoire du personnage d'après les récits de ses biographes commence au Mont-Cassin et s'y termine, si elle boude le passé africain et enfume le monde sarrasin, c'est pour des raisons qui ne sont pas sans rapport avec la vieille fierté sénatoriale romaine. Loi doxique en vertu de quoi les barbares, bien que civilisateurs de la Rome païenne, n'avaient droit qu'au dédain. Dans le deuxième article qui sera publié prochainement, nous tenterons de percer les murs historiques de l'abbaye du Mont-Cassin pour y explorer le mystère du moine qui nous intéresse. Même semée d'embûches et sans véritable impact pour l'histoire, cette enquête virtuelle, nous l'espérons, contribuera à réhabiliter aux yeux de ceux qui le jugent comme tel un présumé traître et apostat.

Biographie émaillée de trous

Constantin l'Africain est mort en 1087, alors qu'il devait avoir 70 ans, à l'abbaye du Mont-Cassin. On ignore la durée exacte de sa vie monacale. Onze ans pour les uns. Pour d'autres, juste sept ans. Le récit biographique que lui a consacré Pierre Diacre3(1054- 1153), l'un de ses condisciples monacaux,  fait le flou sur ce point, autant que sur des pans précis de son passé. Les moments cruciaux, ainsi que les lieux qui nous paraissent nécessaires à l’intelligence de la biographie font défaut. Et les historiographes qui ont tenté parfois de combler ces lacunes, loin de débrouiller le mystère l'ont épaissi, quand ils ne l’ont pas infléchi, à bon ou mauvais escient, à des fins servant la contre-vérité historique. En fait de récit biographique, il convient de préciser qu'il ne s'agit que d'un exposé sommaire, une sorte d’hommage dans le style des éloges académiques, mais pour le moins laconique. L’éloge est inséré dans une historiographie de vieille tradition, De viris illustribus, dédiée par ses auteurs à une sélection d’hommes célèbres. Si le texte porte, évidentes, les marques d'une hagiographie où il serait difficile de démêler la part de la réalité et celle de l'affabulation, il ne nous fournit rien par contre sur les détails susceptibles d'éclairer le passé ifriqien de l'homme. Quels étaient son nom d'origine, sa famille, son enfance, ses premiers rapports avec les hommes de son pays ? Et quel mérite, surtout, ce pays peut s'attribuer dans les connaissances (scientifiques ou sapientiales) prêtées au "professeur de l'Orient et de l'Occident" ?  Là-dessus, c'est le black-out total.

Les nourritures halal


De toute évidence, si le texte ne nous donne à voir de l'homme que le monument d'érudition, ce n'est pas à la seule stature dudit monument ni à la seule envergure de son œuvre chrétienne  qu'il faudrait imputer l'éclipse du monde d'où il vient. L'arbre ne cache pas la forêt. Ni l'Africain l'Afrique, nous semble-t-il. Or si la règle s'inverse dans l'esprit des légataires directs de Constantin l'Africain, c'est que, à notre sens, il y a de bonnes raisons à cela. Il fallait traiter l'image du personnage, dont l’entrée en scène a quelque chose de providentiel, avant de la transmettre à l'histoire. Moins soucieux des détails nécessaires à l’éclairage historique que de l’auréole devant nimber et la tête du personnage et la main de la Providence, les moines de l'abbaye du Mont-Cassin ont dégrossi en conséquence Constantin l'Africain. Et pour ce faire l'ont émondé de ses racines, en l’occurrence infidèles, autant que des ramifications pouvant le rattacher à ce milieu d’origine sarrasin. La raison de tout cela ? En bons chrétiens et serviteurs intègres de leurs ouailles, les moines devaient édifier avant tout, neutraliser les traits barbares de l’Africanus. En somme cuisiner à son sujet une histoire chrétiennement halal. 

Chrétien ou pas, la question est ailleurs


C’est à cette histoire expurgée et très édifiante que nous devons, entre autres idées bien assises, la chrétienté originelle de Constantin l’Africain. « Constantin surnommé l'Africain, naquit à Carthage, dans le christianisme", lit-on sous une plume franco-belge4 du 18e. En 2008,  sous la plume de l’historien médiéviste français Gouguenheim, on lit que « l’homme est un chrétien originaire d’Afrique du Nord5 ». Pour l'Allemande Raphaela Veit, sans donner le moindre indice soutenant son assertion: «tous les facteurs indiquent que Constantin l'Africain naquit dans la communauté chrétienne de Carthage»6. Et même les sources censées s’inscrire à contre-courant d'une certaine historiographie partisane ne s'écartent pas de cette thèse. Pour Nasr Eddine Boutammina qui se réclame du "rétablisme", le personnage se profile avant tout comme « un Nord-africain chrétien7  ».

Nous voudrions préciser ici que notre propos n'est pas d'être partie dans une bataille interconfessionnelle.  Laquelle serait forcément manichéenne à ce niveau précis. S'il importe de montrer les rouages intérieurs de cette bataille, pourquoi la polémique perdure autour de ce point alors que la lumière semble de longue date faite là-dessus, la véritable bataille d'idées, à notre sens, n'a rien à voir avec la croyance religieuse de Constantin l'Africain. La partie qui soutient l’inlassable circumambulation soufie autour de ce faux-problème, essentiellement des plumes de ce qu'on a convenu d'appeler l'islamophobie savante, pense en tirer certains dividendes, un lot de consolation, quelque chose qui lui permette de jeter la poudre aux yeux d'un public pas assez prévenu, et gagné, ou à gagner à sa cause. En réalité,  quelle que fût la réelle confession originelle de l'homme, cet alibi ne peut éclipser ni le fait que le personnage est d'origine et de culture arabes ni le fait que les 13 livres8 compilés ou traduits par lui le sont aussi. Il ne peut éclipser  non plus le fait que l'édifice des traductions latines de textes arabes s'est élevé sur la pierre inaugurale posée, à travers ces 13 livres, par Constantin l'Africain. C'est de la flamme sarrasine partie de Tunis et transmise au Mont-Cassin que le flambeau a pris naissance, a traversé l'Italie méridionale d'abord, puis franchissant les frontières italiennes vers Montpellier, et la France vers le reste de l'Europe, il a fini par devenir un soleil. Et l'ouvrage écrit à ce propos par Sigrid Hunke dans les années 19609, l'Histoire des Arabes de Louis Amélie SédillotLa Cité d'Isis de Pierre Rossi, entre autres références, peuvent bien éclairer ceux qui ont des doutes à ce propos. Aussi l'argument de l'origine chrétienne dont se servent certains historiens, par le passé comme de nos jours, pour tenter de minimiser ou rayer d'un trait l'impact de la civilisation arabo-musulmane dans la renaissance scientifique et littéraire de l'Occident, n'est-il en l'occurrence qu'un faux-fuyant, un expédient pour dévier de son véritable objet l'essence de la réflexion et du débat. Par ailleurs, le soin que prennent certains historiens à relativiser à tout propos ce qui vient du monde arabo-musulman, en rappelant incessamment, et judicieusement -bien entendu,  que tel auteur est soit juif soit chrétien, et non musulman,  et tel auteur est soit perse soit berbère, et non arabe, puis, par dessus cette judicieuse considération, arabes ou pas, ce sont les copieurs des Grecs ! cette manie obsessionnelle de judaïser, christianiser, persaniser, berbériser, et quelquefois même latiniser et gréciser10 des auteurs dont la langue maternelle, l'école, les écrits, la pensée, etc., sont arabes, ne peuvent qu'être corrélés avec le même expédient ici évoqué.  En même temps, de par son caractère chronique et persistant qui frise le pathologique, cette relativisation systématique du mérite arabe n'a qu'une signification, à notre sens: elle dévoile un complexe latent, douloureux, une blessure narcissique  que l'Occident hautain refuse de s'infliger.

C'est à partir de 1160, c'est-à-dire soixante-dix ans après la mort de Constantin l'Africain que l'histoire nous fournit le premier document éclairant l'originelle confession constantinienne. Le texte de Matthaeus Ferrarius, médecin salernitain selon toute vraisemblance11 , précise en toutes lettres que "Constantin était un Sarrasin"12. Tout au long du Moyen-âge, les termes musulman et islamique, aujourd'hui à l'honneur dans les médias comme dans les glossaires, et pour cause ! n'étaient pas encore en usage dans le latin ni dans l'ensemble des idiomes de l'Occident chrétien. Depuis la conquête de l'Espagne, et peut-être même avant, Sarrasin s'employait comme synonyme de mahométan, ismaélite, infidèle, maure. Souvent pas moins connoté que les mots qui précèdent, Sarrasin désignait aussi bien le musulman de la péninsule ibérique que celui de la Sicile et d'outre-Méditerranée. Et quand bien-même l'on pourrait arguer, en se fondant sur l'étymologie dérivant ce mot de l'arabe sharki [oriental], d'un sens géographique neutre susceptible de réconforter les irréductibles batailleurs à ce propos, force est d'admettre que tel sens reste intimement rattaché au musulman. Dans les textes latins et romans du Moyen-Age, il n'est nulle part fait mention de Sarrasin pour désigner un chrétien arabe, ou un juif, que ceux-ci fussent maghrébins ou orientaux.

A cette vieille attestation historique fournie par Matthaeus Ferrarius dès 1160, s'ajoutent les documents trouvés au début du XXe siècle à Trinita della Cava, dans la province de Salerne. Ces pièces, puisées dans les archives médiévales de l'abbaye bénédictine, aujourd'hui plus connue sous le nom  Bahia de Cava, et publiées vers 1910 sur les pages d'une revue italienne, apportent une nouvelle confirmation au fait attesté par Ferrarius. Constantin l'Africain était bel et bien un musulman, un musulman «converti au christianisme». Quelques années après la publication de ces documents, l'enquête menée sur le lieu par l'orientaliste et historien de la médecine allemand Karl Sudhoff, a consolidé davantage ce qui semble de nos jours hors de doute: Constantin n'est pas né chrétien. Le seul élément mis en cause par ce chercheur, lequel pouvant donner encore quelque os à ronger à nos irréductibles batailleurs de l'alibi confessionnel, concerne l'arabité du personnage. Karl Sudhoff est persuadé que  Constantin l'Africain serait d'origine berbère13. Mais en quoi cette précieuse nuance apportée à l'identité du personnage puisse-t-elle constituer une révélation ? C'est tout le Maghreb, ou presque, qui serait d'origine berbère. Et si révélation il y a quand même, en quoi peut-elle entacher ou couvrir le flambeau qui a traversé du sud au nord la Méditerranée ?14


En réalité, si la bataille de l'originelle chrétienté constantinienne mobilise incessamment ses plumes pour la défendre, c'est que la même doxa qui, autrefois, a œuvré pour débarrasser de leurs impuretés sarrasines Constantin l'Africain et ses traductions, poursuit, de nos jours, son travail de maintenance et de suivi, sa noble tache d'hygiène publique.

Nous  allons voir sans plus tarder comment le récit de Pierre Diacre (Petrus Diaconus), près de mille ans avant Gouguenheim et les plumes du même bord, donnait à la postérité le bel exemple à suivre.

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Ahmed Amri
20 mars 2016

==== Notes ====

1- Les Médecins les plus célèbres, Lille, 1852); p.37

2- Lucien Leclerc lui attribue "l’honneur d'avoir provoqué en Europe un commencement de renaissance médicale", et juge que l'homme "à ce titre occupera toujours une place importante dans l'histoire de la médecine du moyen âge" (Histoire de la médecine arabe , Paris, 1876), p.541. Pour Joseph-François Malgaigne (1806-1865), Constantin fut "l'auteur de la réforme , et en quelque sorte le restaurateur des sciences médicales en Occident." Et l'auteur souligne que l’œuvre de Constantin "fut à peu de frais". (Introduction des Œuvres complètes d'Ambroise Paré, Paris 184), p.20


3- Cet auteur n'aurait fait que compléter l’œuvre commencée par Léo d'Ostie (moine de la même abbaye) que la mort avait empêché d'achever. 




4- Charles Van Hulthem, Bibliotheca Hulthemiana (Bruxelles, 1837); p.33

5- Aristote au mont Saint-Michel, Paris, 2008.


6- Acteurs des transferts culturels en Méditerranée médiévale (DIPIHA, Oldenbourg, Verlag, München, 2012); p.148

7- Les fondateurs de la Médecine (Œuvres universelles de l'Islam, 2011)

8- Les principaux titres sont le Kitab al-Maliki ou Livre de l'art médical (Ali ibn Abbas),
Zād al mussāfir wa tuhfatu elqādim ou Viatique du voyageur (Ibn Al Jazzar), Kitab al-Malikhûliya ou De melancholia (Ishâq ibn Imrân), Kitab al-Baul ou Traité de l'urine, et  Kitab al-Ḥummayat ou Traité des fièvres (Abu Yaqub Ishaḳ ibn Sulayman).

9- Le titre Le Soleil d'Allah brille sur l'Occident : notre héritage arabe Jabir Ibn Hayyan) est très significatif à ce propos.
Sur Wiképédia, on  nous dit que ce médecin et psychologue est persan. Et c'est déjà une faveur de l'histoire (mise à jour et actualisée) qu'elle ramène ce personnage arabe et de souche yéménite (voir Lionel et Patricia Fanthorpe, co-auteurs de Mysteries and Secrets of Numerology (Dundern Toronto, 2013), Richard Russell, The Works of Geber (London, 1686 - London & Toronto, 1928), Eric John Holmyard, Makers of Chemistry (Clarendon Press, 1931) au monde musulman !
Au 16e siècle, Geber était donné indien par l'abbé Jean Trithème (1462-1516). Au 17e, le bibliographe espagnol Nicolás Antonio (1617-1684) le donnait espagnol et sévillais. Selon une version attribuée à Léon l'Africain, Geber est grec et chrétien converti à l'islam. François-Xavier de Feller (17035-1802), polémiste et écrivain belge du 19e, allait jusqu'à prêter au personnage un sympathique prénom judéo-chrétien: Jean Geber. Quant à Berthelot, citant le Kitab-al-Fihrist, lequel cite à son tour des historiens arabes, nous rappelle qu'il y avait même eu des doutes sur l'existence de ce Geber (Revue des Deux Mondes tome 119, 1893, p.548 )

Autre exemle:Ali ibn Abbas al-Majusi.
La plupart des sources bien informées et non moins bien formées en Occident font de ce médecin un Perse et un non musulman. Perse parce que né à Ahvaz, et non musulman parce que surnommé Al-Majoussi [le mage]. En vérité, le nom complet de ce médecin est Abou Al-Hassen Ali ben Abbas Al-Ahwazi Al-Majoussi. Arrêtons-nous un peu sur la locomotive de ce nom à charnières: Abou Al-Hassen (littéralement le père de Hassen) est doublement significatif quant à la foi religieuse du personnage. Dans les pays musulmans, orientaux surtout, "Abou Tel" est un agnomen donné au père de Tel, un titre de fierté qui honore autant le père que le fils. Jamais "Abou Tel" ne peut être donné à un célibataire, ni à un marié n'ayant pas de garçon. Or ce fils Hassen est non seulement porteur de prénom arabe, non seulement porteur de prénom musulman, mais ce prénom n'est pas n'importe lequel: c'est celui du fils d'Ali, cousin et gendre du Prophète. Voyons maintenant comment s'appelle le père de ce médecin: Abbas. Et c'est encore un indice révélateur du même poids que le précédent. Abbas est doublement rattaché à la famille du Prophète. L'oncle de celui-ci s'appelle Abbas. Et Abbas est aussi un autre fils d'Ali, demi-frère de Hassen. Voyons enfin le prénom du médecin: Ali. Ali cousin et gendre du Prophète. Comment soutenir alors l'imposture qui fait d'un chiite signé un non-musulman? Et d'un petit-fils d'Arabe né dans le canton arabe d'
Ahvaz un non-arabe ?

Troisième et dernier exemple: par quelle magie Ibn Sina puisse devenir Avicenne, Ibn Rochd
Averroès, Ibn Azhar Avenzoar, Ali Hally, Ibrahim ibn Daoud Avendauth, Arrazi Rhazes, Alfarabi Alpharabus, Aboulkacem Abulcacis, Ibn Baja Avempace, Al Haythem Al-Hassen Alhazen, Sahl ibn Bishr Ascalu, Zael, Zahel, Cehel ? 
Et ce ne sont que quelques exemples d'une latinisation qui, somme toute, n'a épargné aucun auteur traduit.
11- Selon une note de Herbert Bloch (Monte Cassino in the Middle Ages, vol. I, Rome 1986); p.1497), Magister Mathaeus Ferrarius de Salerne est un auteur médical. Le titre "Maître" permet de supposer qu'il ait pu être médecin et professeur de médecine à l'Ecole de Salerne.
 
12- Herbert Bloch: Monte Cassino in the Middle Ages, vol. I, Rome, 1986 (cité par Thomas Ricklin, Le cas Gouguenheim (Traduit de l'allemand par Anne-Laure Vignaux).


13- Nous savons combien les susceptibilités doivent être ménagées à ce propos précis. Nous savons combien la pomme de discorde qui nous a été jetée par bien des Eris entretient ce venin identitaire qui dresse Berbères contre Arabes, et vice versa. Mais les sages diraient aux uns et aux autres: Arabe ou Berbère, c'est kifkif bourricot ! Et d'ailleurs si les dernières révélations paléogénéticiennes, se confirment, les sages vous diront un jour: Arabes et Aryens, c'est du kifkif au même ! 

14- Le Liber pantegni compilé par Constantin l'Africain à partir de textes arabes a été l'étincelle catalytique d'un vaste mouvement de transfert de la culture arabo-musulmane vers l'Occident chrétien. La course contre la montre pour rattraper les Arabes a engagé des traducteurs, des institutions religieuses, des universités, qui ont reconduit, durant plusieurs générations, ce qui a été initié par C. l'Africain à la fin du 11e .




lundi 22 février 2016

Mohamed Al-Siqilli, pionnier tunisien de la médecine médiévale


Al-Siqilli que l'on traduit par le Sicilien est un surnom commun à de nombreux personnages historiques, tous associés à la période médiévale et ayant chacun plus ou moins contribué à l'âge d'or de la civilisation arabe. Jawhar al-Siqilli, le général fatimide fondateur du Caire, est assurément assez célèbre et se passe bien de présentation. Ibn Hamdis (1056-1133), le poète marqué par la plaie de la Sicile perdue, n'a pas la même notoriété mais il est bien plus vivant dans la mémoire culturelle. D'autres sont très peu connus, tant les références à leur sujet sont rares ou, quand elles existent, avares d'informations. C'est le cas pour Ibn Zafar al-Siqilli (1104 – 1170 ), philosophe et politologue de l'époque normande, Ibn al-Qattaâ al-Siqilli (1041-1121), littérateur et linguiste de la famille des Aghlabides, Ibn al-Birr al-Siqilli (11e), lexicographe et philosophe de la période kalbite, entre autres Siciliens arabes cités dans quelques ouvrages mais très peu documentés sur le web.

Parmi ces oubliés des éditions nationales ou arabes De viris illustribus (hommes célèbres), figure un médecin tunisien du XVe siècle qui mérite une réparation, à notre sens, non seulement pour l'injuste méconnaissance de l'histoire à son égard, mais aussi et surtout pour un outil de diagnostic et une thérapie relevant de son génie médical de pionnier. Et indument attribués à d'autres médecins. Il s'agit de Mohamed al-Siqilli.
On sait très peu de choses sur la vie de l'homme, en raison, notamment, de l'incendie qui a détruit la bibliothèque de la Zitouna en 1535. Toutefois, comme l'indique son patronyme, al-Siqilli descend d'une famille de souche sicilienne. C'est un fait notoire qu'à la fin de l'émirat de Sicile, des milliers de musulmans ont été contraints d'émigrer, les uns à l'intérieur de la Sicile, les autres, beaucoup plus nombreux, vers des pays arabes. Et c'est probablement dans l'une des vagues successives d'exil marquant cette période, peut-être bien au début des années 11601, que s'insère l'implantation en Tunisie des al-Siqilli.

Mohamed al-Siqilli est né à Tunis à la fin du XIVe siècle. D'après Ahmed Ben Miled, auteur de trois livres sur la médecine tunisienne de la période médiévale2, la médecine était une tradition dans la famille des al-Siqilli. Mohamed et son frère Brahim appartenaient à une illustre lignée de médecins dite dynastie des Esseqilly3 . C'est d'ailleurs à cette dynastie que l'école de médecine de Tunis est redevable de l'apport qui lui a permis  d'assurer la relève, quand, à la fin du XIIIe siècle, l'école de médecine kairouanaise a consommé son déclin. Rappelons que la Tunisie, jadis entrée dans l'histoire par la grande porte, est pionnière dans l'enseignement universitaire. Augustin, Apulée, Tertullien, pour ne citer que ces trois noms,  sont sortis de la vieille université de Carthage. De même que plusieurs médecins illustres et auteurs de traités  comme Théodore Priscien, Cassius Felix, Caelius Aurelianus, Vindicianus Afer, Muscio. En 670, alors que la conquête arabe de la Tunisie n'est pas encore terminée, le premier édifice construit à Kairouan, la Grande Mosquée, était à la fois un lieu de culte et une médersa (collège), laquelle deviendra -un siècle plus tard- la deuxième université tunisienne,  après la Zitouna -la plus vieille au monde. Avec Bayt al-Hikma (la Maison de Sagesse) qui forme dès 772 les futurs médecins, astronomes, mathématiciens, pharmaciens, botanistes, l'université de Kairouan acquiert aussi le statut de première université laïque du pays et du monde, bien longtemps avant la Bayt al-Hikma égyptienne. Rappelons enfin que si la Schola Medica Salernitana a acquis, entre le IXe siècle et le XIVe siècle, la notoriété qui valut à Salerne le titre Hippocratica Urbs (Ville d'Hippocrate), c'est avant tout grâce aux sommités médicales de l'école kairouanaise, dont Constantin l'Africain a traduit les traités entre 1070 et 1078. Ce même Constantin que les sources latines des XIe et XIIe ( Léo d'Ostie et Pierre Diacre) présentent comme redevable de son savoir uniquement à l'Orient, en médecine comme dans le reste des sciences qui lui sont attribuées, ne serait que le produit exclusif de l'école ifriqienne.

C'est à la Zitouna, fondée à Tunis en 737, que Mohamed al-Siqilli a fait ses études. Devenu médecin, il a travaillé à l'hôpital hafside Al-Muristan, premier hôpital tunisien fondé dans la capitale, sous le règne du sultan Abû Fâris `Abd al-`Azîz al-Mutawakkil (1393-1434).

En tant qu'auteur, Mohamed al-Siqilli aurait écrit plusieurs traités, dont Prévention des épidémies ( الوقاية من الأوبئة) et Manuel Persique (المختصر الفارسي). Ben Miled cite un troisième traité, à l'état manuscrit, dont le titre translittéré est Mokhtar el Ferissi. S'il ressort de ces traités que la tuberculose et la conjonctivite constituaient le centre d'intérêt de l'auteur, les connaissances et la pratique du médecin, quant à elles, s'étendaient à d'autres pathologies comme les maladies des nerfs et de la tête, l'insomnie et la paralysie hystérique.

En octobre 2010, le médecin tunisien Ridha Limam, qui partcipait au 22e congrès de la Société Internationale d'Histoire de la Médecine (SIHM) tenu au Caire,  a surpris les participants, et ce en soutenant que l'invention du stéthoscope que l'on attribue au médecin français René Laennec ne serait que l’œuvre de Mohamed Al-Siqilli.4
En vérité, dans les cercles universitaires et médicaux tunisiens, cette thèse est connue depuis près de 50 ans, si ce n'est plus. En 1980, Ahmed Ben Miled soulignait qu'« en lisant attentivement le manuscrit d'El Mokhtar el Ferissi de Mohamed Es-Siqilli, on constate que ce médecin diagnostiquait les lésions tuberculeuses par l'auscultation et classait les symptômes du trachome en quatre stades... »5. Mais comment se fait-il que cette présumée connaissance de diagnostic par consultation (c'est-à-dire par ce que nous appelons aujourd'hui stéthoscope) ait pu rester inconnue durant près de 7 siècles ? Ridha Limam impute cette méconnaissance aux destructions subies par les archives tunisiennes et la bibliothèque universitaire de la Zitouna, lors des saccages perpétrés à Tunis par l'armée de Charles Quint en 1535. L'incendie perpétré par les Espagnols est un épisode tristement connu, de même que ses implications scientifiques et culturelles. On ne saurait évaluer au juste ce que la science et le savoir en général ont perdu dans cet acte de vandalisme qui ne s'oublie pas, néanmoins il est certain que les manuscrits irrémédiablement perdus sont nombreux. Les ravages ayant affecté la bibliothèque de la Zitouna furent tels que ce centre culturel, aujourd'hui devenue Bibliothèque Nationale, n'a pu être restauré que trois siècles plus tard. Par ailleurs, d'autres bibliothèques ont été saccagées à Tunis, et divers monuments à Bab El Bhar et Bab Bnet furent également endommagés par cette même armée de Charles Quint. 

Mais malgré les pertes occasionnées par cet incendie, ce sur quoi on peut  s’appuyer pour étayer l'attribution du stéthoscope à Mohamed al-Siqilli ce sont les traités conservés de ce médecin. En particulier le Mokhtar el Ferissi, mais aussi les indices qu'une bonne relecture dynamique de Prévention des épidémies ( الوقاية من الأوبئة) est susceptible de mettre en relief.


Stéthoscope du 19e
Al-Siqilli fut le premier à s'être aperçu que le bacille de la tuberculose peut produire des "grottes" (blessures) aux poumons. Or pour que le diagnostic permette de constater de telles blessures, de l'avis des spécialistes il faut que le médecin dispose soit d'une radiologie (ce qui est impensable ici) soit d'un instrument d'auscultation médiate, c'est-à-dire un stéthoscope. Un archétype médiéval conçu par Al-Siqilli parait assez vraisemblable, l'instrument le plus moderne n'étant somme toute pas assez sophistiqué pour rendre plausible cette thèse. Il n'est que de voir en quoi consiste au juste le premier modèle attribué à René Laennec.



Torpédo
Mohamed Al-Siqilli serait également pionnier dans le traitement par sismothérapie de certaines affectations neurologiques. Cela peut nous surprendre si nous associons ce mot à un appareillage électrique auquel le contexte historique précis de ce médecin ne se prête pas. Al-Siqilli vivait, certes, à une époque où l'électricité n'était pas encore née, mais non sans ignorer pour autant que l'énergie électrique existe, en l'occurrence dans le corps d'un poisson: la torpille. Selon Ahmed Ben Miled, Essikilli traitait " les paralysies hystériques par le torpillage électrique, c'est-à-dire par le poisson torpille bien connu sur les côtes tunisiennes."6 Les mosaïques du musée du Bardo attestent même d'une connaissance qui remonte à l'Ifriqia romaine. Par conséquent, ce que le jargon médical moderne appelle électroconvulsivothérapie, neurosciences, sismothérapie, ne serait pas l'exclusive invention des temps modernes.

Praticien et auteur, Mohamed Al-Siqilli était aussi enseignant. Et en tant que tel, quand il s'adressait à l'apprenant il n'oubliait pas de rappeler au futur jeune médecin les principes déontologiques de base à observer.

« Sache, O mon enfant, écrit-il, qu’il n’y a pas de crime plus abominable que d’abuser des gens, de prendre frauduleusement leurs biens, surtout les malheureux qui souffrent et qui sont sans esprit et sans force. Un pauvre être se sent perdu, il fait appel à ta science pour soulager ses maux, tu l’examines et lui rédiges une ordonnance, des lors il met tout son espoir dans ce morceau de papier et croit que son contenu avec l’aide divine va le guérir ; le pharmacien s’en rapporte aussi à toi et à Dieu et délivre les remèdes. Or, combien ton acte serait criminel si tu agissais à la légère et combien ta responsabilité serait grande !
« A la place du malade, vaudrais-tu qu’on agisse ainsi envers toi, qu’on se joue de ta santé et qu’on escroque ton argent ? Mon enfant, sois scrupuleux et avisé car tes fautes sont les plus graves devant Dieu. Ces paroles sont suffisantes à l’homme de cœur et je n’en dirai pas plus. Qu’elles soient présentes dans ton esprit chaque jour, matin comme soir ne les oublie jamais.»7


A. Amri
22.02.2016


==== Notes  ====
  1. Cette date qui correspond au milieu du règne de Guillaume le Mauvais a été marquée par le début d'un pogrom anti-musulman.
  2. L'école médicale de Kairouan aux Xe et XIe siècles, éd. Jouve et Cie, Paris, 1933
    Ibn Al Jazzar. Médecin à Kairouan, éd. Al Maktaba Al Tounisia, Tunis, 1936
    Histoire de la médecine arabe en Tunisie, éd. Déméter, Tunis, 1980
  3.  « John Libbey Eurotext - L'Information Psychiatrique - La psychiatrie en Tunisie : une discipline en devenir »
  4.  باحث تونسي يؤكد: المكتشف الحقيقي للسماعة الطبية هو الطبيب التونسي محمد الصقلي  Sur Turess
  5. Histoire de la médecine arabe en Tunisie, éd. Déméter, Tunis, 1980; p.17
  6. La psychiatrie en Tunisie : une discipline en devenir
      7. Jean Fontaine, Histoire de la littérature tunisienne par les textes, Volume 2, Tunis, Sahar,‎

samedi 20 février 2016

Des souvenirs avec la mer, je n'en ai pas - Poésie de Mouna Rezgui



à celui qui m'a dit:
je me fais des illusions peut-être
mais c'est ainsi
j'ai mal de toi et je t'aime
il me peine de ne pas avoir
des souvenirs avec la mer
de bon matin il a pris les mouettes
je n'ai pas baptisé ma langue
au sel de son front
je n'ai pas immergé ma main
dans ses fonts baptismaux
je n'ai pas retiré de son vent
un fétu de souffle
je ne l'ai pas accompagné à un zoo
pour voir quelque oiseau encagé
ou,  soupirant, un singe
je suis rentrée de l'amour
tel un rescapé de Tazmamart
distraite et incapable
de traduire par des équations logiques
le génie de mon cœur


Photo Mouna Rezgui

il se retire toujours
comme de son sanglant combat le cerf mâle
décochant vers le troupeau un regard
qui émousse la brutalité de la savane
je ne cesse de me dire
quel feu m'envahira
quand l'herbage de l'oubli
aura conquis les sables de mon nom
dans les villages de tes yeux
alors que ton absence se pavane
pareille à un trait de lumière irisée
à la jonction précise de la mer avec la dure
je me dis par moments que je ne guérirai jamais
ce peut-être ma mauvaise volonté
souvent j'ai l'illusion
de ta voix rauque en éruption
qui détone dedans les murs de mon cœur
puis l'écho limpide qui couvre les arbrisseaux du patio
me voici devant toi impuissante et aphone
fane qui tombe de l'irréductible arbre de ton absence
pourquoi, la mer, as-tu changé de parfum ?
j'aimais à te humer et je ne sais
si je dois feuilleter un livre
ou embrasser un poète ?


Mouna Rezgui
Traduction A.Amri 
20.02.2016 


vendredi 14 août 2015

Vers courtois - Mahmoud Darwich (traduction)

secoue
je t'en supplie
de la plus gracieuse paume sur terre

la branche du temps
afin que tombent 
du passé et du présent
les feuilles fanées
et naissent aussitôt
deux jumeaux
un ange et un poète

nous apprendrons alors
comment les cendres

sous les aveux tacites
des âmes sœurs

redeviennent des flammes




ô ma pomme !

ô le plus exquis des péchés
rémissible
si la frange de tes cils
résorbe ma distraction 

et mon silence

je trouve curieux, moi
que les vents se plaignent
de l'inexorable loi qui m'assigne

à l'ascendant de ton orbite
alors que toi
c'est le nectar qui immortalise ma voix
et la saveur qui ambroisie dans ma bouche
la terre et ses légendes


toi entre mes bras
à quoi bon
une étoile voyagerait-elle
sur une orange 

et boirait, boirait
boirait à l'ivresse ?

un air à boire s'est effrité

ainsi que l'incantation qui l'accompagne

pourquoi je t'aime ?
pourquoi mes foudres tombent-elles
prosternées à tes pieds ?
pourquoi mon ouragan

mes quatre vents 
s'essoufflent-ils sur tes lèvres
et je découvre alors subitement
que la nuit est un oreiller douillet
que la lune est aussi belle

que l'apparition d'une rose épanouie
et que moi contre toi
je suis chic comme un dandy ?


resterais-tu ainsi soudée à mon bras

une colombe se trempant le bec dans ma bouche
tandis que de la paume de ta main
marquant de son sceau mon front 
tu ratifies dans mon sang grisé
la promesse de l'amour éternel
resterais-tu la colombe soudée à mon bras?
fais-toi alors des ailes

que je m'envole
et fais-moi des câlins divins
que, volant, je dorme !

que ma colombe assigne à mon nom
le pouls du parfum
et fasse de ma maison
un casier pour pigeons
je te veux chez moi
corps astral
qui marche à pied
et roc de réalité qui vole 

au doigt et à l'œil !


Mahmoud Darwich
Traduit par A.Amri
14.08.2015
 
Texte arabe:



 
 _________________________ Du même poète:



vendredi 24 avril 2015

Amel Hamrouni: retour sur une vie

Deux ans après la publication d'un article consacré à la chanteuse sur ce blog1, Tunisie politique et culture a rencontré Amel Hamrouni pour l'interroger sur les grands moments de son parcours. Retour sur une vie marquée de combats, de résistances, de moments heureux et d'autres pénibles.


Enfance

TPC : Pour commencer, si vous voulez bien nous parler un peu de votre enfance ?

A.H:  Je suis née à El Hamma, de Gabès, dont ma propre mère est originaire, mes parents y ont travaillé pendant un certain temps.
Ma mère était fonctionnaire des PTT, mon père infirmier. En fait, le jeune couple, marié en 1957, a travaillé au début de sa carrière au Kef, à Siliana et à Makhtar. Mes parents ont adoré cette région, ils en ont toujours parlé avec beaucoup d’affection. C’est là que mon frère ainé est né. Khaled est un « Ayari » par excellence !

Amel Hamrouni (2016)
TPC: Vous êtes donc Hamienne de naissance et de mère, mais c’est à Gabès que vous avez grandi ?

A.H: Oui, j’ai quitté El Hamma alors que j’avais à peine un an. Mes parents avaient demandé à être mutés à Gabès où ils avaient acquis un lot de terrain pour y construire une maison. Ma tendre enfance, de un à cinq ans, je l’ai passée à Ain Slem2, chez mes grands parents paternels. C’est là où mes parents s’étaient installés, tout en faisant construire leur petite maison tant rêvée d’EL Mansourah. »

TPC: En somme, en 1966,  vous êtes « chassée » de l’éden Aïn slem ?

A.H: « Chassée », non, quand je pense aux  « maîtres de l'éden » mes grands-parents. Eux auraient tout donné pour me garder à leurs côtés. N'empêche que lorsque je me suis installée avec mes parents dans notre nouvelle maison,  les années Aïn Slem refusaient de se faire oublier. C'était mon âge d'or, mon paradis perdu. Comme dit Ferrat, nul ne guérit de son enfance. Et je crois que la véritable enfance est celle qui résiste à tout sevrage, à tout vaccin. Elle vous poursuit comme votre ombre et vous ne pourrez nulle part la semer.
Heureusement qu’une petite sœur, qui avait rejoint entretemps la fratrie, a réduit d'une certaine manière ce "premier exil". Et puis avec le début de l’école, un an après notre déménagement, la camaraderie scolaire m’a dédommagée un peu des petites amies laissées à Aïn Slem. »


Etudes

 TPC : Vous avez commencé vos études primaires en 1966 ?

A.H: J’ai fait l’école primaire à Ben Attia3 à partir de 66. Ensuite, les trois années collège à Sidi Marzoug4. Et en 1972, j’ai commencé mon second cycle au Lycée Mixte de Gabès ».

TPC: Le Lycée Mixte de Gabès avant qu'il ne soit scindé en deux, les jeunes générations, évidemment, n’en savent rien.
 
A.H: Oui, le lycée mythique aux 4500 élèves ! Tout Gabès et sa petite banlieue: Tébelbou, Chéninni, Bouchemma, Oudhref, Métouia, Ghannouche n'avaient encore qu'un seul lycée. Ensuite, on a construit Echebbi puis divisé en deux établissements le lycée mixte.


Carrière artistique
 
TPC: Aujourd'hui lycées El Manara et Abou Loubaba. En 1979, vous décrochez le bac et en 1984, l'énarque que vous êtes est nommée dans les services du Ministère des Finances. Je voudrais revenir à l'année 1979, date où commence votre carrière d'artiste.

A.H: Plutôt notre carrière d'artistes, parce que nous étions tous fondus dans ce groupe qui a vu le jour grâce à la volonté commune de ses membres. Al Bahth c'était une famille au sens artistique du terme: nous étions tous sur la même longueur d'ondes, politiquement parlant, et nous avions une volonté farouche commune d'impliquer l'art dans les luttes sociales et politiques.

TPC: Mais, au départ, si je ne me trompe pas, vous étiez aussi presque une seule famille, au sens dénotatif de l'expression, à faire le noyau d'Al Bahth ?

A.H: Nous étions surtout 5 camarades bien au dessus des liens de sang : Khaled Hamrouni, Nebrass Chammam, Chokri Hamrouni, Tawhid Azouzi et moi-même. Khémaies Bahri a rejoint le groupe en 1982, après son bac. Dans le groupe, il y a bien trois Hamrouni: le frère, sa sœur et leur cousin...


TPC: Et votre futur mari Tawhid...

A.H: Oui, mais la vraie famille à laquelle l'ensemble s'identifiait c'est, sans fioriture aucune, celle qui partageait les idéaux politique et artistique. Al Bahth n'est pas un The Jackson Brothers à la mode des Hamrouni, si vous êtes tenté de faire une comparaison de cet ordre. Dès sa création, le groupe a œuvré pour faire de la chanson alternative un levier d'éveil de la conscience civique. Les reprises de Cheikh Limam -je pense que Limam était celui qui nous a le plus marqués, autant par ses chansons que par son authenticité, nos propres titres qui s'inscrivent dans l'école initiée par lui - il a aimé pas mal de nos titres mais beaucoup El Bssissa, n'avaient d'autre fin que servir cette conscience dont je parle. Et d'ailleurs, pour ne rien vous cacher, je n'ai pas aimé le titre de votre premier article5. L'arbre ne cache pas la forêt.

Amel Hamrouni
TPC: Le groupe Al Bahth a connu des hauts et des bas. Il y a eu les années 1980 marquées par votre présence sur les campus, dans les manifestations politiques ou culturelles de l'UGTT, de la LTDH et d'autres organisations et formations politiques de gauche. Il y a eu aussi la consécration, à travers votre personne, de la RFI qui vous a décerné en 1987 son prix Musiques du Monde. Il y a eu encore cette première télévisuelle dans la Tunisie de Ben Ali. Avant d'aborder "les bas", rappelez-nous dans quelles circonstances Najib Al-Khattab vous a invités à son émission Laou samahtom, en 1988 ?

A.H: Feu Najib Alkhattab m'a adressé une première invitation, en octobre 87, à titre personnel. Je le crois sincère quand il m'a dit que l'invitation ne faisant pas cas des autres membres n'émanait pas de lui. En tout cas, j'y ai opposé une fin de non recevoir, et fait savoir que le lauréat du prix RFI n'était pas moi, mais l'ensemble musical Al Bahth. Juste après l'accession de Ben Ali au pouvoir, l'animateur a dû renégocier avec la direction, ou des instances plus élevées, l'autorisation de passage pour le groupe, et dès qu'il a obtenu le feu vert, il nous a contactés une seconde fois, adressant l’invitation à tout le groupe.


TPC: C'est-à-dire khémaïes Bahri (à l'époque flûte), Nebras Chammam (luth), Khaled Hamrouni (darbouka), Chokri Azzouzi (castagnettes) et vous chanteuse-interprète.
Quand on revoit la vidéo de ce baptême de feu télé, on est frappé de constater quelque chose de pas commun sur ce plateau: le devant de la scène à l'orchestre, et la chanteuse est derrière. C'est bien vous qui avez fixé votre place derrière le groupe et pas devant ? Modestie ?




A.H: L'idéal pour moi aurait été d'être au milieu du groupe. Mais il y a deux rangées comme vous avez dû le constater. Et si je m'étais mise derrière, ce n'était pas tellement par souci de céder toute la lumière aux camarades. J'avais le cœur qui battait, et le bouclier que j'ai trouvé en mes camarades m'a permis de surmonter le trac.

Les années de braise

TPC: L'état de grâce qui a suivi le putsch de Ben Ali n'a pas duré. Et vous avez eu votre part des persécutions qui ont marqué les années de braise.

A.H: Bien avant Ben Ali, en 86, Tawhid [NTPC: mari de la chanteuse] a été arrêté et incarcéré une première fois. Nous étions jeune couple tout heureux, sans enfants encore. Mais résolument engagés dans la lutte politique.

TPC: Vous étiez alors militants du PCOT (Parti Communiste des Ouvriers Tunisiens) qui n'était pas reconnu6.

A.H: Oui, et la clandestinité à laquelle nous étions contraints nous exposait aux harcèlements constants de la police. En 92, Tawhid a été incarcéré une deuxième fois, lui et Khémaïes Bahri ainsi que d'autres camarades. Et c'est d'ailleurs pour cette raison-là que le groupe musical s'est trouvé dans l'incapacité de poursuivre ses activités.

TPC: Votre mari et Khémaïes en prison, et vous à cette époque jeune mère allaitant encore votre premier bébé, on imagine votre calvaire mais aussi votre courage, le soutien que vous avez apporté à ceux qui étaient sous les verrous. Finalement, la dictature de fer qui espérait vous briser en tant que Bahth et communistes n'a réussi qu'à vous rendre plus solidaires si j'ai bien compris ?


A.H: Absolument. au bout du calvaire, malgré ces longues années difficiles, en 99, nous avons pu remonter en scène. Nous avons même tenté un retour dès 95, après la sortie de Khémaiès et Tawhid de prison. Nous avons donné quatre concerts, dans une lecture musicale de nos chansons de Ridha Chmek, avec un orchestre de 40 instrumentistes qu'il a dirigés lui-même. Mais cette première tentative de retour n'est pas allée plus loin. "

TPC: En 2005, Khémaiës Bahri et vous, vous avez créé Oyoun Al Kalam. Derrière ce nouveau-né, il y avait des dissensions intestines qui ont scindé Al Bahth.
Je ne vous demanderais pas de laver le linge sale de la famille Al-Bhath en public, sachant que vous n'êtes pas du genre à faire cela.
Je voudrais juste rappeler, en vous citant7 pour conclure cette interview, ce que représente pour vous Oyoun Al Kalam: 
 
 "Pour ce qui est de notre expérience actuelle, c'est l'histoire d'un duo, d'une tendre amitié, de chemins parcourus ensemble, parfois péniblement, qui me fait avancer main dans la main avec Khmaies. Honnêtement, sans lui je ne sais pas si j'aurais été capable de revenir sur scène. Je voudrais tellement, par honnêteté intellectuelle, que l'on sache que Oyoun Al-Kalam est la troupe d'un duo qui espère avoir le temps de réaliser plein de belles chansons encore ..."






A. Amri
24.04.2016


Sur ce blog, voir aussi:
Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix

Oyoun Al-Kalam (Les Yeux des Mots): Anthologie de chants traduits



=== Notes ===1- Voir Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix.

2- Aïn Slem est un quartier du Menzel de Gabès.

3- Aujourd'hui lycée, l'école Ben Attia se trouve à mi-chemin de Jara et Bab Bhar, rue Bourguiba.

4- Aujourd'hui lycée, Sidi Marzoug a été construit à l'emplacement du vieux marabout éponyme, avenue la République.

5- En titrant son article Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix, TPS lésait d'une certaine façon les groupes Al-Bahth et Oyoun Al-Kalam.  

6-Dès sa création en 1986, le PCOT restera interdit jusqu'au 18 mars 2011, date de sa légalisation.

7- Voir Amel Hamrouni ou la conscience de ceux qui n'ont pas de voix.





dimanche 4 janvier 2015

Pour l'ascension d'une nation

L'Etat tunisien, le ministère du sport mais aussi celui des affaires extérieures, ainsi que les entreprises nationales (privées ou publiques) doivent assumer pleinement leurs responsabilités pour soutenir le projet de Tahar Manai et lui assurer le financement nécessaire. Ce défi n'est plus l'affaire exclusive du jeune alpiniste mais c'est désormais l'affaire de tout le pays. L'argent étant le nerf de tout exploit sportif, les sponsors tunisiens sont appelés à s'investir dans ce projet pour lui assuer les conditions optimales de la réussite.


"Après 9 heures de marche, 1200 m de dénivelé, et des températures avoisinant moins 50 degrés, nous avons atteint le sommet.  Je dis "nous", parce que vous êtes tous dans mon cœur quand je grimpe".

    Il a 26 ans. Il est tunisien. Et c'est par ces mots poignants adressés à son pays depuis le sommet de l'Aconcagua (6962m), la plus haute montagne d'Amérique du Sud, que Tahar Manai nous a offert, le 17 décembre dernier, un nouvel exploit qui fait notre fierté. Certes, l'actualité politique nationale et les batailles électorales qui ont accaparé, durant deux mois, l'intérêt des médias ont quelque peu éclipsé cet évènement, passé inaperçu pour la plupart des Tunisiens. Néanmoins la belle bataille de Tahar Manai pour "l'ascension d'une nation" (nom de son projet visant à atteindre en mai 2015 le sommet de l’Everest: 8848m) et sa récente conquête de l'Aconcagua, la plus haute montagne d'Amérique du Sud, qui s'est couronnée par cette éloquente photo sur le sommet dédiée à la patrie, n'en perdent rien ni de leur mérite ni de l'euphorie qu'elles nous procurent en ce temps de grâce. Pour le pays sorti victorieux de sa première épreuve d'alternance démocratique, le défi "ascension d'une nation" tombe fort à propos, qui acquiert un sens bien plus qu'emblématique. Au delà de la réponse littérale à Abou Alkacem Echebbi interpellant dans les années 1920 ses compatriotes: ومن لم يرم صعود الجبال يعش أبد الدهر بين الحفر (Qui n'aime point escalader les monts / Traine à jamais dans les crevasses). c'est l'expression d'une volonté patriotique nôtre aspirant  à faire de ce pays géographiquement petit un pays grand par ses hommes, qui se traduit à travers cette performance alpiniste. Le jeune Tahar Manai qui se prépare à attaquer l'ultime phase de "ascension d'une nation" pour réaliser son rêve, à savoir être le premier Tunisien à vaincre le sommet de l'Everest, est d'ores et déjà un grand. Son courage, sa ténacité, sa persévérance nous rappellent, dans un contexte de défi différent mais non moins tunisien, l'antécédent carthaginois devenu légendaire: la traversée des Alpes par Hannibal. Dans quatre mois, nos yeux seront braqués sur le sommet de l'Himalaya. Et nous verrons, inch'Allah, l'emblème tunisien flotter sur le mont d'Everest, le point montagnard le plus élevé au monde, à plus de 8000 d'altitude.

Rappelons en quelques mots le parcours de ce combattant des hauteurs, qui s'apprête à conquérir le toit du monde.
Au début des années 1990, Tahar devait avoir deux ou trois ans tout au plus, quand son père, premier opposant déclaré à Ben Ali, a été arrêté pour subir, pendant 15 jours, les pires tortures dans les cachots du ministère de l'intérieur. A sa libération, ce père a pu s'envoler vers Paris mais le régime l'a empêché de se faire accompagner par sa famille. Celle-ci sera contrainte de fuir clandestinement la Tunisie quelques mois plus tard, en grande partie à pied, à travers les frontières algériennes, avant de pouvoir rejoindre à son tour la France. Bien que pourchassés et harcelés jusque sur le sol de leur pays d'exil, les petits Manai (Badis, Bochra, Tahar, Amira) ont brillé chacun dans son domaine, honorant par leur réussite aussi bien leurs parents que leur pays.
C'est à 12 ans que Tahar devient mordu d'alpinisme, à la faveur d'une découverte en colonie de vacances du Mont-Blanc. La montagne la plus élevée d'Europe le rappellera, dix ans plus tard, pour en faire l'ascension. C'était en 2010, au moment précis où commence la révolution tunisienne. Et Tahar a dédié cette première conquête alpiniste à sa patrie, en plantant le drapeau tunisien au sommet du Mont-Blanc. En août dernier, dans le cadre de ses préparations pour
"l'ascension d'une nation", il est reparti gravir une deuxième fois, solitaire et sans guide, le Mont-Blanc. Ni le vent soufflant à plus de 90 km/h ni la température de -25° ne l'ont empêché de réussir sa montée et de planter, comme à l'accoutumé, le drapeau pour lequel il se bat depuis 5 ans.

A travers ce modeste hommage au jeune Tahar, je tiens à saluer le lion à qui nous devons ce lionceau: Dr Ahmed Manai. Tel père tel fils; et l'un et l'autre font à bon droit notre fierté. Je tiens à saluer aussi Bochra, la sœur du champion, qui, il y a un an, m'écrivait ces mots: " Si Ahmed, je viens de sécher des larmes à la lecture de ce texte... je ne l'avais jamais vu. Merci. (Rectification, je termine mon doctorat!)"
Bochra venait de découvrir alors un modeste hommage que je lui rendais en 2012 à travers le billet ci-dessous publié sur Facebook:

"Pour certains, l'exil est une longue errance dans une sorte de no man's land qui touche aux confins
de la mort. Une rude épreuve qui conduit tôt ou tard à la perte de ses repères, de son identité, de sa peau. Pour ceux-là l'exil est synonyme pour le moins de déracinement.
Pour d'autres, même s'il y a déchirures, souffrances, quelles que soient les embûches semées sur le chemin et la terre d'exil, il n'est pas permis de mourir ni de faiblir le moindrement ni surtout de troquer sa face et son épiderme pour le seul confort d'assurer sa survie. Bochra Manaï est de cette race-là.

Elle était tout juste fillette quand, dans les années 90, au plus fort des années de braise, elle a quitté la Tunisie pour se réfugier en France, suivant avec le reste de la famille son père, Dr Ahmed Manai, contraint de fuir l'oppression de Ben Ali.
Alors même que la hargne dictatoriale et les brigades de la terreur (de la mort plutôt) poursuivaient son père jusque sur le sol français, Bochra a su affronter tous les défis pour faire valoir ses mérites de combattante tunisienne en exil.
Après de brillantes études en France, elle franchit l'Atlantique, visant plus haut, prépare et obtient au Québec un doctorat en études urbaines. Et la brillante académicienne qu'elle est, en cela comme au reste pas moins méritante que son père, n'a jamais été ni en France ni au Québec au dessus de la mêlée qui concerne l'avenir de son pays."


A.Amri 

04.01.15    

Sur ce blog au sujet de Ahmed Manai:

Marzouki tel que j'ai connu - Par Ahmed Manai

Marzouki s'est tu au moment où il devait parler (par Dr Ahmed Manai)

La liberté d’expression et la responsabilité de l’intellectuel musulman

Marzouki est justiciable pour ses crimes en Syrie



Quand les médias crachent sur Aaron Bushnell (Par Olivier Mukuna)

Visant à médiatiser son refus d'être « complice d'un génocide » et son soutien à une « Palestine libre », l'immolation d'Aar...