lundi 20 août 2012

La liberté d’expression et la responsabilité de l’intellectuel musulman

Par le Professeur Mohamed Talbi*
Traduit de l’Arabe par Ahmed Manaï **
Source : Al-Hayat, Mars 1999.


Mohamed Talbi par Amina Bettaieb
Triste condition que celle de la pensée, entre autres questions humaines pâtissant de l'absence de liberté, dans le monde musulman. "Quand la vérité n'est pas libre, affirme Prévert, la liberté n'est pas vraie". Et l'intellectuel musulman d'aujourd'hui est des mieux placés pour mesurer la justesse de cette sentence chez lui. Faute de libertés de pensée et d'expression, faute de liberté tout court, celle-ci étant ou totalement confisquée par les pouvoirs politique et religieux ou extrêmement rationnée et rançonnée,  l'intellectuel musulman n'a d'autre alternative que d'être une volaille de basse-cour, c'est-à-dire ne pas ETRE, ou s'exposer à devenir agneau de sacrifice pour tenter d'ETRE.

Ce cruel dilemme auquel l'intellectuel musulman est confronté et le moyen d'en sortir, Mohamed Talbi, ci-dessous traduit par Ahmed Manaï (l'un et l'autre intellectuels et résistants de plume tunisiens) en rend compte dans un article publié il y a plus de 13 ans et demeurant toujours d'actualité.

Dans le monde arabo-musulman, les volailles de basse-cour, consentantes, existent déjà et prospèrent depuis belle lurette. Les agneaux de sacrifice quant à eux, les martyrs de la pensée susceptibles de changer un jour la donne, existent aussi depuis la nuit des temps. Mais pas assez, ne prospérant pas encore à ce qu'il semble, en comparaison des volailles assurant l'essentiel de notre ponte culturelle. Or, si paradoxal et cruel que cela puisse paraître, le salut de la pensée arabo-musulmane réside justement dans  la prospérité des agneaux de sacrifice! Toute entreprise visant à mettre fin à ce système de production culturelle émasculé et domestiqué par le pouvoir de nos tyrans passe inéluctablement par cette voie.
C'est ce que prône à travers son article-manifeste Mohamed Talbi, lui-même tête d'agneau dans son pays, cible de tant d'anathèmes pour avoir refusé de vieille date de se résigner à la condition d'une volaille de basse-cour.
En 1733, s'élevant contre la censure qui, sous l'Ancien Régime, rognait leurs ailes aux philosophes des Lumières, Voltaire écrivait à un premier commis: "ne faites pas des volailles de basse-cour de ceux qui, en prenant l'essor, pourraient devenir des aigles[...] S'il y avait eu une inquisition littéraire  à Rome,  nous n'aurions aujourd'hui ni Horace, ni Juvenal ni les œuvres philosophiques de Cicéron. Si Milton, Dreyden, Pope et Locke n'avaient pas été libres, l'Angleterre n'aurait eu ni poètes ni philosophes..."
Le triomphe des Lumières en Europe fut avant tout l’œuvre d'auteurs courageux, libres, ayant assumé à leur époque leur responsabilité historique. La Révolution de 1789 et les révolutions postérieures, en même temps qu'elles furent le prolongement de l’œuvre philosophique éclairée, ont sacré les libertés et les valeurs démocratiques qui, du 18e à ce jour, président au développement du génie créateur occidental et à la puissance géo-politique des continents placés sous tel génie.

Dans son article-manifeste, Mohamed Talbi n'interpelle pas (ou plus) directement les autorités qui censurent et persécutent l'intellectuel musulman, et pour cause! Il semblerait qu'il n'y a plus rien à espérer de ce côté-là, toute voix sage étant inaudible sur ce versant sud de la Méditerranée. Le pouvoir, profane ou divin, est fait pour durer. Et pour durer, l'on a besoin de troupeaux de "bourricots", dociles et soumis, sans plus. L'intellectuel étant suspect dès qu'il pense à rebours des orthodoxies politique et religieuse,  son existence n'est tolérée qu'à la condition de servir une culture stérilisée, aseptisée contre toute forme de subversion, toute menace mettant en cause l'idéologie dominante et la doxa politique qui l'appuie et en tire en même temps sa légitimité. Bref, l'intellectuel n'est autorisé à fertiliser la culture dans le monde musulman que.. émasculé! Qu'il bande sa plume ou tout autre organe fécondateur pour déroger à cette règle, et les ministres de Dieu sur terre feraient vite d'un tel égaré leur agneau de sacrifice.

Cette triste métaphore de l'agneau n'est pas une simple figure de rhétorique arabo-musulmane, comme d'aucuns pourraient le croire. En l'an 737, en Irak, Jâad Ibnou Derham a été élu pour l'illustrer par sa chair et son sang versé, à l'heure même où, répartis sur l'ensemble de l'empire omeyyade,  des millions de musulmans égorgeaient le mouton de l'Aïd.
Mais voulant juste introduire cet article-manifeste, je m'aperçois que j'ai trop temporisé la voix de l'auteur et de son traducteur. Alors, sans plus tarder, je vous laisse découvrir ce manifeste pour le jihad d'agneau!
A. Amri


De gré ou de force, nous sommes entrés de plein pied dans la mondialisation. Mais qui sommes-nous, quelle place nous y tenons et produisons-nous vraiment le savoir? Manifestement, notre contribution y est à peine perceptible si elle n’est pas tout à fait nulle.
Le romancier Algérien contemporain d’expression française Habib Tengour a publié récemment un roman intitulé “ Les gens de Masta ”, où il décrit le drame de ce village algérien dans cette guerre civile qui continue de faire couler tant de sang d’innocents. Il s’y demande pourquoi le monde arabe ne compte pas aujourd’hui un seul penseur de stature internationale, alors que les Juifs, qui n’ont pas de tapis volants, ni connu le luxe maladif des Abbassides, imposent leur respect au monde entier. Et notre auteur de s’exclamer: mais ne sont-ils donc pas malgré tout nos cousins?


Nous, les émasculés de la culture
Ce sont assurément nos cousins ; bien plus encore nos frères, par l’Egyptienne Hajer, rivale de Sarrah, toutes deux épouses de notre patriarche commun Abraham. Avec néanmoins cette différence notable: la pensée juive est libre, majeure, prolifique alors que la pensée arabe est mineure, asservie, sinon esclave et, en tout cas, émasculée et stérile, ne produisant nullement la culture ou si peu. Il suffit que le penseur arabe brise les chaînes de sa servitude, de l’interdit et de l’humiliation qui le stérilisent dans sa patrie, fuie son pays et s’exile en Occident pour qu’il donne aussitôt la mesure de ses talents et de sa créativité. Telle est en gros notre situation, sans aucune exagération ni démesure.
Cette situation est brillamment illustrée par l’actualité du jour, non pas du jour du jugement dernier où nous rendrons compte devant l’Eternel des préjudices que nous faisons subir à notre foi, notre nation et nos patries, mais du jour d’aujourd’hui. L’illustration est dans les informations que nous débitent nos médias, sans honte ni même la moindre retenue et même avec tout le sérieux des professionnels de l’information chez nous où l’on nous traite pour moins que des bourricots. Elle est aussi dans les médias étrangers dont le ton sarcastique n’épargne aucun de nous. Il s’agit de la campagne électorale menée conjointement dans deux pays voisins. Le premier, de haute tradition arabe et qui a porté très haut l’étendard de notre gloire passée et le second, de création récente mais qui a ravivé celle de nos cousins et néanmoins adversaires du moment. Dans le premier pays, le président a remporté l’élection pour un cinquième septennat, avec un score de 99,98%. Un score monumental digne des géants ! Le citoyen arabe ne doit surtout pas douter de l’honnêteté, de la transparence, du sérieux et de l’authenticité du score, sinon c’est l’accusation de diffamation à coup sûr, que nos lois “ justes, équitables, tolérantes et bien sûr respectueuses des droits de l’homme, notamment ceux relatifs à l’intégrité physique ”sanctionnent sévèrement. Et l’on nous rabâche en permanence et avec une fierté non feinte “ qu’en ce domaine, nous n’avons de leçon à recevoir de personne et surtout pas de l’étranger ”.
Que l’on compare avec ce qui se passe dans le pays voisin, celui de nos cousins, qui, selon l’expression de notre romancier algérien ont “ imposé leur respect au monde entier ”. Personne n’est dupe. Tout le monde, les laudateurs et les démissionnaires compris, aura saisi la différence entre nos cousins, parés d’un immense respect et nous autres arabes. Nous leur sommes pourtant supérieurs en nombre et certains d’entre nous, qui ne parviennent pas à la cheville de leur immense sérieux, les écrasent par leur luxe et les inondent d’insultes.
C’est à cette situation que conduisent la stérilisation des idées, le musellement de l’expression et le bannissement des libertés.

Nos peuples sont conduits comme des troupeaux. Ils se prononcent toujours avec cette unanimité
que traduisent, sans la moindre honte ni même un semblant de pudeur, les scores électoraux surréalistes. Pour pouvoir accéder et mériter son statut de patriote modèle, le citoyen est délesté de sa raison. C’est la voix de son maître!
Pauvre Bill Clinton. Ses scores électoraux, comparés à ceux annoncés et fêtés à Damas pour nos géants, font de lui un pauvre nain. Et l’on ne trouve pas mieux que de le juger pour un écart aux bonnes mœurs, insignifiant dans les sociétés occidentales et qui n’intéresserait en fin de compte que sa propre femme. C’est là un indice fort pour tester la force et la valeur des peuples. Les peuples d’Occident ne sont pas des troupeaux de bourricots. Ils ne sont pas conduits comme tels et le président d’un pays occidental ne veut pas être le chef d’un troupeau de bourricots.
Le monde daté du 12 / 2/ 99, compare les élections en Israël et en Syrie et qualifie cette dernière de Carnaval. Nous nous sommes donnés en spectacle au monde et devenus sa risée, ce que nous méritons amplement, comme le dit si bien le poète tunisien Chedly khaznadar:
Ne dis pas que la danse est indigne,
Danse plutôt et tu es assuré du succès
Nous sommes bien dans un Carnaval
A une époque de Karakouz.***
Notre intellectuel est entre deux choix : danser avec les loups ou, s’il le refuse et s’entête à s’exprimer, subir la prison, la torture et même la mort. Nos régimes répriment les manifestations de rue par l’artillerie lourde (Hama en Syrie), et les résistances par les bombardements aux gaz toxiques(Les Kurdes d’Irak). C’est pour les utiliser contre les révoltes populaires, l’ennemi permanent, que l’on acquiert et stocke tous ces arsenaux militaires. Il est inconcevable que toutes ces armes soient utilisées un jour contre un tiers. Les auteurs d’un tel sacrilège le paieraient cher et même très cher.
Ainsi donc l’intellectuel est entre deux choix : celui de baisser les bras et de se laisser aller derrière le premier putschiste ou contre- putschiste, ou bien, la violence, le terrorisme et la guerre civile. Le peuple algérien s’est retrouvé dans ce cas.
Il y a cependant un autre choix : celui de porter la résistance à l’étranger.
Non pas dans un pays arabe, leurs régimes, malgré leurs inimitiés, sont solidaires entre eux et contre leurs peuples, mais à Paris, Londres (devenue la capitale des journaux et des chaînes télévisées arabes) et Washington, c’est-à-dire auprès des Etats qui nous sont collectivement hostiles et qui, en même temps, protègent nos régimes tant qu’ils leur sont fidèles, se plient à leurs injonctions et veillent à leurs intérêts. Il suffit que l’un de ces régimes hausse le ton et dépasse les limites du tolérable pour que ses anciens protecteurs foncent sur lui comme un seul homme avec force et détermination. C’est ce qui s’est produit avec l’Irak. Le régime irakien a réussi à asservir son peuple et à l’engager, contre ses voisins musulmans, dans une guerre de 8 ans qui a fait plus d’un million de victimes. L’Occident qui chantait la prétendue laïcité éclairée de l’Irak l’avait encouragé et soutenu militairement dans cette entreprise pour combattre “ la théocratie chiite, obscurantiste, islamique, barbue, au Tchador noir ” selon les termes des journalistes occidentaux. Le régime irakien avait auparavant utilisé le gaz contre les Kurdes, sans que cela provoque l’émotion de ces mêmes journalistes. Mais quand ce régime a dépassé les frontières pétrolières, il provoqua la réaction violente et démesurée de l’Occident qui se souvint que ce régime possédait des armes interdites dont il devrait être privé. Il ne les possédait pas tant qu’il les utilisait contre son propre peuple.
Dans tous les cas de figure, les peuples privés de liberté et conduits comme des troupeaux de bourricots sont victimes, à la fois de leurs régimes et des pays occidentaux qui protègent ces régimes, tant que ces derniers répriment leurs peuples. C’est la position de l’esclave et nous sommes tous dans cette situation.
Ainsi, quand les intellectuels et autres mouvements de résistance n’en peuvent plus d’être pris à la gorge, que leurs leaders sont jugés dans des parodies de justice et condamnés, parfois à la peine de mort, il ne reste que l’exil pour sauver la peau et les idées! Mais où fuir ? Il est généralement impossible que ce soit dans un pays arabe ou musulman, tant les régimes sont solidaires entre eux pour écraser toute liberté. Dans un tel cas de détresse, pour les idées et les hommes qui les portent, l'issue est de partir vers l’Occident, celui-là même qui protège nos régimes autoritaires et répressifs, ferme les yeux sur les crimes qu’ils commettent à l’endroit de l’homme et ses droits à la liberté de pensée et d’expression, à l’endroit de la libre pensée et à l’endroit des combattants pour cette liberté et pour toutes les autres libertés!
Quelle contradiction! Mais la contradiction n’est qu’apparente. L’Occident se trouve pris entre deux fidélités : une fidélité sincère aux valeurs pour lesquelles il a arrosé sa terre du sang de ses enfants et qu’il ne peut récuser au plan du principe et de l’action, et puis une fidélité obligée à ses intérêts. Toute sa démarche s’inscrit dans une tentative permanente de concilier ces deux fidélités.
Ainsi il soutient les régimes qui protègent ses intérêts et ce serait faire preuve d’un excès d’idéalisme que de lui en vouloir. Les choses sont ainsi faites, et s’il nous reste des soupçons de réalisme et de rationalisme, nous devons tenir compte de cette réalité.
Mais l’Occident protège aussi sincèrement la liberté de conscience et d’expression et les droits de l’homme, et ce conformément à ses valeurs essentielles. Il héberge et protège le flux des demandeurs d’asile de toute provenance et principalement de notre espace arabo-musulman. Il convient de remarquer que ce flux, en provenance de partout et notamment de nos pays, a pour seule et unique destination l’Occident. Aucun mouvement de population de même nature ne vient chez nous. Cela se passe de commentaire!
L’Occident réserve des villes refuges pour héberger ceux qui fuient l’oppression et la censure des idées dans leurs pays ; et le fait que nombre d’entre eux soient originaires de nos contrées ne semble guère gêner nos régimes tyranniques. Il faudra sûrement davantage pour qu’ils en aient honte. Cela n’empêche pas non plus certains de nos ingrats de maudire l’Occident. Ainsi, nos régimes tyranniques autant que nos intellectuels profitent, chacun à sa façon, des bienfaits et de la protection de l’Occident ; et tous, bien qu’à sa charge, le maudissent d’une seule voix. Nous sommes tous, régimes oppresseurs et peuples opprimés, otages de l’Occident et sous sa coupe. C’est le tragique dilemme que nos sages, s’ils existent, devraient méditer.
Faisons le point sur la situation en Tunisie :
Notre législation est excellente et devrait faire notre fierté puisque tout le monde, y compris l’Occident, nous l’envierait. C’est du moins ce que ne cessent de répéter tous nos médias, lesquels sont bien sûr, entre les mains et sous le contrôle d’une autorité qui suspecte les tenants et les aboutissants de chaque parole prononcée. Il en serait de même de notre situation économique, relativement satisfaisante par rapport à notre environnement régional.
Notre situation culturelle par contre, déjà catastrophique, est dans un état de coma avancé. Ainsi la loi sur les associations conditionne la création de toute association par une autorisation préalable, laquelle n’est accordée qu’aux non-suspects. Or tout intellectuel indépendant et libre est, jusqu’à preuve du contraire, un suspect en puissance. Quand il lui arrive de soumettre aux services compétents un dossier en vue de fonder une revue, il n’obtient aucun reçu susceptible de prouver, au besoin, l’accomplissement de cette démarche et, ne possédant ainsi aucune preuve matérielle, il ne peut réclamer et encore moins attendre une notification de refus, puisque ce serait contraire à la liberté d’expression. Réputés par notre longue tradition dans la confection des livres de jurisprudence appelés “ les livres des ruses ”, nous appelons cela la liberté de la presse et de l’édition. C’est justement ce qui nous est arrivé quand, avec dix collègues, tous universitaires de renom, avions sollicité l’autorisation de fonder une revue qui s’occuperait de la reconstruction de la pensée musulmane. C’était il y a dix ans et la revue n’est toujours pas née.
Nous pouvons affirmer sans la moindre exagération que le statut de l’intellectuel tunisien est en tout point identique à celui du mineur ou de toute autre personne frappée d’incapacité légale et mise sous tutelle.
Ainsi notre intellectuel ne peut lire un livre, une revue ou un journal interdit d’entrée en Tunisie. Les salons du livre n’exposent que les titres qui ont réussi à passer à travers les filtres fins d’un censeur pour le moins étranger au monde des idées et de l’Université. C’est ce même fonctionnaire qui malmène les intellectuels et les universitaires en amont, à la source de la production intellectuelle et les humilie davantage encore par sa censure et son contrôle en aval, à la diffusion et distribution. Aucun titre ne peut être, sans son accord, publié et diffusé, fût-il celui d’une thèse académique, soutenue et obtenue avec une mention très honorable et à l’unanimité d’un jury de cinq membres, tous reconnus pour leur haut niveau dans leur spécialité.
C’est ce qui m’est arrivé quand j’ai présidé le jury de thèse de doctorat de madame Amal Alkarami sur l’apostasie dans la civilisation musulmane. La publication de la thèse a été bien sûr interdite grâce à l’emploi des fameuses “ ruses théologiques ” héritées de nos ancêtres.
Ainsi, jamais durant ma longue vie je ne me suis senti, à plus de 75 ans, aussi humilié, méprisé et avili que ce jour-là. Celui qui me méprise et m’humilie, bafoue ma dignité et celle de l’Université à laquelle j’ai donné toute ma vie et que j’ai contribué à fonder, est un fonctionnaire que la décence m’interdit de qualifier comme il le mérite. C’est lui pourtant qui impose sa censure à la pensée et à l’université en exerçant un contrôle des sources de la connaissance, de sa production et de sa diffusion. Tel est l’état de la liberté de la pensée et de l’université dans mon pays et ma patrie : la Tunisie (****).
Il n’est pas étonnant dans ces conditions que nos élites quittent le pays et émigrent en Occident où ils sont sûrs de pouvoir penser et s’exprimer librement. C’est là que résident leur salut et leur chance d’échapper à cette entreprise d’abrutissement qui dégrade les idées et réduit les intellectuels à un troupeau de bourricots et qu’un fonctionnaire omnipotent du ministère de l’intérieur conduit à sa guise, n’hésitant pas à les humilier et à bafouer leur dignité.
Qui donc pourrait légitimement en vouloir à l’intellectuel qui se trouve ainsi acculé, pour sauver sa vie et ses idées, à se réfugier en Occident ? Là-bas au moins, il ne sera pas entièrement perdu pour son pays puisqu’il continuera à penser, aider et produire dans un environnement de sérénité et de confiance.
Mais telle n’est pas la bonne solution. La bonne solution, pour tous les intellectuels et les penseurs, est de rester dans le pays pour y mener, chacun selon ses moyens et ses possibilités, la résistance et le combat de l’agneau.

La résistance de l’agneau :
Le jour de la fête du sacrifice “ El I’dha ” de l’an de grâce 120 de l’Hégire/737 J.C, le gouverneur de Waset (Irak), Khaled Elkasri, se fit accompagner à la mosquée de cette ville par Aljâad, un libre-penseur suspecté de manichéisme. Du haut du Minbar, l’Imam- gouverneur commença son prêche par rendre grâce à Allah, Qui, dit-il “ avait choisi Abraham pour compagnon et Moïse pour interlocuteur ” et Aljâad assis au pied du Minbar de lui rétorquer “ Qu’Il n’avait fait ni l’un ni l’autre ”.
A la fin du prêche, le gouverneur intima l’ordre aux fidèles de faire don de leurs sacrifices et déclara que lui-même sacrifiait Aljâad pour sa contestation. Ce qu’il fit séance tenante.
Il serait bon à cet effet, et pour commémorer le nom de ce martyr, que toute association qui se bat pour la liberté d’opinion et d’expression en Islam prenne le nom de Aljâad Ibnou Derham, l’un des grands esprits de son époque et victime d’un délit d’opinion.
La vérité historique est sans doute plus complexe que ne le rapportent nos sources, mais ce qui est certain, c’est que Aljâad n’était ni un partisan inconditionnel ni un panégyriste du Califat Omeyade dont il contestait la légitimité. Aljâad, dont les idées et les convictions religieuses ont servi de prétexte à son exécution, ne fut ni le premier ni le dernier martyr de la liberté de conscience, d’expression et de contestation, mais simplement le plus illustre d’une longue série de martyrs. C’est à eux que correspondrait le mieux l’adage célèbre “ l’encre des savants est plus noble que le sang des martyrs ”.
Nombreux furent les savants dans notre civilisation qui témoignèrent par leurs écrits en faveur de la liberté d’expression. Ce qu’il convient de confirmer à propos d’Aljâad, c’est qu’il a été égorgé publiquement, un jour de fête, sur l’autel du pouvoir, simplement pour avoir exprimé son opinion sur une question de pure métaphysique. Il mérite ainsi de symboliser le martyr de l’idée à l’état pur, par un pouvoir despotique, incapable de souffrir la liberté d’opinion. C’est l’acte saisissant de la tragédie universelle, sans cesse renouvelée, de l’atteinte à la pensée.


Les dégâts de la violence :
Le discours de la violence domine aujourd’hui notre société arabo-musulmane. L’Irak en est le meilleur exemple mais non l’unique. Le pouvoir y a été pris et exercé par la force aux plans interne et externe. La parodie électorale y a atteint des sommets inégalés, de même que l’asservissement des idées et des intellectuels. L’autocensure et la langue de bois (qui deviennent la planche de salut quand la délation organisée se généralise et que tout un chacun se retrouve espionné par son voisin) ont fini par transformer le peuple entier en un troupeau de bourricots. Quand toute issue de secours s’y est fermée et que seules sont demeurées ouvertes les portes des prisons, quand les assassinats collectifs et l’usage des gaz toxiques se sont intensifiés, l’exode collectif fut la dernière issue pour des dizaines de milliers d’irakiens. Cette situation a fini par développer une résistance armée menée de l’étranger. Et comme la protection de l’étranger n’est jamais gratuite, la résistance et ses chefs se sont transformés en otages de leurs protecteurs.
Il y a actuellement sept partis de résistance irakienne à l’étranger dont le plus important, le Conseil de la Révolution Islamique Irakienne, se trouve en Iran à la tête d’une armée de 20 000 combattants. Les USA ont décidé selon « l’Act Irak Liberation », de soutenir ces partis dans l’objectif de libérer l’Irak (3).
On peut imaginer ce qui se passerait si une guerre civile éclatait en Irak. C’est tout l’Orient qui sera profondément secoué.
L’intellectuel arabe a l’urgent devoir d’épargner à sa patrie les secousses de la violence sous toutes ses formes, interne et externe. Cela n’est possible qu’en instaurant les libertés, en renonçant totalement et d’avance à tout recours à la violence, quelles que soient les circonstances.
La violence mène à la contre-violence et toutes deux engendrent une spirale de violence sans fin qui annihile les libertés. Toute victoire sur la violence remportée par la violence conduit à gouverner par la coercition. C’est le cercle vicieux qui ne peut être brisé que par un renoncement définitif et la condamnation de la violence quelle que soit son origine. Ce cercle vicieux ne peut être brisé que par la résistance de l’agneau, symbole de la douceur, de l’innocence et de la paix.
Les mouvements islamistes qui ont recouru à la violence sous le couvert de Jihad ont commis des crimes impardonnables contre l’Islam et le monde arabe. Leur action a causé un préjudice incommensurable à l’islam au plan international dont on ignore comment et quand il pourra être réparé. Ils ont justifié et encouragé la violence et semé dans le bon terreau des esprits simples un terrorisme ravageur qui n’a pas hésité à égorger des enfants, des femmes et des religieux. Ils ont servi d’alibi à l’étranglement des libertés et fourni à tous ceux qui craignaient leurs ravages la justification de leur soutien aux pouvoirs liberticides.
C’est le résultat obtenu par les mouvements islamistes qui ont exercé le terrorisme, ou l’ont simplement encouragé, implicitement, par leur silence complice.
Le Jihad de l’agneau :
Le Jihad de l’agneau n’est pas facile. Signalons dès à présent que ce n’est pas un jihad pour l’islam mais plutôt un jihad pour toutes les libertés de tous les hommes sans distinction de convictions religieuses ou d’opinions politiques. Ce n’est pas non plus un combat politique partisan, étant donné que l’intellectuel qui lutte pour la liberté d’opinion s’engage à laisser à chacun le libre choix de son parti et de son programme.
Le but du Jihad de l’agneau, qui est aussi celui de Ghandi, est de réaliser et de garantir toutes les libertés ainsi que le respect de l’autre dans toute sa différence. Ce Jihad récuse la violence et la contre-violence et enjoint à tous ses adeptes de l’endurer sans réagir et sans opposer la moindre résistance. L’adepte de ce Jihad choisit d’être l’agneau que l’on sacrifie sur l’autel de la liberté d’opinion pour témoigner, à l’instar de Jâad Ibnou Derham, et se sacrifier au besoin. En tout cas il ne laisse au pouvoir tyrannique aucun prétexte lui permettant de justifier ses crimes contre la liberté d’opinion. Ces crimes n’en seraient que plus clairs et gratuits aux yeux du monde.
Nous n’ignorons pas cependant que le pouvoir tyrannique, ennemi de tout esprit libre, soit capable de fabriquer et de confectionner des prétextes fallacieux. Il n’a aucune difficulté à trouver les hommes prêts à accomplir de telles besognes, génératrices d’avantages multiples.
Le Jihad du mouton pour la liberté pour tous n’est pas chose aisée. Il est même plus difficile et plus exigeant que toute autre forme de combat. C’est pourtant ce Jihad qu’ont mené naguère nos plus illustres savants et certains y ont trouvé le martyr. C’est ce combat que mènent aujourd’hui à travers le monde d’innombrables partisans de la liberté, dont certains trouvent la mort sous la torture. Les rapports accablants des organisations de défense des droits de l’homme qui en témoignent ne sont pas exhaustifs mais attestent néanmoins que nos peuples sont largement représentés. Il est indispensable que les combattants pour la liberté d’opinion et d’expression soient dignes des martyrs de la liberté de tous les temps et qu’ils soient spirituellement prêts à cela. C’est le Jihad suprême et il n’y en a pas de plus grand.
Je ne suis pas un adepte du Soudanais Taha Mahmoud, mais comment ne pas l’admirer. Il fut en effet jugé et condamné à mort pour apostasie à cause des idées exprimées dans un livre. Invité à se repentir, il s’y refusa préférant demeurer fidèle à ses convictions et mourir, à 70 ans, sous la potence, avec le sourire aux lèvres.
Que faire?
Tenir, résister à tout prix, mener le Jihad de l’agneau, celui de Ghandi, et refuser en toutes
circonstances toute autre forme de combat, quelles ques soient les provocations et les tentations.
Tenir compte de la réalité et chercher l’efficacité en toute circonstance, conformément à la règle d’or qui dit, que “ Dieu ne charge personne au-delà de ses capacités ”.
Tout un chacun est conscient de ses propres limites et de ce qu’il peut endurer. Le minimum requis est de tenir et de résister en silence, en refusant toute complaisance avec l’hypocrisie ambiante. Cela conduit toujours à faire le vide autour du pouvoir tyrannique et liberticide. Il faut admettre que même dans ce cas les choses ne sont pas aisées. Le pouvoir tyrannique et ses inconditionnels ne supportent pas le silence et traitent avec hostilité tous ceux qui ne les suivent pas. Mais l’intellectuel fidèle à ses idées, à sa dignité et à ses obligations ne peut éviter les sacrifices et se trouve parfois contraint à faire un choix. Il suffit qu’il cède à la tentation ou à la peur et sacrifie le minimum requis pour qu’il perde sa qualité d’intellectuel et se classe parmi les laudateurs des tyrans et les tortionnaires de la pensée libre et critique.
Le mur de la peur:
Il est absolument indispensable de détruire le mur de la peur. C’est par la peur, la répression et la torture que les pouvoirs tyranniques tiennent leurs peuples et particulièrement leurs intellectuels et leurs penseurs. Il n’y a malheureusement aucune issue à cette situation sans en payer le prix. Ceux qui l’ont payé sont très nombreux dans notre monde arabo-musulman ; et il incombe à tout intellectuel convaincu qu’il n’y a de salut que dans la liberté d’opinion et d’expression de continuer ce Jihad pacifique, quelles que soient les conditions.

Non à la langue de bois:
Il importe à chacun de nous, à chaque intellectuel, à chaque universitaire, à chaque penseur de refuser l’autocensure et la terreur intellectuelle partout où il se trouve, dans un colloque, un séminaire ou une réunion. Pour peu que les langues se délient et s’affranchissent de la peur et de la terreur et ce sont les portes du changement qui s’ouvrent. Cela est dans nos moyens. Nous avons besoin qu’une puissante conscience intellectuelle et universitaire naisse et se développe pour porter haut l’étendard des libertés, parce que telle est la fonction première de l’université et de l’intellectuel.
L’université est le lieu de production du savoir qui ne peut prospérer que dans un climat de liberté. On ne peut accepter de mettre l’université à genoux et de lui imposer la censure et le contrôle.
Non aussi à l’amalgame et à la confusion entre le pouvoir établi et la patrie. Le discours dominant des pouvoirs tyranniques et liberticides accuse de haute trahison ou du moins de non patriotisme tout contestataire. La presse nationale débite à longueur de journée son discours panégyrique et laudateur du régime. Plus elle l’exagère, plus elle est patriotique. Le résultat logique de cette confusion est qu’il n’y a de place qu’à“ la presse nationale ”, c’est-à-dire asservie au pouvoir et chantonnant ses louanges. Bien plus, certains régimes poussent le ridicule jusqu’à faire de leur avènement l’acte de naissance de la nation. Ainsi, nous avons une nouvelle nation avec chaque nouveau régime. C’est ainsi que les peuples sont soumis et abrutis.
Il importe donc que l’intellectuel refuse cette entreprise généralisée d’abrutissement, illustrée notamment par les résultats surréalistes des scrutins électoraux en vogue dans nos pays et de quelques rares autres dans le monde (Chine, Cuba)  et qu’il s’oppose à l’abêtissement des peuples et de leurs élites. Des résultats qui dépassent l’imagination et que nous ne pouvons même pas contester. Bien au contraire, nous sommes tenus de les approuver et d’en faire l’éloge tout azimut. C’est le sommet d’une stupidité qui a fait de nous le carnaval du monde.
Il convient que l’intellectuel refuse tout cela parce que nous ne sommes pas moins dignes que tous les citoyens du monde développé dont nous savons, par les médias, comment ils sont traités. Les D.H. sont universels et nous les méritons autant que les occidentaux. Nous ne pouvons accepter d’être avilis et méprisés dans ce que nous avons de meilleur, c’est-à-dire notre raison. Or l’on nous traite de débiles et l’on nous presse par dessus tout d’acquiescer et d’accepter.
Prenons l’exemple de Bill Clinton: sa base électorale est fragile mais son peuple lui voue une grande confiance. C’est aussi un homme qui est sorti renforcé de ses démêlés avec la justice de son pays et que les médias ont étalés sur la scène publique avec force détails. Or ce Bill Clinton est un homme fort parce qu’il n’a pas traité ou transformé son peuple en un troupeau de bourricots. De son côté son peuple est conscient et responsable et les citoyens qui le composent ne sont pas émasculés.
Nos régimes, qui s’imposent à leurs peuples par la violence, sont faibles parce que dépourvus de légitimité populaire malgré leurs taux électoraux surréalistes. C’est ce qui explique qu’ils aient besoin en permanence d’une protection étrangère. Nos régimes sont incapables de régler leurs problèmes, aussi ont-ils passé un pacte avec le diable qu’ils introduisent chez eux pour agresser et perpétuer son agression sur une de nos patries.
Nos régimes ont humilié et réduit leurs peuples en esclavage, écrasé leurs intellectuels et ont mérité par la même occasion le mépris de leurs propres protecteurs. A ce stade, l’intellectuel a le devoir de refuser et de dire non.
De nouveau que faire?
Désespérer et se soumettre ou bien choisir la voie de l’intérêt individuel et de l’opportunisme?
Accepter l’offense à notre intelligence et se recroqueviller dans son réduit privé pour survivre et protéger son intégrité physique? Toutes ces situations existent et ne manquent pas de justifications valables.
Il y a d’autres qui, à l’instar de Jâad Ibnou Derham et Mahmoud Taha, refusent cet état de choses. C’est à eux que j’en appelle pour les inviter à nous organiser et à conjuguer nos efforts avec tous ceux qui luttent à travers le monde pour la dignité et les droits de l’homme. La cause de la liberté d’opinion et d’expression est une cause commune à tous les hommes. Ses défenseurs ne connaissent pas de frontières et constituent une même famille dans laquelle le Chinois et le Tunisien, par exemple, se retrouvent mutuellement solidaires. Nous avons besoin que partout dans le monde, dans chaque village et chaque quartier, des structures s’organisent pour mener le combat pour la liberté et contre l’abêtissement de l’homme.
C’est pour cette raison que je me suis associé, chez moi en Tunisie, à des intellectuels soucieux de défendre les libertés et la dignité humaine, loin de la politique et de ses clivages, pour fonder le “ Conseil national pour les libertés en Tunisie ” et demander aux autorités compétentes sa reconnaissance légale.
J’estime que la constitution d’organisations similaires, dans chaque pays arabe et musulman, est de nature à contribuer, dans la discipline et la sérénité, à réveiller les consciences et à semer les graines de la paix, de l’amour, de la tolérance et de la fraternité, sur la base du respect de toutes les opinions.
Je suggère aussi que, pour consacrer toutes ces valeurs, l’on fête à l’occasion de chaque Aid El I’dha, l’anniversaire de Jâad Ibnou Derham, symbole du martyr pour la liberté et la dignité humaines. Il conviendrait d’organiser à cette occasion des colloques et des réunions pour étudier le problème de la liberté d’opinion et d’expression, évaluer notre situation et participer aux grands mouvements en faveur des droits et de la dignité humaine. C’est le devoir de nos intellectuels, de nos universitaires, hommes de lettres et artistes, vis à vis de notre civilisation. C’est leur devoir aussi envers l’Homme que Dieu a créé et voulu libre, à qui Il a insufflé de Son esprit, qu’Il a choisi pour vicaire sur cette terre et a gratifié ainsi dans le Coran:
“ Certes. Nous avons honoré les fils d’Adam. Nous les avons transportés sur terre et sur mer, leur avons attribué de bonnes choses comme nourriture et Nous les avons nettement préférés à plusieurs de Nos créatures ”.


Notes:

Al-Isra’ (Le voyage nocturne) Verset 70/ 17.
* Mohamed Talbi est un universitaire tunisien à la retraite. Spécialiste d’Histoire médiévale, il fut l’un des premiers précurseurs du dialogue islamo-chrétien auquel il continue à participer activement. Il est membre permanent de l’Académie Universelle des Cultures et membre fondateur du Conseil National pour les Libertés en Tunisie.
** Ahmed MANAI est l’auteur de “ Supplice Tunisien- Les Jardins secrets du Général Ben Ali- Préface de Gilles Perrault ” La Découverte- Paris 1995. Il dirige actuellement l’Institut Tunisien des Relations Internationales à Paris (I.T.R.I.)
***) Le Karakouz est le guignol du théâtre des marionnettes Ottoman (n.d.l.t.)
****) Ce passage a été reproduit dans le livre de Nicolas Beau et J.P.Tuquoi: Notre Ami Ben Ali- Ed. La Découverte-Paris 1999.
1) Habib Tengour: Les gens de Masta. Ed. Sindabad- Actes sud. Paris 1997. Cité par Taher Ben Jelloun. Le Monde des livres- Paris18/4/1997,p III
2) Voir: Khaled El Ali, Jahm Ibn Safouan et sa place dans la pensée musulmane ( en Arabe). Ed Al Maktaba Al Ahlia. Bagdad 1985.p.51, qui cite et commente les sources. Jâad Ibnou Derham ne fut pas le premier martyr pour ses idées dans la civilisation musulmane, mais les circonstances de son assassinat l’ont projeté au niveau du drame universel perpétré contre la pensée. Selon nos sources, le premier homme assassiné en Islam pour ses idées, fut Mâabad El Jahni. Il était au service des Omeyades avant de rejoindre la révolte d’Ibn Al Achâath. Arrêté, il fut exécuté en 82H/707.J.C., officiellement, pour ses convictions dans la providence et non pour motif de rébellion.
3) Voir Le Monde du 12/02/1999.
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Liens externes:

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mercredi 15 août 2012

Genèse des Ghajars selon Hamza Al-Asfahani

"Au moment venu, quand les hommes idiots auront fini de s'achever les uns les autres par leur force de brutes, les Enfants du Vent descendront des montagnes du Tibet pour devenir la source d'une nouvelle vie sur terre."
Dit ghajari

En Europe, jusqu'aux années 70 du siècle dernier, selon les pays où ils séjournent ou qu'ils traversent ils s'appelaient Gypsies(Grande Bretagne), Zigeuner (Allemagne), Tsigani (Russie), Gitans, Tsiganes, Manouches, entre autres, (France)...Puis dès le congrès mondial tzigane tenu à Londres en 71, c'est sous le nom de Roms que la communauté d'origines disparates a décidé de s'unifier.Dans le monde arabe, les Roms s'appellent Ghajars(1). On présume que le terme est d'origine turco-persane qui signifie "nomades" (Gocher). Mais compte tenu des découvertes linguistiques faites depuis Gibson, il paraît plus probable que ce mot dérive d'une étymologie hindie, vraisemblablement du gujarati (langue officielle du Gujarat).
Stylistiquement parlant, dans les emplois littéraires et artistiques arabes le mot est plutôt bien famé(2).
Ghajar غجر, substantif, et l'adjectif ghajari غجري sont exclusivement de connotation méliorative. Sous la plume des poètes, ils suggèrent souvent la beauté irrésistible, un charme exotique, en même temps que la liberté. Comme les termes maures, mauresques dans l'imaginaire des humanistes et des orientalistes d'une certaine époque, là où ils s'emploient c'est surtout pour valoriser l'image qui leur est associée et faire rêver(3).

Et cependant, en quelque lieu où qu'ils puissent se trouver, les Ghajars arabes revendiquent rarement ce joli nom
. Eux, quand on leur demande de décliner l'identité et d'éclairer leurs origines, ils puisent dans leur propre rhétorique pour se présenter à leur façon, plutôt sibyllins mais non sans fierté, malgré la précarité de leurs conditions sociales au fil des temps. Fils de la route, Témoins du Temps, Enfants du Vent: c'est sous de telles périphrases, entre autres, brodées au fil de la poésie et berçant l'imaginaire, que les Ghajars aiment à s'appeler.
Fait frappant que rapportent tous ceux qui ont tenté de reconstituer leurs origines parmi les chercheurs arabes, les Ghajars sont peu communicatifs quand ils sont abordés par des Gadjis. Leurs propos sont évasifs; ils n'aiment pas "collaborer"; l’entretien du mystère à leur sujet semble une règle d'usage commune. Si bien que tout ce qui se dit et s'écrit à propos de leur passé lointain, si rigoureux et objectif puisse-t-il être, reste constamment, à notre sens, en deçà de ce qui pourrait faire une histoire ghajarie. Écrite par les Gadjis, cette histoire serait à l'image des annales et chroniques colonialistes. Forcément partisane et suspecte quand bien même elle tente d'appréhender le colonisé dans sa réalité brute. Forcément instrumentalisée au profit d'une idéologie dominante, ou du moins portant le sceau d'une doxa qui renvoie incessamment au monde du colonisateur, et jamais à celui du colonisé.
Compte tenu de l'incessante mobilité d'une bonne partie de la communauté ghajarie, on ignore le nombre exact de Roms dans le monde arabe. Comme presque partout ailleurs. Mais ils se comptent par dizaines de milliers en Irak, en Syrie, en Jordanie et en Égypte surtout. On en trouve quelques milliers en Palestine aussi et dans les pays du Maghreb, quoique dans ces derniers, de par la sédentarisation généralisée, ils se soient intégrés aux populations autochtones bien avant l'indépendance.
Si beaucoup de Ghajars sont musulmans et certains ont contribué par les armes, depuis l'aube de l'islam, à la défense de leur religion(2), selon une étude faite par Mondher Hayek et Darem Tabaâ(3), cela ne concernerait que les sédentaires. Les nomades quant à eux, la plupart ne s'identifient à aucune religion. En même temps, nomades ou sédentaires, les Ghajars arabes n'auraient pas été que des ombres errantes dans l'histoire du monde arabe. Outre leur participation à la guerre contre Erredda (apostasie) qui a suivi la mort du Prophète, on leur impute une certaine part dans un bon nombre de dissensions politiques, notamment sous le califat abasside. Quoique la politique fût loin de leurs préoccupations majeures, dans la plupart des révoltes que connut le monde arabe antique on les soupçonnait d'être souvent dans le rang des rebelles. Que ce soit avec les Zinjs en Irak, les Karmates au Bahrein, ou les dissidents du califat abasside en Egypte, les Ghajars eurent à payer le tribut de leur opposition, réelle ou présumée, au pouvoir(4). Et ce facteur a dû contribuer à leur éparpillement historique, puisqu'ils devaient fuir autant la répression politique que l'oppression des sociétés sédentaires.

Mais quand au juste, et pourquoi, les Ghajars sont devenus Fils de la route, Témoins du Temps, Enfants du Vent? Voici la réponse de Hamza Al-Asfahani, historien musulman du Xe siècle.


Selon Hamza Al-Asfahani (893-962), les Ghajars sont d'origine hindoue, de Bihar plus précisément. D'après ce chroniqueur persan(5), c'est au 5e siècle de notre ère que commence l'histoire des Ghajars en tant que peuple nomade.
Aux origines de ce nomadisme atavique un contrat de travail à caractère festif qui aurait "débauché" singulièrement cette communauté
. En voici les détails.

Bahrâm Ghûr, roi des Perses, était
un souverain qui aimait la poésie courtoise, le vin et la musique. En cela, il ne se distinguait pas tellement de ses pairs en quelque temps et lieu soient-ils, souvent plus enclins à la vie de plaisirs qu'à la rigueur de la conduite et aux soucis de gouvernance. Néanmoins il faut rendre à Bahrâm Ghûr cette justice qu'il se voulait égalitaire dans le domaine des joies, ayant institué la fête comme mode de vie partagé par l'ensemble de ses sujets. Pour ce faire, il a décrété d'abord une loi qui limitait le temps de travail à la matinée. Le reste de la journée devait servir à la détente collective où la musique et les amusements tenaient une place privilégiée.
Mais pour que ce décret soit réellement suivi, il fallait donner au peuple les moyens pour l'appliquer. Un jour qu'il se promenait dans sa capitale pour faire en quelque sorte l'état des lieux, il a vu une assemblée où l'on buvait sans musique. S'étant enquis sur la raison pour laquelle on profanait ainsi le vin et la détente, on lui répondit que les musiciens étaient rares au royaume et qu'il fallait surtout les payer.
Bahrâm Ghûr écrivit alors à son beau-père, le roi de Bihar, demandant qu'on lui recrutât en Inde le plus grand nombre de musiciens. Et le beau-père lui envoya pas moins de douze mille, entre chanteurs et musiciens, accompagnés de leurs femmes et enfants.

"Vous allez divertir mes sujets, leur dit Bahrâm Ghûr, égayer les après-midi et nuits de mon royaume dans toute son étendue. En échange de quoi, vous obtenez pour chaque famille un lopin de terre, un bœuf et un âne, des victuailles couvrant les besoins d'une année et des semences suffisantes pour vos terres.
" Et le contrat fut ainsi conclu.

Chaque jour, dès la fin de la matinée, la Perse entière s'adonnait aux joies de la fête collective. Ces Hindous firent le bonheur des Persans. Et la musique, la chanson, la danse devinrent art de vivre commun. Néanmoins, les contractuels avaient manqué à une clause implicite dans leur pacte avec le souverain. Au lieu de consacrer une part de leur temps au travail de la terre, car les semences et les bœufs distribués les engageaient à travailler dans la matinée, ces Hindous s'étaient adonnés exclusivement à la fête. Et épuisant leurs victuailles, ils ont consommé leurs semences et les bœufs destinés au labourage. Si bien qu'au bout de l'année, ayant épuisé leurs vivres, ils sont allés réclamer d'autres bêtes et victuailles au roi.
Cette démarche, jugée incongrue par le souverain et contraire au pacte conclu, fut lourde de conséquences pour les artistes hindous.
Bahrâm Ghûr refusa de leur donner quoi que ce soit et les chassa sans ménagement de la Perse. Et c'est ainsi que va commencer pour ces milliers d'artistes et leurs familles une ère d'errance sans fin. Ils durent s'éparpiller en trois groupes. Le premier émigra vers la Syrie, l’Égypte et l'Afrique du Nord. Le deuxième s'est réparti entre l'actuelle Géorgie, l'Arménie et la Grèce. Alors que le troisième a rejoint la Turquie puis atteint le centre et l'ouest de l'Europe, pour se concentrer surtout au Portugal et en Espagne.

Telle serait la genèse du nomadisme des Ghajars selon
Hamza Al-Asfahani.

A.Amri
28.08.2011

1-Selon Lotfi Khourian, gypsologue irakien, le mot arabe غجر (ghajar) vient du mot turc Gocher, lui même issu du persan et qui signifie "nomades".

2- Le présupposé de cette expression n'échappe pas aux initiés, cela va de soit: à partir du moment où l'on souligne ce trait, on laisse entendre qu'en dehors du contexte littéraire la réalité pourrait être tout autre. Ce n'est pas notre propos et nous y reviendrons.

2- C'est notamment le cas des Zotts الزط qui se sont battus sous la bannière de l'Imam Ali Ibn Abu Talab (cousin et gendre du Prophète) contre le mouvement d'apostasie حركة الردة qui a eu lieu à la mort du Prophète.

3- Étude parue en Syrie sous le titre الغجر الرحالة الظرفاء المنبوذون (Roms, ou ces galants voyageurs parias).

4- C'est surtout dans la révolte spécifiquement ghajarie connue sous le nom de la révolte des Zotts (816-834) qu'ils sont directement entrés en conflit avec le pouvoir central de Bagdad.

4- Hamza el-Isfahanî (Ibn el-Hasan). - Chroniqueur persan, né, comme son nom l'indique, à Ispahân dans la première moitié du Xe siècle (IVe de l'hégire). Sa vie est peu connue. On sait qu'il séjourna dans plusieurs villes de l'Orient musulman, telles que Meragha, Hamadân, Bagdâd. Il écrivit en arabe plusieurs livres d'histoire, dont un seul nous est parvenu. Nous n'avons pas sa Vie des hommes illustres (Tarikh kibâr el-Bachar), ni son Livre d'Ispahân (Kitâb Isfahân), mais il nous reste ses Annales des Rois de la terre et des Prophètes (Kitâb Mouloûk el-Ard oua'l-Anbiyâ'). Cet ouvrage est le premier dans la littérature de langue arabe où l'auteur ait tenté d'écrire une histoire universelle basée sur un système de chronologie comparée. Les dix livres qu'il contient mentionnent les annales des Perses, des Ptolemées, des empires de Rome et de Byzance, des Grecs, de l'Egypte ancienne et moderne, du peuple d'Israël, de Hira, de Himyar et des Qoraichites, tribu à laquelle appartenait Mohammed et plusieurs califes. Le texte de cette histoire intéressante a été publié, avec une traduction et des notes en latin, par Gottwaldt sous ce titre : Hamzal Ispahanensis Annalium libri X (Petropoli Lipsiae MDCCCXLIV). (Arthur Guy). Source de la notice biographique



Jean Reinhardt (J'attendrai Swing- 1939)

Jean Reinhardt, plus connu sous le nom de Django Reinhardt (né le 23 janvier 1910 à Liberchies en Belgique et mort le 16 mai 1953 à Samois-sur-Seine en France) est un artiste manouche, virtuose de la guitare.
Dès sa prime enfance, alors même qu'il est analphabète et ne sait même pas écrire son nom, il se prend d'amour pour la musique et réussit à imposer son talent dans les salles de spectacle parisiennes.
A 18 ans, un incendie se déclare dans la roulotte qu'il occupe avec sa femme au moment où ceux-ci dorment. Le couple s'en sort vivant, mais Django est atteint de graves brûlures à la jambe et à la main gauche qui nécessitent son hospitalisation pour 18 mois. Il perd l'usage de 2 doigts, ce qui donne à croire que sa vie d'artiste est terminée.
Néanmoins, dès sa sortie de l'hôpital, Django s'impose de longs exercices de rééducation qui lui permettront de développer une technique guitariste nouvelle basée sur 2 doigts.
C'est une telle doigté qui permettra à Django de renouer avec le succès, en même temps qu'il donnera naissance à ce qui deviendra le jazz manouche




La musique manouche de l'Andalousie: interférences avec la musique arabe.




"Comment ça va là-haut?
-Mal! On nous chasse.
-Remontez plus vers le nord.
- C'est pareil; ils ont chassé les autres à coups de matraque. On ne sait plus où aller.
- On est des chiens!
- Non, moins que des chiens. Eux pour leurs chiens ils ont des cliniques, des soins de beauté, des concours d'élégance. On te met en prison si tu touches à un chien. Leur société a toujours l'air normal pour les bébés phoques. Mais pas quand nos femmes accouchent sur des tas d'ordures.
- Qu'est-ce qu'ils veulent?
- Qu'on oublie notre race, notre sang, nos coutumes. Qu'on disparaisse."
Le Gitan - Film de José Giovanni (1975), avec Alain Delon dans le rôle principal.
Elle est ghajarie (Rom) et son peuple n'a pas de petro-dollars, loin de là. Et elle nous donne une belle leçon de générosité!

Pendant 40 ans, elle a été artiste de grande renommée en Roumanie, paraît-il, puis femme d'affaires. Et un jour elle a eu un accident qui a failli lui coûter la vie. Elle s'est retirée alors de la scène artistique pour se consacrer depuis aux œuvres caritatives.
En dehors de son combat pour les Roms, elle ne s'intéresse pas à la politique. Mais elle a eu un coup de cœur pour la révolution tunisienne et le Printemps arabe. "Je suis née en Roumanie, je vis en Italie et je porte la Tunisie dans mon cœur" dit-elle lors de sa première visite en Tunisie, juin dernier, qui est aussi sa première visite dans un pays arabe et musulman. Au cours de cette visite, elle a décidé de lancer des projets humanitaires pour enfants et classes démunis. Elle s'est rendue aussi à Ras-Jedir pour offrir une aide humanitaire aux réfugiés libyens. Et elle est revenue deux fois par la suite chez nous. Au mois de juillet et c'était pour se faire couronner Reine de l’Église Orthodoxe de l'Europe (pour son travail humanitaire et bénévole), intronisation qui devait avoir lieu initialement soit en Roumanie soit en Italie. Et la dernière durant l'Aïd el-fitr (fin de ramadan) pour apporter son soutien à des associations d'aide aux enfants de familles démunies. La prochaine étape dans le programme de cette femme: les enfants de Gaza.

Elle s'appelle Lucia Tuodor. Et elle nous rappelle ces versets du Coran:
وَيُؤْثِرُونَ عَلَى أَنفُسِهِمْ وَلَوْ كَانَ بِهِمْ خَصَاصَةٌ وَمَن يُوقَ شُحَّ نَفْسِهِ فَأُوْلَئِكَ هُمُ الْمُفْلِحُونَ
(Ils font primer les besoins des autres sur leurs propres besoins, alors même qu'ils vivent dans la nécessité. Ce sont ceux qui se prémunissent contre leur propre avarice qui réussissent [auprès de Dieu]).

Quand on consent une telle générosité alors qu'on est soi-même dans le besoin, qu'on tend la main aux autres alors qu'on est censé attendre soi-même la main secourable, ça ne peut que forcer l'admiration.

ذهب برهان وعبدالعزيز وبقيت حوزة التخوين


نزعة الإقصاء السياسي التي كانت سائدة في عهد بن علي والتي جعلت من بسيس والجريدي وغيرهما من أذيال النظام البائد أبواقا تروج لتكفير المعارضة الحقيقية وتخوين رموزها لم تسقط مع الرئيس المخلوع. وإنما أسقطت فقط لون القناع الذي تحمله لتحيين ما أمكن من الوجه المهترئ والقبيح في حين أبقت على ذات القناعات الإقصائية التي سادت في سنوات الجمر، مع قولبة هذه القناعات في إطار عقائدي راديكالي يذهب أبعد مما ألفناه في عشريتي الدكتاتورية المخلوعة. فهو يذكرنا على أكثر من صعيد بفاشية ما بين الحربين في أروبا الغربية وشمولية العهد الستاليني خلال الحرب الباردة، وكلاهما يجمع سمتين بارزتين في سياسة التعامل مع الآخر: من ناحية المنحى الدغمائي الذي يستند لأحادية الفكر ويؤسس شعاراته السياسية داخل سجن العقيدة رافضا جملة وتفصيلا لثقافة الإختلاف، ومن ناحية أخرى خطاب الدمغجة في أبسط أشكاله البدائية الذي يجيش عامة الشعب لتعبئته في اتجاه الإقصاء المنشود، بالتركيز على تخوين الرموز التي تمثل السياسة البديلة وتكفيرها والتشهير بأتباعها وتشويه صورتها بكل الوسائل بما فيها القدح في أخلاقها وسلخها من كل سمات الوطنية ونعتها بالعمالة للخارج ..أما المشكلة الإقتصادية والبطالة والفقر والحريات الفردية والحقوق المدنية والديمقراطية من ألفها ليائها فتصبح كلها في منظور أصحاب الحوزة الجدد مجرد سفسطة وسفاسف مادية لا تمت في شيء للسياسة ولا تعبر أصلا عن تطلعات الشعب..وهي نفس القناعات التي بررت في تاريخ الشعوب جرائم الإضطهاد وقمع الحريات ونفس الأساليب التي توخاها بن علي للتمترس ثلاثة وعشرين سنة كاملة دون منازع في الحكم
ذهب عبدالعزيز الجريدي وبرهان بسيس وبقيت حوزة التخوين..وهذا معناه أن الثورة التي أطاحت بالرئيس المخلوع ماتزال بعيدة عن وعي الفئة المتمسكة بالحوزة..ولن يكون للديمقراطية في تونس معنى ولا للثورة من شاطئ أمان طالما بقي لهذه الحوزة وجود وجنود

mercredi 4 juillet 2012

L'herbe de ramadan

Les herbes de ramadan se déclinent en plusieurs arômes, pour divers mets appétissants de l'iftar . Toutes se consomment, cela va de soi, après la rupture du jeûne. Mais il en est une qui échappe à cette loi, étant « immanence » et/ou «ordonnance» des abstinences et de leur rigueur. Elle se croque crue, en plein jour, au fort du jeûne. Quand son arôme, pénétrant, irrésistible, titille à la torture les neurones de ses kiffeurs, et donne à ceux-ci la rage aux dents.

Cette herbe « savoureuse » qui est l’apanage des jeûneurs, les Maghrébins l'appellent « hachichat ramadhan »: l'herbe de ramadan.




J'ai oublié bien des évènements qui, en leurs temps, me semblaient faire date. J'ai oublié, fastes et néfastes, bien des jours que je croyais à jamais mémorables. J'ai oublié tant et tant de choses depuis que le temps a fait son œuvre. Et curieusement, cette première journée de ramadan qui pourtant remonte à un bail, jamais je n'ai réussi à la faire tomber dans l'oubli.

Il y a de cela une bonne dizaine d'années, une chaleur d'enfer marquait le premier jour de ramadan. C'était une de ces canicules qui redonnent au mois de jeûne le sens originel de son nom, sens qui échappe de nos jours à la plupart des musulmans1. Et au lieu de rester terré chez moi au frais, à bâiller comme une moule pendant qu'on zappait autour de moi, chacun à sa guise, entre les fines gâchettes déchaînées de Hollywood et les fines recettes d'iftar qui s'enchaînent sur nos chaînes, je fus mal inspiré de fuir la fumée des gâchettes et le gâchis des fumets, pour me rendre l'après-midi au marché. Je croyais trouver le grand souk de Djara, à Gabès, vide et désolant comme le désert de l'Arabie Pétrée. Hélas, je m'étais trompé. Quand j'ai pu me garer et traverser la cité commerciale en direction du marché, c'est un spectacle pour le moins effarant que l'Arabie Pétrée m'a alors offert. Malgré l'enfer de la canicule, le marché donnait l'impression d'une Mecque en tawaf. Une fourmilière humaine en ébullition, partout bouillonnante, plus ardente que le ramdh du jour, à l'assaut des commerces et des étalages, errant en grappes dans tous les sens, s'affairant à s'approvisionner de toutes sortes de victuailles, et avec un zèle tel qu'on se serait cru à la veille d'une pénurie générale.

« Heureusement, me suis-je dit, que je n'ai pas grand chose à acheter». Et c'était vrai, au fond. Deux jours plus tôt, prévoyant l'affluence et l'encombrement marquant le début de ramadan, ma femme et moi avions fait dans des conditions beaucoup plus aisées les courses nécessaires. Mais il y a toujours quelque chose qui manque au saint ramadan, à ses gourmets surtout, un petit oubli dont on s'aperçoit au dernier moment, quand on se pose la grande question:" qu'est-ce qu'on va manger ce soir ?"

Ce premier jour de ramadan, les enfants voulaient pour soupe l'exquise harira de leur mère. Or leur mère s'était aperçue qu'il lui manquait de la coriandre verte, sans quoi sa soupe friande d'herbes aromatisées ne pourrait être réellement soupe ni le moindrement exquise. Il fallait donc lui chercher sans tarder cet ingrédient incontournable. L'enfant de courses au mois de ramadan étant le père des enfants, de bon cœur j'ai pris le couffin et suis parti à la recherche de la coriandre.

En vérité, j'aurais pu me procurer cette plante à deux pas de chez moi, dans l'un de ces petits commerces de proximité qui, malgré la crise et les lamentations des marchands, prospèrent dans tous les quartiers autour de nous. Néanmoins pour ce premier jour de jeûne, j'ai fait le déplacement au grand marché de la ville, espérant tuer une ou deux heures de la journée, éprouvante tant elle s'étirait sans fin.

Au souk de Djara toutefois, le temps se révéla moins propice à se faire tuer qu'à tuer lui-même. Sous un soleil de plomb, assommant, je m'étais senti d'abord comme enivré par cette immersion dans la foule. Se faire pendre en peloton est une plaisance, assure un adage tunisien. Je crois que la circonstance se prêtait parfaitement, ce jour-là, à une communion des âmes de tel ordre ! Accablé par la chaleur, les sensations de ma bouche déshydratée, de ma peau ébouillantée de sueur ou du sang grésillant dans ses veines, je m'étais laissé fondre dans la cohue vagabonde. Ombre de moi-même dissipée parmi les ombres, alangui et ne décidant presque plus de mes pas. Je ne m'étonnais pas d'en arriver à mimer les gestes de ceux que je côtoyais, m'agglutinant à eux où qu'ils pussent s'attrouper, faisant interminablement le tawaf entre les parties couvertes du marché et les étalages de rue, au point d'oublier que j'étais là essentiellement pour une botte de coriandre, et presque plus pour soi-disant tuer le temps.

En vérité, quiconque se trouve coincé dans une telle marée humaine aurait comme moi ses excuses s'il en venait à oublier pour quelles raisons au juste il se trouvait là ! Pour me frayer un passage dans la foule, je devais incessamment donner des coups de coude à droite ou à gauche. Autour de moi, on se ruait presque sur tous les étalages, on se bousculait devant chaque marchand, chaque criée suscitait un grouillement de cohue, une affluence qui grossissait davantage la foule. Et comme certains, beaucoup même, à cause de la maudite « hachicha de ramadan », avaient une humeur de chien, il n'était pas rare de voir dans chaque mêlée des gens qui s'engueulaient. Le plus simplement du monde, dirait-on, sans cérémonie ! Tantôt un marchand débordé et un client pressé, tantôt une dame prise en sandwich avec son couffin et les mufles qui ne voulaient pas la libérer, ou encore un agent de la police municipale, un contrôleur de prix ou un inspecteur du service de santé et un commerçant coupable d'une infraction à tel ou tel règlement. Sinon deux ou plusieurs individus dans la foule, pour une priorité indue, une bousculade malotrue, un oui ou un non jugés insultants.

C'est cela ce que les Tunisiens appellent « hachicha de ramadan » !

Généralement, c'est surtout aux premiers jours du jeûne que cette herbe-là, dans toute sa fraîcheur, embaume les airs, devient irrésistiblement titillante, et rajoute forcément à l'animation du souk ! Se ressentant chacun de sa drogue et sa privation: tabac, café, thé, alcools, on s'irrite pour le moindre prétexte de susceptibilité; et c'est au marché de Djara que la susceptibilité ramadanesque s'épanouit le mieux. Si bien que le souk, de vieille date réputé des plus animés, a fidélisé tout autant les incurables accros de la hachicha ramadanesque que les accros de son kif ! Les premiers viennent à Djara spécialement pour désengorger le venin là où tout s'y prête ! Les seconds quant à eux pour le kif que la télé ni le cinéma ne pourraient procurer ! des badauds qui s'offrent leur spectacle quotidien, réservant leurs places dès midi dans les lieux de grande affluence. Et plus ça gueule chez les premiers, cela va de soi, mieux on est gai du côté des seconds. Quelquefois, si les engueulades ne dégénèrent pas d'elles-mêmes en rixes, on se sent un peu frustré. Alors il se trouve toujours quelque bénévole, une bonne âme musulmane intercédant entre les bouches qui bavent et postillonnent, pour verser de l'huile sur le feu. Au lieu d'apaiser les humeurs exacerbées, on les incite du mieux qu'on peut à corser davantage la hachicha, à y mettre plus d'arôme titillant, plus d'ardeur et de virilité.

Ce jour-là, moi qui suis d'habitude de nature conciliante, moi qui n'éprouve aucun plaisir à voir des gens se disputer autour de moi, il m'est arrivé d'être en la circonstance l’instigateur d'une rixe peu commune, une échauffourée inoubliable !

Mais avant d'avoir à jouer ce rôle peu honorable, et que j'aurais été incapable de tenir -je dois l'avouer, sans le venin de la maudite hachicha qui m'a rendu méconnaissable, il m'a fallu d'abord mener au bout ma circumambulation.

Sans trop savoir comment, avant que je n'eusse pu croiser sur mon chemin la plante qui motivait mon saint tawaf, mon panier s'était mystérieusement alourdi au bout d'un petit quart d'heure, puis rempli à ras-bord. De petits achats qui s'étaient imposés d'eux-mêmes, au fur et à mesure des attroupements où je fus engagé, de façon impérieuse, souveraine ! Je devais probablement subir ce que Gustave Le Bon appelle «évanouissement de la personnalité consciente»2. Devenu soumis aux mêmes lois qui orientaient mes semblables, incapable de me soutirer au fluide magnétique guidant leur pieuse circumambulation, j'aurais été en tout semblable au hadj accomplissant le 5e pilier de l'islam, sauf qu'en lieu et place de la Mecque et sa Kaaba, c'est Djara et son souk qui me tinrent de lieux saints !

"Ramadan karim !"3 criaient de toutes parts les marchands.

Et chacun se voulant plus serviable que son voisin, dévoué à la générosité ramadanesque, devançant votre désir, au besoin vous faisant un prix à vous spécialement, prompt à peser pour Sid errajalla4 la bonne livre et le non moins bon kilo, avant même que Sid errajala ne puisse opiner de la tête pour accepter ou refuser, le marchand jette sur la balance ce qu'il faut au Seigneur, s'autorisant pour celui-ci, à chaque pesée, ramadan karim oblige, un petit excédent qui "ne ferait rien", minime et très pratique pour arrondir le compte. Et alors que le Seigneur des hommes tente de vérifier mentalement le prix qu'on lui crie, l'on happe en un tournemain son panier, par délicatesse d'âme, pour lui épargner la peine d'y ranger lui-même le paquet. Pendant que le marchand voisin, pas moins méritant ni moins serviable, esquisse déjà la pesée qu'il a entretemps jugée indispensable pour Sid errajala !

C'est que, qui n'en conviendra? Ramadan est très donnant, et ses abondantes offrandes ne se refusent pas !

Ne pouvant trimbaler longtemps mon couffin sous un soleil qui flambait ma cervelle, j'ai décidé de regagner ma voiture, garée à près de cinq cents mètres du marché, pour y déposer mes achats. J'ai dû m'arrêter à plusieurs reprises, chemin faisant, pour reprendre le souffle et changer de main. Et quand, hors d'haleine, j'ai pu ouvrir la malle et y vider le couffin, sans les bottes de coriandre qu'il me fallait encore acheter je ne serais pas revenu sur mes pas, fût-ce pour une circumambulation me lavant de tous mes péchés, un tawaf à la sainte Kaaba de la Mecque !

Seulement pour atteindre le bled de la coriandre, il faut traverser d'abord celui des poissonniers! Quelle rude épreuve pour moi que de passer devant tant d'étalages sans faire preuve de la moindre sensibilité aux mille et un ramadan karim me harcelant de toutes parts. Plus dure encore ma résistance à tant de branchies sanguinolentes que l'on écaillait pour moi, et autant de nageoires caudales qu'il me semblait voir presque frétiller au milieu des particules de glace. A un pas de la sortie du marché aux poissons, je m'étais dit que quelques spares dans mon couffin ne manqueraient pas de faire le bonheur de ma femme. Je songeais à la soupe du lendemain ou du jour dont conviendraient les enfants pour une chorba aux poissons; et bien que le prix fût exorbitant, je fis signe au marchand qui me demandait si un kilo m'allait bien qu'une petite livre, et j'articulai pe-ti-te, me suffirait amplement. "Un peu plus, ça ne fait rien?" entendis-je. Et mon panier fut happé à l'instant précis où je voulus dire:"non, juste une livre, s'il vous plaît !" De sorte que j'ai payé, sans plus discuter, ce qui avoisinait les trois livres, pendant que le même poissonnier tentait de m'offrir encore, à prix imbattable, les trois livres de crevettes qui lui restaient invendues !

Cette rage d'acheter et racheter, le karim ramadan susurrant à chaque pas ses gourmandises, recommandant devant chaque étalage ses délices, me fit arrêter devant d'autres étalages, souvent les embouteillages ne permettant pas de fuir à temps les tentations pressantes ! Encore quelques fruits et légumes, les bottes de coriandre nécessaires à la harira, et mon panier était de nouveau rempli ! Finalement, je ne sais comment, j'ai réussi à m'extirper des grappes humaines, et de l'anneau magnétique de mon tawaf qui a exténué mon corps et ma poche. Et suant, essoufflé, courbatu, j'ai pu regagner enfin ma voiture, rouvrir ma malle, y déposer le panier et lâcher un grand "ouf!".

Grand ouf que j'aurais voulu ravaler presque aussitôt, s'étant révélé après coup hâtif, prématuré.

"Baba, n'oublie surtout pas la zlabia !"

Cette recommandation écrite au marqueur rouge sur un bout de carton blanc avait surgi de la malle au moment même où je croyais le moment venu de laisser la géhenne à ses damnés !

Du coup, j'ai grommelé en rachetant le ouf que je ne pouvais ravaler par deux à trois jurons presque impies. Du kufr baveux qui m'aurait assurément valu un zéro rond pour ce premier jour de carême ! Ah, je n'étais pas du tout content d'être interpellé ainsi par cet écriteau ! Non que j'ai déjà dépensé une fortune pour les achats faits ni que j'étais plus que exténué d'avoir fait tant de navettes dans tous les sens. Mais parce que la zlabia à Gabès, pour  ses fins gourmets ou ceux qui voudraient gâter les leurs, n'a que deux adresses, deux maîtres-zlabetiers dont la renommée a franchi les frontières de la région, sinon du pays. Sahar et Ouanane, les vrais cordons bleus de la spécialité. Tous deux sont dans les parages du souk. Néanmoins la notoriété imposant sa rançon, pour se faire servir chez l'un ou l'autre il faut, en toute heure, faire la queue et s'armer d'un courage à toute épreuve.

J'ai dû prendre mon mal en patience et me décider pour Ouanane. Et durant pas moins d'une trentaine de minutes, j'étais en file indienne devant Aux Délices de Ouanane, à cuire sous le soleil, avançant à pas de fourmis. Quand je pus franchir le seuil vers l'intérieur, la file, en épingle de cheveu, était encore assez longue et davantage serrée. Et quoiqu'on fût à l'ombre, du moins était-ce la première impression que j'ai eue, la chaleur n'en était pas moins éprouvante.

Encaqués par dizaines dans un espace à l'air raréfié, la vitrine inondée de soleil rajoutant au lieu un véritable effet de serre, le magasin communiquant de surcroît avec la cuisine en arrière-boutique, on en venait à haleter dans cette étuve de hammam suffocante. A chaque pas de fourmi, on trépignait d'impatience. Et on se bousculait quand la fourmi patinait sur place, tant la chaleur et la touffeur de la friture et des vapeurs âcres prenaient aux gorges et mettaient tout le monde aux supplices.

Pas étonnant dès lors que les nerfs de certains pussent être mis à rude épreuve. Au milieu de la file justement, à deux lacets devant moi, il y avait une dame qui n'arrêtait de grommeler depuis un certain temps. C'était une femme de carrure imposante, qui n'enviait rien aux catcheurs qu'on voit à la télé, et sa tenue débraillée ne pouvait que rajouter au gabarit impressionnant. Le virage dans lequel elle se trouvait, trop serré, l'indisposait, mettait trop à l'étroit ses formes généreuses, en la circonstance comprimées par devant comme par derrière. Surtout par derrière, il faut le souligner. Car il y avait un gars un peu trop agité, qui lui sciait carrément le dos. Et comme le gars avait lui-même le dos tassé sous un gros sac, ce fardeau apparemment pesant le faisait se balancer sans arrêt, à gauche et à droite. Sa petite taille le contrariait aussi, qui ne lui permettait pas de respirer à l'aise. Aussi n'arrêtait-il pas non plus de se dresser sur la pointe des pieds, faisant de son mieux pour se rengorger, tandis que son sac à dos l'engonçait chaque fois que son nez dépassait d'un millimètre l'épaule de la dame. Bref, le type qui voulait sans doute se donner l'air d'un boy-scout britannique, et en vacances au pays du jasmin, donnait plutôt l'air d'une trotteuse de montre déréglée, une montre qui bat la breloque. Comme il portait de surcroît un walkman -ou un baladeur du même ordre dont on voyait seulement les écouteurs branchés à ses oreilles, ses mouvements de scie et de ressort, plus ou moins cadencés, reléguaient au dernier plan tout ce qui était de nature à lui valoir quelque excuse. A mes yeux comme aux yeux de ceux qui pouvaient le voir se dandiner et se déhancher sur l'air de sa samba, c'était ni plus ni moins qu'un zoufri m'kattaâ ! un zoufri en lambeaux ! un fieffé ouvrier !5 Zoufri, et s'offrant le luxe de donner libre cours à son tarab ! Ce devait être, au sens étymologique du mot, une nouba6 soufie qui le mettait dans tel état ! A tant gigoter, se trémousser, se dandiner d'une jambe sur l'autre, il devenait franchement agaçant ! non seulement pour la dame qui subissait le contrecoup de ses incessants remous et ondulations. Mais pour tous ces « honnêtes jeûneurs » dont l'Abdoullah qui vous parle ici, devenus malgré eux témoins d'une scène d'exhibitionnisme, oh, oui ! et qui pis est, marquant le premier jour du saint ramadan ! Tolérer une telle coquinerie, une telle atteinte aux bonnes mœurs, c'était vouer son jeûne, son âme, sa piété, à Dieu ne plaise, au maudit Satan ! D'ailleurs, on voyait bien comment la pauvre dame, excédée par le pétrissage systématique auquel ses rondeurs étaient soumises, « sollicitait quelque feu vert », une bénédiction de la foule témoin de cette canaillerie pour remettre à sa place le satyre. Elle se tournait et se retournait, faisant les gros yeux et hochant la tête ! Et comme ses yeux, à ce moment-là précis, avaient croisé les miens, une voix s'était aussitôt levée, vive, outrée, pour rappeler à la dame la réaction appropriée. "Mê tebqach kharsa yehdik ! Ne restez pas muette s'il vous plait !" Alors la dame s'est éclatée, hurlant par deux fois si on voulait bien lui foutre la paix à la fin ! Et c'est seulement en l'entendant crier si fort, de sa voix de rogomme, que j'ai pu réaliser qui avait incitée la bonne dame à réagir de la sorte ! Ce fut l'Abdoullah qui vous parle ici !

L'importun a dû intercepter, couvrant l'air de sa nouba, la recommandation qui avait huilé le gosier et la voix de la dame. Il tenta de se retourner pour voir d'où avait pu venir ladite recommandation. Mais ce fut peine futile car le sac l'avait davantage engoncé, et en même temps, une autre voix derrière moi enchaîna: "Elle a raison de s'énerver, la miskina !" Et le pauvre bougre, tassé sous son sac à dos de boy-scout, ne sut s'il devait, pour se dégager un peu, limer le  derrière de la dame, horizontalement, ou, verticalement, lui scier le dos !

L'Abdoullah qui vous parle opina de la tête, à cent pour cent approbatif du monsieur qui venait de donner raison à la dame tout en approuvant l'Abdoullah qui avait incité celle-ci à réagir. Il était évident que je n'étais pas le seul à trouver honteux, scandaleux même, que ce gars apparemment cynique et pervers se conduisît en la circonstance comme un ours mal léché. Un coup d’œil furtif vers ceux qui étaient derrière moi m'a davantage conforté dans ma juste indignation
"Ah, malla mehrès !" fis-je. Quel mortier ! Et de vive voix. C'est que le gars, de plus en plus insolent, donnait l'impression de faire carrément des attouchements ! oh, oui ! sur les rondeurs de la dame qu'il tapotait du plat de la main, sans vergogne aucune, au vu de tout le monde !
Et du coup, tout le monde qui put voir une telle inconduite, et moi en premier, fîmes: "ah, malla waghd !" [quelle canaille !]

"Il se gêne pas , le meunier !" dit une voix derrière moi.
Meunier, traduction du tunisien tahan, n'a rien à voir avec la meunerie et ses respectables gens ! C'est une insulte qui ne se profère que lorsque la colère monte de sept crans ! et elle signifie, sauf votre respect : maquereau !
- Tahan et caoued ! renchéris-je moi-même, les papilles de la langue titillées par ces mots soukiens non tamisés !

La dame s'était retournée encore une fois, la face congestionnée. Et à l'expression terrifiante de ses yeux qui crevaient le verre des lunettes, je m'étais dit que ça allait faire du grabuge ! Je m'en frottais presque les mains tellement je brûlais de la voir tirer le meilleur parti de sa carrure de catcheuse !
- Tu vas me foutre la paix, oui ou non ? s'écria-t-elle encore.
Et comme elle en resta là et que plus d'un aurait aimé que l'ambiance fleurât bon la hashicha de ramadan, un peu dépité quelqu'un remarqua qu'une femme honnête ne se montrerait pas d'échine aussi souple en pareille circonstance !  Je ne pense pas que ce fût l'Abdoullah qui vous parle qui eût dit cela, quoique..!
- Moi à votre place, madame, criai-je à mon tour (là, je suis sûr que ce fut moi!), je lui frotterais bien les oreilles à ce mibli7 qui joue au bouquin !

Je ne sais quelle mouche m'a piqué pour devenir subitement si vulgaire. La hashicha de ramadan, sans doute ! Quand il entendit mes propos, le gars se retourna, cherchant des yeux celui qui l'avait traité de tel nom. "De quoi j'me mêle, pauv'mec à la noix?" lança-t-il. En français, je vous jure ! et sans le moindre accent !
Pauv'mec à la noix
, moi ? Je sentis mon sang bouillir et grésiller comme l'huile dans la poêle à frire la zlabia! Et je sentais fumer et moutonner tout autour de moi, âcre, la chienne d'herbe de ramadan, huchant les démons de ma colère ! Je me sentais d'humeur à dévorer d'une bouchée cet effronté. Mais à l'instant précis où, sortant du rang, j'esquissai un geste que je crois mesuré à la situation (je bandais mes biceps et serrais mes poings !) je vis, soulevé de terre, à bras-le-corps étrillé en l'air par la dame qu'il importunait tantôt, le boy-scout fanfaron, lui et son sac ! Et alors que tout le monde retenait son souffle, ébahi par une telle démonstration de force supra-féminine, que le boy-scout se tortillait comme un lièvre étranglé par un ours à lunettes, je ne cessai de crier: "bien fait, madame, bravo ! yarham oummek !"8.

Vraisemblablement, la brave dame n'attendait qu'un tel signe d’enthousiasme et de soutien pour parfaire la correction du louveteau mal éduqué ! Ayant remis sur ses pattes le lièvre qui, un instant plus tôt, pirouettait  en l'air, avant de le relâcher définitivement elle lui flanqua encore deux belles gifles. Paf ! et baf ! din oummek9 caoued ! et va-t-en pour le camp, castor !  macache zlabia ce soir ! qu'elle lui cria en fin de leçon !

Le castor ne fit que s'exécuter, sortant tête basse de la zlabetterie Aux Délices de Ouanane. Et la brave dame le suivit sans tarder, apparemment comme pour lui offrir encore un supplément de correction ! sans doute en dédommagement de la zlabia que ni elle ni lui,  nonobstant générosité de ramadan, ne mangeraient ce soir-là !

Pendant les 30 minutes que je dus mettre encore pour atteindre le comptoir, je ne fis que répéter intérieurement "yarham oummek madame !" Et même en face du zlabetier qui me servait, je ne pus que m'exclamer de vive voix, jugeant que je ne dirais jamais assez les hommages que méritait cette grande dame, ce monument en tout digne d'admiration ! "Yarham oumha !"10 , lançai-je une dernière fois alors que le zlabetier me rendait la monnaie.

- Mais non! dit-il. Comment peut-on approuver une telle inconduite ?
- Inconduite ? fis-je. Vous parlez sans doute du mauvais gars ?
- Non, voyons ! il n'a rien fait de méchant le pauvre mari. Je parle de son chameau de femme !
- Sa femme ? je ne comprends pas..vous voulez dire...?

C'était il y a juste une bonne dizaine de ramadans.

Depuis, je n'ai jamais remis les pieds ni Aux Délices de Ouanane ni Aux Enchantements de Sahar. Et chaque fois que les enfants ou leur mère me demandent de leur acheter des zlabias, je sursaute et crie:"ah, non ! non ! et non ! Pas de zlabia ce soir, les castors !"

A. Amri
04.07.12


Version arabe

Notes:



1- Ramadan tire son nom de ramdh رَمْض , forte chaleur, canicule. Selon Ibn Duraid que cite Lisan al-Arab d'Ibn Manzur, «quand [les Arabes] ont repris de l'ancienne langue les noms des mois, ils  ont désigné ceux-ci par les temps qui les marquaient aux origines. Ramadan étant tombé pendant une période de chaleur ramdh [caniculaire], il fut appelé de son nom.» 

2- Gustave Le Bon, Psychologie des foules, FV Editions, 2013, p. ? (édition gratuite ici ), p.22.

3- Expression arabe qui signifie Ramadan est généreux.

4- De l'arabe tunisien sid (de sayed سيد (monsieur, seigneur) qui a donné "Cid" en espagnol et en français (Le Cid de Corneille), séide aussi, quoique le sens français ait été "corrompu" par Voltaire) + errajala (pluriel de rajol: homme), le tout signifiant: seigneur des hommes.

5- Zoufri, mot emprunté par le parler tunisien au français ouvrier, est employé en arabe dans le sens exclusif de l'argot français voleur (voir entrée correspondante dans le dictionnaire en ligne du TLF), et par extension: type non fréquentable ou excentrique. 

6- Le premier sens dénotatif de nouba (de l'arabe naouba نًوْبَة ), est «crise » [ex.: naouba kalbia: crise cardiaque]. Par extension, le mot a signifié "transe" puis l'air  et le rythme musicaux qui incitent quelqu'un à danser. 

7- Ar. Littéralement "éprouvé"    ce miboun

7- Pour simplifier la définition de cette notion littéraire, disons que le palimpseste de bilingue  peut prendre la forme d'un calembour faisant appel appel à une homophonie entre deux mots appartenant chacune à une langue. Dans le cas qui nous intéresse ici, l'arabophone n'a pas besoin de comprendre ce que signifie "ire" en arabe. Le non arabophone par contre doit savoir que le mot arabe signifie "pénis".
Pour en savoir plus sur ce type de palimpsestes, voir Mémoire des langues, Jocelyne Dakhlia, La pensée de midi, 2000/3 (N° 3),  Actes sud.

8- Ar.: expression laudative qui signifie:" Que la grâce [de Dieu] comble votre/ta mère !"; cette expression traduit l'admiration et/ou le remerciement.

9- Littéralement: religion de ta mère, sous-entendu: que la religion de ta mère soit maudite !

10- Forme déclinée à la 3e personne du singulier féminin de l'expression expliquée sous la note 8: " Que la grâce [de Dieu] comble sa mère !"


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